Ilan Pappé : « La guerre à Gaza n’est pas de l’autodéfense, mais un génocide »

Auteur du livre « Le Nettoyage ethnique de la Palestine », l’historien israélien dénonce les agissements de l’État hébreu à Gaza. Il s’inquiète aussi de la « guerre civile froide » qui fracture son pays, opposant le bloc libéral le plus laïque à celui de tradition religieuse.

Rachida El Azzouzi

Comme tout Israélien né, ayant grandi et été éduqué en Israël, Ilan Pappé a cru aux mythes nationaux, notamment à celui dune « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Puis il a étudié l’histoire, hors des frontières de sa patrie, ouvrant petit à petit les yeux sur ce qu’il nomme « le nettoyage ethnique de la Palestine ». Il en fera le cœur de ses travaux et le titre de l’un de ses ouvrages majeurs, paru en 2008 chez Fayard et réédité aujourd’hui aux éditions La Fabrique.

« Cela m’a pris vingt ans de mettre les mots justes sur la réalité de la guerre de 1948-1949 », a-t-il confié dimanche 23 juin à Mediapart, à l’occasion de son passage à Paris. Alors que le bilan de la guerre à Gaza dépasse les 40 000 victimes, majoritairement des civils, sans compter les milliers d’entre elles sous les décombres, il livre à Mediapart son éclairage d’historien et accuse Israël de génocide.

Il s’inquiète aussi de « la guerre civile froide » qui fracture son pays avec, d’un côté, l’État d’Israël, le bloc libéral le plus laïque, et, de l’autre, ce qu’il appelle l’État de Judée, le bloc de tradition religieuse. Mais il garde espoir en la paix, porté par son engagement au sein de la campagne militant pour « un seul État démocratique ».

L’historien israélien Ilan Pappé à Paris, le 23 juin 2024. © Photo Rachida El Azzouzi / Mediapart

Mediapart : Vous dénoncez dans vos travaux « le nettoyage ethnique » de la Palestine au fondement de l’État d’Israël en 1948. Vous évoquez aussi « un génocide progressif ». Ce terme de génocide est au cœur de vives polémiques. L’utilisez-vous aussi pour désigner ce qu’il se passe depuis le 7 octobre 2023 ? 

Ilan Pappé : Je qualifie de nettoyage ethnique ce qui advient depuis 1948 et qui a été mis sous silence pendant des décennies, soit l’expulsion forcée d’une population autochtone, avec l’intention non pas de l’éliminer, mais de s’en débarrasser.

Entre 1947 et 1949, plus de 400 villages palestiniens ont été délibérément détruits, près d’un million de Palestiniens ont été chassés de leurs terres par les forces israéliennes sous la menace des armes, des civils ont été massacrés. C’est ce que les Palestiniens nomment la Nakba, la grande catastrophe. J’ai cherché à savoir qui étaient les responsables du plan Daleth, à l’origine de ce nettoyage ethnique méticuleusement préparé.

Lorsque le Hamas a été élu en 2007, deux ans après le retrait des colons de la bande de Gaza, Israël a puni l’enclave palestinienne en imposant un blocus. Très vite, il est apparu clairement que l’État israélien provoquait indirectement la mort. Il n’y avait pas assez de nourriture, de médicaments, etc. J’ai nommé cela un génocide progressif.

Aujourd’hui, tout comme la délégation sud-africaine qui a saisi la Cour internationale de justice, je pense que nous assistons depuis le 7 octobre 2023 à un génocide, tant du point de vue juridique qu’académique.

L’intention est d’éliminer une population et sa capacité à survivre – les dirigeants israéliens l’affirment très ouvertement, surtout en hébreu. Le président israélien, Isaac Herzog, a dit : « Personne n’est innocent à Gaza. » Autrement dit, tout le monde est une cible légitime. Cela passe par la destruction de la population civile, des hôpitaux, des universités, des centres communautaires, des centres d’aide sociale, etc.

Quand avez-vous pris conscience, à titre personnel, de la réalité de la guerre de 1948-1949 ?

Probablement en 1982, avec la première guerre du Liban, parce que j’étais en dehors d’Israël et que je travaillais déjà sur ma thèse de doctorat à Oxford, en Grande-Bretagne. Cette thèse portait sur 1948. À cette époque, je travaillais déjà sur les archives et j’ai commencé à voir des documents et des preuves contredisant ce que j’avais appris à l’école ou entendu à l’université au sujet de 1948.

C’était un mélange de mon intérêt professionnel pour l’histoire en tant qu’universitaire, de la réalité qui avait changé autour de moi et du fait que j’étais à l’extérieur. On voit toujours de l’extérieur ce que l’on ne peut pas voir de l’intérieur. Mais c’était une première station sur un long voyage. Il a fallu du temps avant que je me sente suffisamment en confiance pour parler de nettoyage ethnique. Je n’ai utilisé le terme qu’en 2006 pour la première fois. Il m’a fallu plus de vingt ans.

Votre famille était-elle d’accord avec vous ?

Non, ma famille n’aime pas ça. Pas ma femme et mes enfants qui me soutiennent ni mes parents morts il y a de nombreuses années. Mais mon frère, ma sœur, d’autres proches, comme plus éloignés, les amis de l’école, de l’armée, trouvent cela très dérangeant. Pour certains, je suis un traître.

Comment avez-vous surmonté ces accusations ? 

Eh bien, ce ne fut pas facile car cela s’est accompagné de menaces de mort et mes enfants étaient très jeunes. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai quitté le pays pendant un certain temps. J’y retourne plus souvent aujourd’hui.

Votre discours apparaît inaudible en Israël. Comment expliquez-vous que vos thèses soient si difficiles à entendre ? 

Il est très difficile pour les Israéliens d’entendre que les mythes nationaux, tout ce qui leur a été raconté lorsqu’ils étaient enfants, à l’école, à l’armée, dans les médias, ne sont pas vrais, que la Palestine n’était pas « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Ils ne veulent pas non plus entendre qu’en leur nom, des actes odieux sont commis, que la colonisation de peuplement, la forme la plus dangereuse du colonialisme, conduit au génocide.

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Un homme pleure près du corps du médecin palestinien Hani al-Jaafarawi, lors de ses funérailles à l’hôpital Al-Ahli, le 24 juin 2024 à Gaza. © Photo Omar Al-Qattaa / AFP

J’ai longtemps enseigné en Israël, avant d’être chassé en 2007 de l’université. Je pense avoir été mis à la porte parce que je représentais un danger : des personnes étaient prêtes à m’écouter. Si des gens comme moi avaient eu la liberté de parler, nous aurions eu une certaine influence. Il serait très difficile pour les Israéliens d’accepter que la guerre de 1948, qu’ils appellent la guerre d’indépendance, est aussi un crime, ou que ce qu’on leur a dit, à savoir que la guerre à Gaza est de l’autodéfense, est aussi un génocide.

La société israélienne apparaît fracturée comme jamais mais soutient dans sa très grande majorité la guerre à Gaza. Comment analysez-vous la situation en Israël, près de neuf mois après le 7 octobre ? 

Je pense que nous assistons presque à une guerre civile. Pas une véritable guerre civile comme au Liban en 1975, quand les Libanais se tiraient dessus. Mais c’est une guerre civile froide. Il n’y a pas de lien entre deux secteurs de la société juive israélienne : le bloc libéral le plus laïque que j’appelle l’État d’Israël et le bloc de tradition religieuse, que je nomme l’État de Judée, qui comprend en particulier les colons de Cisjordanie. Ils se battent l’un contre l’autre.

Deux États, cela ne marche plus et cela n’a jamais été une bonne idée. Ce n’était pas une idée palestinienne. C’était une idée de l’Occident israélien.

C’est tellement grave que je pense que cela peut faire tomber Israël. J’espère me tromper mais j’ai le sentiment que le camp le plus fanatique et le plus extrême va gagner. Trois mois après le début de la guerre, la popularité de Nétanyahou était très faible. Aujourd’hui, il ne cesse de grimper dans les sondages. Lui ou quelqu’un comme lui, peu importe en fait, amènera Israël à devenir plus théocratique, plus raciste, plus sioniste et moins soucieux du droit international, en comptant sur l’arrivée au pouvoir et le soutien de l’extrême droite française, européenne, américaine. C’est un scénario possible.

Un scénario de l’espoir vous anime-t-il, malgré tout ?

Oui, celui d’un seul État démocratique. Je travaille pour cela. Je ne rêve pas. Je fais partie de One Democratic State Campaign – ODSC (« campagne pour un seul État démocratique ») qui regroupe des Palestiniens et des Israéliens. Nous recevons de plus en plus de soutien, plus de la part des Palestiniens, bien sûr, c’est logique, moins de la part des Israéliens, mais nous avons bon espoir.

Deux États, cela ne marche plus et cela n’a jamais été une bonne idée. Ce n’était pas une idée palestinienne. C’était une idée de l’Occident israélien : « Peut-être que si vous donnez aux Palestiniens 20 % de la Palestine et que vous la divisez en deux petites régions, Gaza et la Cisjordanie, ils seront heureux. » 

Un seul État ne signifie pas la disparition d’Israël en tant qu’État mais en tant qu’État d’apartheid. Je ne souhaite pas à Israël de disparaître mais il ne peut pas être fondé sur une idéologie d’apartheid. Tout le monde doit être égal.

La solution des deux États ne respecte pas le principe d’égalité, ne propose pas de solution pour les réfugiés palestiniens et ne corrige pas les injustices commises à l’égard de la Palestine dans le passé, comme l’appropriation de ses terres et la dépossession. Il faut un régime démocratique, comme en France, où tout le monde est égal entre le Jourdain et la Méditerranée. Il ne sera pas facile de vivre ensemble après tant d’années mais les êtres humains peuvent s’adapter.

Que répondez-vous à ceux qui s’opposent à un État en agitant la question démographique ?

Si vous êtes raciste, vous dites : « Je dois toujours être la majorité. » Si vous n’êtes pas raciste, que vous croyez à la démocratie, le nombre de Palestiniens et de juifs dans le pays n’a pas d’importance, vous dites : « Je me fiche que quelqu’un soit juif, musulman ou chrétien. Ce qui m’importe, c’est de savoir s’ils sont ou non de bons citoyens. » Musulmans, chrétiens et juifs vivaient ensemble avant 1948, et encore mieux avant l’arrivée du sionisme dans des endroits comme l’Afrique du Nord, l’Irak, etc.

Le 13 mai 2023, vous avez été interrogé pendant deux heures à l’aéroport de Détroit (Michigan – États-Unis) par des agents du FBI sur vos opinions personnelles sur le conflit israélo-palestinien. Ils ont également confisqué votre téléphone. Avec le recul, comment analysez-vous cette atteinte à votre liberté ? 

C’était très désagréable et bizarre. Vous êtes assis devant deux agents fédéraux américains qui vous posent des questions sur l’histoire : « Selon vous, que s’est-il passé en 1948 ? » J’ai répondu : « Venez à mes conférences, lisez mes livres. Je ne vais pas vous donner un cours sans être rémunéré ! »

Mon sentiment était qu’il s’agissait d’une intimidation, pour essayer de me convaincre de ne pas venir aux États-Unis. Mais je continuerai à y aller. Il est important de parler à l’Amérique.

Les tenants du sionisme sont si puissants politiquement que peu importe qui vous êtes, même si vous êtes un historien professionnel, si vous ne dites pas ce qu’Israël veut que vous disiez, alors vous êtes un ennemi de l’État ou une menace pour la sécurité. C’est très inquiétant parce qu’il s’agit de la liberté d’expression. Il ne s’agit pas seulement de la Palestine.

Si, par exemple, des universitaires ou journalistes français ne sont pas autorisés à nommer le génocide en cours à Gaza, ils ne seront pas autorisés à dire demain que la droite est fasciste en France. Et la situation se dégradera encore. La liberté d’expression est l’affaire de tous.

L’extrême droite est aux portes du pouvoir en France. Comment observez-vous à la fois l’antisémitisme toujours présent en France, et aussi l’instrumentalisation qui en est faite ? 

Israël a créé l’instrumentalisation de l’antisémitisme, une arme pour faire taire les gens, pas vraiment pour protéger les juifs. Bien sûr, il y a de l’antisémitisme en France. Nous le savons. Cela a toujours été le cas. Cela doit être dénoncé, combattu. Il s’agit de traiter le racisme sous toutes ses formes. L’une des plus grandes erreurs de toutes les campagnes contre l’antisémitisme est de distinguer racisme et antisémitisme, comme s’il s’agissait de deux choses distinctes.

Est-ce que le racisme contre les juifs est pire que le racisme contre les musulmans ? Je ne l’accepte pas. Le racisme est une attitude humaine abjecte. Il ne faut pas le déraciner en disant : « Je m’intéresse particulièrement à une forme de racisme. » Cela montre qu’il s’agit d’une question politique, d’une manipulation, que ce n’est pas une préoccupation réelle.

La maison d’édition Fayard a retiré des ventes votre livre « Le Nettoyage ethnique de la Palestine », paru en 2008. Cela a coïncidé avec la prise de contrôle effective du groupe d’édition Hachette, auquel appartient Fayard, par le milliardaire Vincent Bolloré. Aujourd’hui, votre ouvrage est réédité par La Fabrique. Êtes-vous rassuré ? 

J’ai été surpris parce qu’à l’époque, Fayard était ravi de publier le livre. Mais je dois dire sans doute « merci M. Bolloré ! Votre atteinte flagrante à la liberté d’expression a rendu mon livre plus populaire » ! Je suis très heureux que La Fabrique, où j’ai publié par le passé Les Démons de la Nakba, réédite le livre.

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