Les garanties obtenues par Arnaud Rousseau, patron du premier syndicat agricole, vont profiter aux plus gros exploitants, creusant encore davantage le fossé avec les paysans les plus précaires. Des privilèges qui pourraient coûter cher à la fédération.
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Une petite musique s’est installée depuis les annonces de Gabriel Attal et d’Emmanuel Macron, le jeudi 1er février : la crise agricole serait bel et bien derrière nous. Paysans : rentrez chez vous ! Votre plus fidèle représentant à la FNSEA, Arnaud Rousseau, a remporté son bras de fer contre le gouvernement. Qu’a-t-il obtenu ? Des allégements de charges et de normes, dont une suspension du plan Écophyto, censé réduire l’usage des produits phytosanitaires.
Tant pis pour la santé des ouvriers qui les dispersent ou la qualité des sols qui en sont aspergés. « Si ces mesures semblent profiter à tout le monde, les plus grosses unités de production en bénéficient plus que les petites ; les premières continuent alors de ‘dévorer’ les secondes », regrette, dans Le Monde, un collectif qui réunit des associations telles que Greenpeace, Oxfam, les Amis de la Terre et la Confédération paysanne.
Des retombées qui ne vont pas déplaire à la FNSEA, tant le syndicat majoritaire dans ce secteur concentre les intérêts des plus gros exploitants. Mais de cette victoire sur le dos des paysans plus modestes, la FNSEA ne se vante surtout pas. Bien au contraire, il faut donner l’impression d’être l’étendard de tous les agriculteurs. Le porte-voix de toutes les colères, qu’elles proviennent d’éleveurs précaires comme de céréaliers millionnaires.
Depuis des semaines, la « fédé » bataille pour être l’unique interlocuteur des médias. Le tout pour marteler la même complainte de normes jugées trop contraignantes. Un enjeu de pouvoir face aux politiques. Et un rapport de force contre les autres syndicats, à un an des élections professionnelles. Si la FNSEA remporte chaque scrutin depuis trente ans, la Coordination rurale, protectionniste, historiquement critique contre Bruxelles et proche de l’extrême droite, ne cesse de grandir depuis sa création en 1991.
Tout l’intérêt de la FNSEA, c’est de faire croire qu’elle est monolithique et incontestée.
Y. Vétois
« Tout l’intérêt de la FNSEA, c’est de faire croire qu’elle est monolithique et incontestée, à l’extérieur, dans ses rangs comme parmi les agriculteurs qui n’y sont pas syndiqués », observe Yann Vétois, coporte-parole de la Confédération paysanne dans l’Aude. Cette guerre du récit agricole est menée par son général attitré, Arnaud Rousseau, riche exploitant d’un empire de 700 hectares et président du groupe Avril, l’un des plus grands groupes agroalimentaires de l’Hexagone avec un chiffre d’affaires de 9 milliards d’euros et un bénéfice net de 138 millions d’euros.
Mais elle se joue aussi dans les départements. Dans certaines fédérations, les membres des conseils d’administration ont depuis longtemps déchaussé les bottes au profit des mocassins vernis. Ainsi en va-t-il des Pyrénées-Orientales. Le président de la fédération, Bruno Vila, n’a eu de cesse d’affirmer que « l’agriculture [allait] mal » au péage de Perpignan-Sud, fin janvier. Pour lui aussi ?
D’après nos informations, Bruno Vila est à la tête de près de cinquante sociétés. Un royaume où l’on trouve des exploitations agricoles, des entreprises qui vendent différentes productions, mais aussi des sociétés dont les statuts servent à maximiser son patrimoine foncier, comme les groupements fonciers agricoles. Des sociétés civiles qui jouissent d’un traitement fiscal favorable. Bruno Vila dirige même un domaine thermal, à Ussat (Ariège), dont le chiffre d’affaires en 2022 s’élevait à plus de 1,5 million d’euros. « C’est sûr, ça fait bien longtemps que je ne suis pas monté sur un tracteur », plaisantait-il dans un portrait réalisé par le média L’Indépendant. Une confidence qui date d’avril 2022. On est bien loin des grandes tirades sur les maux des paysans de cet hiver.
Double jeu
Un décalage qui a pu crisper sur certains blocages. « Je n’aimerais pas être responsable de fédé en ce moment. Ils doivent être bien emmerdés de jouer sur les deux tableaux », observe Julien Hamon, porte-parole de la Confédération paysanne dans le Morbihan. De fait, quand les premiers blocages se sont organisés en Haute-Garonne, il y a quelques semaines, les drapeaux FNSEA n’étaient pas tous brandis. « La fédé était à la bourre au départ. Ce n’est pas eux qui ont ouvert la voie », raconte un témoin. Yann Vétois confirme : parmi les premiers rassemblements de tracteurs, plusieurs souhaitent rester indépendants. Alors la FNSEA a dû s’adapter. Quitte à jouer un double jeu.
Les autres syndicats sont vus comme des moucherons.
M. Maury
Un éleveur raconte que des adhérents d’une fédération locale et des Jeunes Agriculteurs ont organisé des blocages asyndicaux pour s’assurer un plus grand nombre de manifestants. Auprès des préfets, ils auraient plaidé la cause du syndicat. « Il y a eu de la récupération. Tout le monde sait que la FNSEA a un relais direct auprès du préfet, qui lui-même va faire remonter à Paris », pointe Victor, de la Confédération paysanne des Pyrénées-Orientales.
Ce tiraillement entre une base qui milite surtout pour une meilleure rémunération et les revendications des gros exploitants se fait aussi ressentir en Bretagne. « C’est un sujet qui risque de disloquer une partie des troupes d’adhérents », pointe Didier, agriculteur depuis 1999. Cet exploitant a claqué la porte de la fédération du Morbihan au milieu des années 2010. « Il faut regarder les conseils d’administration : il n’y a que des grosses structures. Ils rachètent des terres et brassent beaucoup d’argent », peste celui qui peine à dépasser les 900 euros par mois. Il pense aux jeunes qui tentent de s’installer. « Cette bataille des prix revient à leur donner la corde pour se pendre tout de suite », soupire-t-il.
Cette guerre du foncier oppose des paysans à de véritables agrimanagers aux pratiques redoutables. Dans le but de contourner la législation sur les exploitations à taille humaine, ces derniers mettent en place un montage sociétaire complexe où il s’agit d’entrer dans le capital de plusieurs fermes et d’y racheter, peu à peu, l’ensemble des parts sociales. L’administration ne voit rien, les aides de la PAC coulent à flots et l’empire grossit. Une technique d’agrandissement dénoncée par la Confédération paysanne. La loi Sempastous, votée fin 2020, devait lutter contre l’emprise de ces holdings. Mais le lobby de la FNSEA est passé par là. Le texte a été vidé de son contenu.
Une force de frappe qui témoigne de la toute-puissance de la FNSEA dans les territoires. « Les membres des fédérations sont présents dans tous les conseils d’administration et les structures politiques ne reconnaissent qu’eux : les autres syndicats sont vus comme des moucherons », analyse Mathieu Maury, éleveur, élu à la chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales. Un maillage serré qui est aussi permis par le fonctionnement interne de la FNSEA, où chaque membre peut bénéficier d’un accès privilégié à des services souvent nécessaires. Adhérer, c’est profiter de machines, d’un réseau et de nouvelles terres dès qu’elles sont disponibles.
En moyenne, une fédération départementale de la FNSEA a un budget d’un million d’euros.
A. Hobeika
Ce lien de dépendance permet de grossir les rangs, forts de 212 000 adhérents, et de s’assurer de juteuses cotisations. Mais ce n’est pas la seule source de revenus pour la fédération, qui peut aussi compter sur les associations spécialisées. « Elles sont représentées par des syndicats professionnels spécialisés par produit et rassemblées dans la FNSEA. En interne, elles ont énormément de pouvoir », analyse Alexandre Hobeika, chercheur en science politique et spécialiste du monde agricole. Elles ont également un impact considérable sur les finances du syndicat : « Ces associations touchent une part dans chacune de leurs spécialités : sur une tonne de blé vendue, une commission part dans leurs caisses », poursuit le chercheur. Et donc, in fine, dans celles de la FNSEA.
Les différences d’échelle avec la Coordination rurale ou la Confédération paysanne sont impressionnantes. « En moyenne, une fédération départementale de la FNSEA a un budget d’un million d’euros, avec sept ou huit salariés à temps plein. À titre de comparaison, le budget de la Coordination rurale ou de la Confédération paysanne s’élève à une ou deux dizaines de milliers d’euros, ce qui ne permet d’avoir qu’un salarié à mi-temps », analyse Alexandre Hobeika. Mais cette puissance peut-elle se retourner contre la FNSEA elle-même, d’ici à 2025 ? À force de ne donner qu’aux plus riches, la formation d’Arnaud Rousseau risque de rassembler contre elle tous les précaires. Et ils sont nombreux.
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