CADTM – 12 août par Renaud Vivien , Anouk Renaud , Adrien Péroches
Le 20 septembre 2016 à Bruxelles – Belgique (CC – Wikimedia)
Texte issu des articles « Dette, libre-échange et austérité : tiercé gagnant ? » (CADTM, 17 décembre 2014, Anouk Renaud) et « CETA : le système d’arbitrage bloque toujours la transition sociale et écologique » (Le Vif, 1er mai 2019, Renaud Vivien) compilés par Adrien Péroches
Le 30 avril 2019, la Cour de justice de l’Union européenne (UE) a rendu son avis dans l’ « affaire du CETA », du nom de ce traité commercial entre l’UE et le Canada dont l’entrée en vigueur a été partiellement bloquée par le Parlement wallon en 2017 grâce aux mobilisations citoyennes. L’une des cibles de cette contestation populaire était, et reste, le système d’arbitrage qui permet aux multinationales de contester n’importe quelle réglementation prise par les États susceptible d’entraîner une réduction de leurs profits.
C’est précisément sur ce sujet et uniquement sous l’angle de sa conformité au droit de l’UE que la Cour de justice était appelée à se prononcer. Pour les juges européens, le mécanisme de l’arbitrage pour régler les litiges entre les États et les multinationales, appelé ICS (Investment Court System), serait légal. Légal, peut-être. Légitime, certainement pas ! Car la légitimité d’une règle dépend de sa conformité à l’intérêt général. Or, l’ICS imaginé par la Commission européenne pour tenter de faire taire les critiques dirigées contre l’ « ancienne » formule appelée « ISDS » (Investor to State Dispute Settlement) repose sur les mêmes règles anti-démocratiques et inéquitables. Le recours à l’arbitrage demeure une menace pour l’environnement et les droits sociaux. Soulignons que l’UE n’a pas attendu l’avis des juges européens pour signer tout récemment un accord contenant cette clause d’arbitrage avec Singapour et discuter de clauses similaires avec le Vietnam et la Tunisie.
Comme dans l’« ancien » modèle ISDS, les entreprises privées peuvent poursuivre les États afin de leur réclamer des dédommagements lorsqu’une nouvelle réglementation risque d’impacter négativement leurs bénéfices, comme une loi augmentant le salaire minimum ou une loi « climat ».
Un mécanisme d’abord au profit des multinationales…
Cette « justice » des tribunaux d’arbitrages bénéficie très largement aux grands groupes privés puisque 94,5 % de la somme des condamnations connues (notamment sur le continent américain) ont été accordés à des entreprises dont le revenu annuel s’élève à au moins 1 milliard de dollars ou à des individus dont la fortune nette est de plus de 100 millions de dollars.
Le Mexique, troisième « partenaire » de l’ALENA, n’est pas non plus en reste…. En 2000, il est condamné à verser 16,7 millions de dollars de dommage à l’entreprise Metaclade à la suite de la fermeture d’une décharge toxique et polluante. La multinationale Tecmed a touché 5,5 millions de dollars du Mexique en 2003 pour expropriation indirecte après l’interdiction de poursuivre son activité de traitement de déchets dangereux. En 2004, à la suite de la mise en vigueur d’une nouvelle taxe sur les sodas, le Mexique a versé 90,7 millions de dollars à la firme agroalimentaire Cargill.
Le pays le plus attaqué par ce mécanisme est l’Argentine, qui s’est vue assaillie de plusieurs dizaines de plaintes, à la suite des mesures qu’elle avait prises pour protéger sa population des effets de la crise en 2001. En 2013, l’Argentine déclare être d’accord pour verser 677 millions de dollars aux diverses compagnies étrangères qui l’ont attaquée (sur les 980 millions auxquels elle s’était vue condamner), ainsi que 12,4 millions de frais de justice [1].
Bien d’autres exemples existent dans le monde en République Tchèque [2], en Égypte ou encore en Espagne [3]. Et beaucoup d’autres litiges sont encore en cours de jugement…
… et non équitable !
Les États restent, quant à eux, privés de tout accès à cette cour d’arbitrage même si l’entreprise ne respecte pas ses engagements contractuels, viole les lois du pays et les droits humains consacrés dans les traités internationaux. Ces traités ne fixent aucune obligation aux multinationales, seulement des droits et même des privilèges puisque ces dernières peuvent directement saisir cette cour d’arbitrage sans se soumettre aux juridictions nationales contrairement à n’importe quel.le citoyen.ne qui doit d’abord saisir les tribunaux du pays avant d’aller devant un tribunal supranational comme la Cour européenne des droits de l’Homme.
De plus, le système d’arbitrage pose de sérieux problèmes au regard de tout un pan du droit international. Un État, qui se fonderait sur des conventions internationales pour prendre des mesures protégeant des droits fondamentaux et limitant le réchauffement climatique, s’expose à des sanctions financières. Comme le résume avec cynisme un représentant canadien défendant le CETA dans les négociations avec l’UE : « Vous pourrez réglementer mais parfois vous devrez payer ».
Des conséquences terribles et multiples
Une des conséquences des procès rendus par ces arbitrages est une augmentation des dettes publiques. En effet, faute d’avoir la trésorerie courante suffisante pour payer les sommes dues, de nombreux États auront recours à l’emprunt. Comme dans le cas des sauvetages bancaires, les citoyen·nes devront donc payer pour des intérêts privés contraires à l’intérêt général.
Les traités de libre échange adoptant une définition très large de ce que peut-être un investissement, l’achat de titre souverain pourrait tout à fait être consacré comme un investissement dans le cadre de l’ICS. Autrement dit, si un État se retrouve en défaut de paiement ou décide d’annuler ou encore de restructurer une partie de ses dettes, il s’expose à d’éventuelles poursuites des créanciers devant les tribunaux arbitraux. De tels traités remettent donc en cause la possibilité pour les États qui les signent de mettre en œuvre une réelle régulation financière ou de prendre des mesures adéquates en cas de crise financière. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qu’ont déjà permis certains traités bilatéraux d’investissement, particulièrement utilisés pour attaquer des États faisant face à une crise financière comme le Mexique en 1994, la République Tchèque en 1997, l’Argentine en 2001 ou certains pays européens en 2008. Ces États ont été poursuivis en justice par des investisseurs en raison de mesures prises pour sortir de la crise (restructuration de dettes, dévaluation de la monnaie, gel des prix des services publics, subventions aux produits de première nécessité, …) [4]. Le cabinet juridique K&L Gates conseillait déjà en octobre 2011 aux investisseurs d’utiliser la menace de poursuites devant les tribunaux arbitraux comme argument à mettre dans la balance lors des négociations de restructuration de dette souveraine [5].
Ce système d’arbitrage limite également de manière drastique et évidente la bonne mise en œuvre d’une transition écologique et solidaire. Prenons pour exemple le secteur de l’alimentation, pour lequel le CETA, ne prévoit pas de clause d’« exception agricole » qui permettrait de limiter les effets néfastes du libre-échange sur les agriculteur·ices du Nord et du Sud. Ainsi, imaginons que, à la suite des mobilisations de la société civile et à des découvertes scientifiques, la Belgique décide d’interdire sur son territoire la commercialisation de certains pesticides et de taxer des produits alimentaires contenant des OGM. Bien que ces mesures soient relativement modestes, la réaction de la poignée d’entreprises dominant l’industrie agroalimentaire (70 % du secteur agrochimique mondial est entre les mains de trois entreprises et jusqu’à 90 % du commerce mondial des céréales est contrôlé par quatre entreprises [6]) ne se ferait pas attendre. La multinationale Dow AgroSciences a, par exemple, attaqué en 2009 le Canada sur base de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain), après que les autorités québécoises aient interdit un type de pesticide toxique, alors même que 25 millions de travailleur·euses agricoles souffrent aujourd’hui de maladies professionnelles liées à l’usage de pesticides [7].
Attaquer un État en crise ou cherchant à répondre à l’intérêt général : est-ce vraiment légal ?
La CNUCED, la conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement met en garde sur le fait que les traités internationaux d’investissement et les plaintes qu’ils engendrent ne doivent pas « empêcher les États débiteurs à restructurer leurs dettes dans l’optique de faciliter la reprise économique et le développement » de leur pays [8]. L’ONU, elle, rappelle dans sa charte (article 103) que les droits humains sont toujours supérieurs aux autres obligations internationales, parmi lesquelles les dispositions des tribunaux d’arbitrage [9].
La plupart des tribunaux d’arbitrage ne prévoient pas de clause d’urgence qui permettrait aux autorités publiques de ne plus être liées par les dispositions des dits traités en cas de crise. D’autant que lorsque cette clause existe, elle est très facilement contournée par les investisseurs [10]. Par exemple, sur 13 plaintes adressées à l’Argentine dans le cadre d’un traité bilatéral avec les États-Unis, l’Argentine a seulement pu bénéficier dans deux cas de la clause d’urgence qui pourtant figure dans le texte [11].
Il existe en droit international d’autres arguments juridiques intéressants à mobiliser afin de permettre aux États de prendre les mesures adéquates pour faire face à une situation d’urgence. La commission du droit international a d’ailleurs adopté un projet d’article sur la responsabilité d’un État pour fait internationalement illicite.
Autrement dit, se basant sur le droit international coutumier, la commission considère qu’un État pourrait se libérer provisoirement de ses obligations internationales en cas de force majeure et en cas d’état de nécessité [12]. De plus, l’on peut également souligner le fait que les risques financiers ne sont pas en principe protégés en droit international des investissements [13].
Quel message porter vis-à-vis de ces tribunaux ?
Les traités de libre-échange et les tribunaux d’arbitrage qui en sont issus engendreront de la dette (avec l’austérité qu’elle justifie par la suite). Traités, tribunaux et endettement public pour des intérêts privés sont des outils qui permettent un transfert de pouvoir accru au capital et donc la domination des intérêts privés sur ceux des peuples. Comme les mouvements sociaux ont fait reculer les gouvernements avec l’AGCS ou l’AMI, nous pouvons les faire plier une nouvelle fois sur ces projets.
N’oublions pas également, que faire primer les intérêts privés sur l’intérêt général empêchera une transition écologique et sociale indispensable. Au-delà des militant.es, les nouvelles et nouveaux élu.es au parlement européen qui se sont prononcés en faveur de la transition sociale et écologique n’ont donc pas le choix. Pour se réapproprier les leviers d’actionnécessaires, ils doivent obligatoirement (mais pas seulement) refuser de ratifier le CETA et éliminer toute clause d’arbitrage dans les autres traités, comme le réclament déjà plus d’un demi-million de citoyen.nes européen·nes signataires de la pétition « Des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales » [14].
Notes
[1] TNI/CEO, Profiting from crisis. How corporations and lawyers are scavenging profits from Europe’s crisis countries, mars 2014, page 12 : http://corporateeurope.org/sites/default/files/profiting-from-crisis_0.pdf
[2] TNI/CEO, ibid., page 26
[3] TNI/CEO, op.cit., page 31
[4] TNI/CEO, op.cit., page 10
[5] TNI/CEO, op.cit., page 36
[6] IPES Food, « Synthèse vers une politique alimentaire commune pour l’Union européenne », 2019, p. 5
[7] CCFD, « La vigilance au menu, les risque que l’agro-industrie doit identifier », 2019, p. 53 et 57.
[8] UNCTAD, Sovereign Debt Restructurinng and International Investment Agreements, IIA Issues Note, No.2, 2011, page 1 : http://unctad.org/en/Docs/webdiaepcb2011d3_en.pdf
[9] Ibidem, page 10
[10] TNI/CEO, op.cit., page 15
[11] Ibidem page 15
[12] Rémi Bachand, Les poursuites CIRDI contre l’Argentine : quand la gestion publique se heurte aux droits des investissements étrangers, Notes de recherche – CEIM, juillet 2005, page 9. Sur le sujet, lire également la brochure « Droits devant » : http://cadtm.org/Droits-devant
[13] Ibidem op. Cit., page 8
Auteur.e
Renaud Vivien membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.
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