Depuis une semaine, la police est attaquée par des gangs armés dans la capitale haïtienne. Certains policiers préfèrent circuler en civil. D’autres débarquent dans les commissariats non encore attaqués avec leurs familles.
Widlore Mérancourt (AyiboPost)
10 mars 2024
Port-au-Prince (Haïti).– Les policiers ont largement déserté les rues de la capitale jeudi 7 mars 2024, quelques jours après l’évasion spectaculaire de plusieurs milliers de prisonniers dans les deux plus importants centres carcéraux de Haïti.
Au sein des commissariats de la région métropolitaine, des dizaines d’agents ne répondent pas à l’appel. D’autres débarquent – parfois en civil – dans les stations encore fonctionnelles avec leurs familles. Et sur les canaux de communication, des policiers parlent ouvertement de leur méfiance envers les leaders de l’institution, selon une demi-douzaine d’interviews menées par AyiboPost avec des agents en service.
Trois membres du haut état-major viennent s’abriter dans l’un des trois centres du Champ-de-Mars, le plus grand parc public du centre-ville de Port-au-Prince, pour cause d’insécurité, selon un agent sur place. Deux policiers se retrouvent dans le poste avec femmes et enfants, après l’incendie de leurs maisons dans des quartiers en ébullition.
Depuis une semaine, l’institution policière subit une attaque frontale. En huit jours, une demi-douzaine de stations de police a été incendiée par les bandits, témoigne à AyiboPost Lionel Lazarre, chef du Syndicat national des policiers haïtiens. « La police est à genoux, conclut Lazarre. On demande au gouvernement de nous donner des moyens, mais ils n’ont jamais accordé de l’importance au problème de l’insécurité. »
Certains policiers évitent les rues pour ne pas s’offrir comme cibles aux bandits. « Ils sont découragés, poursuit Lazarre. Ils ont peur et ont l’impression d’être seuls, sans leaders. » La méfiance éclate progressivement au grand jour. Un policier au courant des conversations rapporte avoir entendu – ce qui reste inhabituel – des déclarations ouvertement hostiles dans les radios de l’institution.
« Nous n’avons pas de directeur », aurait déclaré un policier. « Les bandits et la police ont les mêmes chefs », aurait poursuivi un autre. AyiboPost n’a pas accès à ces communications, mais plusieurs policiers font état d’un climat de méfiance et de messages similaires dans des groupes WhatsApp.
« Avec tout ce désordre, le chef de la police aurait dû démissionner », commente un policier de Port-au-Prince. Pour le trentenaire qui demande l’anonymat pour des raisons de sécurité, les quelques agents qui viennent encore travailler le font par conviction. « C’est visible que le haut commandement n’est plus respecté dans les rues aujourd’hui », commente Samuel Madistin, président de la Fondation Je Klere.
Dans un rapport rendu public mercredi, l’organisation demande la révocation du haut commandement de la police nationale d’Haïti et du haut état-major de l’armée pour dynamiser ces institutions.
Entre-temps, Haïti continue sa descente accélérée dans le chaos. Mercredi soir, le Carribean Port Services, plus important port de débarquement de conteneurs de la région métropolitaine, a été attaqué, puis pillé par les bandits. « Si nous ne pouvons pas accéder aux conteneurs [du port], Haïti souffrira bientôt de la faim », avertit l’ONG Mercy Corps dans un communiqué.
La peur au ventre
Plusieurs supermarchés et des petites entreprises sont mis à sac par les gangs. Des cadavres jonchent plusieurs rues, dans un contexte où l’eau, la nourriture et les médicaments se font rares.
« Le bas de la ville appartient aux bandits qui nous cantonnent au Champ-de-Mars », analyse un policier à AyiboPost. Un autre agent raconte ne pas oser s’aventurer près du stade Sylvio-Cator sans la protection d’un blindé. « Si le Champ-de-Mars tombe, avec la présence notamment de l’armée, du commissariat de Port-au-Prince, du service départemental de la police judiciaire et du corps d’intervention et de maintien de l’ordre dans les parages, c’est la fin », appuie un autre.
Dans le reste de la capitale, les citoyen·nes se couchent la peur au ventre. « C’est stressant, je n’arrive pas à dormir », déclare Marthe, une habitante de Canapé Vert. La jeune professionnelle vit dans une partie de la ville où les cadavres calcinés sont courants. « L’odeur de certaines rues est insoutenable, déclare-t-elle à AyiboPost. Je crains les balles perdues, et la sensation du danger est constante. »
La police nationale d’Haïti (PNH), créée dans les années 1990, a souffert dès le départ d’un problème d’investissement. Déjà en sous-effectif et sous-équipée, l’institution a perdu près de 800 policiers dans la première moitié de 2023, selon les Nations unies. Des centaines d’agents sont partis vers les États-Unis depuis l’ouverture pour Haïti en janvier 2023 du programme Humanitarian Parole.
Supportée à travers les années par les États-Unis, la France ou le Canada, la PNH n’a jamais pu – malgré les dizaines de millions de dollars investis – assurer la sécurité du pays. L’armée d’Haïti, dont se méfient plusieurs partenaires internationaux, manque de personnels et d’équipements.
« On ne peut pas exiger de la police un engagement total, quand l’État, sa tutelle, ne remplit pas ses propres fonctions, analyse Romain Le-Cour-Grandmaison, chercheur de l’organisation Global Initiative (GI-TOC). Il est important de reconnaître l’immense tribut payé par les policiers et leurs familles pour la défense de ce qui demeure l’État. »
L’attaque du pénitencier
Au cours des derniers mois, une douzaine de policiers ont rapporté à AyiboPost un problème salarial criant, des commissariats délabrés avec des armes de service parfois rouillées et une hiérarchie incapable d’améliorer leur situation.
Les bandits ont mis le feu au marché de Salomon cette semaine, mais « aucune disposition n’est prise par les responsables de la police », se plaint un policier du commissariat de Port-au-Prince.
En interview, la plupart des agents reviennent sur les images de leurs collègues du sous-commissariat de Bon Repos déchiquetés à la machette par des bandits le 29 février, alors qu’ils avaient appelé à l’aide pendant des heures. « Le haut commandement est incompétent, il ne fait rien pour nous remonter le moral », tance un autre agent, sous couvert d’anonymat.
Samedi dernier, les gangs ont encerclé le pénitencier national, mettant le feu dans les environs et tirant en direction du plus grand centre carcéral du pays. L’annonce de l’attaque était publique depuis la matinée sur les réseaux sociaux. Mais cela n’a pas empêché la libération en quelques heures de plusieurs milliers de prisonniers au pénitencier et à la prison de Croix des Bouquets.
Une enquête en cours devra déterminer les responsabilités.
Mais des interviews menées par AyiboPost avec trois policiers sur le terrain ce soir-là suggèrent l’abandon du pénitencier par les gardes, laissant les portes grandes ouvertes.
C’est aussi la conclusion du dernier rapport de la Fondation Je Klere. « Traumatisés par les événements de Bon Repos ou par choix ou agissant de connivence avec les bandits, les policiers de la direction de l’administration pénitentiaire ont abandonné leur poste et laissé ouvertes les barrières de la prison », peut-on lire dans le document de l’organisme de défense des droits humains.
Ce scénario surréaliste rappelle l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021. Tout comme à la prison, les policiers se sont enfuis presque sans résistance dès le débarquement des hommes armés au domicile du chef d’État.
« Les autorités gouvernementales ont démissionné, écrit le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) dans un rapport daté du 6 mars 2024. Les rues de la capitale et de tout le département de l’Ouest sont livrées aux bandits armés. Et, la population haïtienne est tout simplement abandonnée à son sort. » Des poursuites judiciaires doivent être entamées contre le haut état-major de la police, pour n’avoir pas empêché l’escalade de la violence et les évasions, selon le RNDDH.
Cet appel rejoint le sentiment exprimé par beaucoup dans la PNH. « Nous luttons sans espoir, déclare à AyiboPost un agent ayant envoyé sa famille à Saint-Domingue en 2023. Je continue de travailler pour le chèque, mais nous sommes obligés de faire un repli. »
Widlore Mérancourt (AyiboPost)
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