Michael Roberts, économiste américain- France : le pari de Macron

 

 

Par Michael Roberts le 29 juin 2024

La France vote en deux tours les 30 juin et 7 juillet lors d’ élections législatives anticipées convoquées par le président Macron après que son parti a subi une lourde défaite aux élections européennes de juin. La France connaît deux tours de scrutin : si un candidat obtient 50 % ou plus au premier tour, il est élu. Dans le cas contraire, au second tour, les deux premiers candidats s’affronteront. Selon une enquête publiée par l’institut d’enquête IFOP, le Rassemblement national (NR) est en tête de tous les autres partis avec le soutien de 35 % des électeurs. Le Nouveau Front populaire (NFP), une alliance de gauche composée de socialistes, de communistes et de Verts, arrive en deuxième position avec 30 % et l’Ensemble centriste du président Macron est troisième avec 20 %.

Si ces résultats se confirment, aucun parti ne rassemblera suffisamment de voix pour atteindre le seuil de 289 sièges permettant d’obtenir la majorité absolue à la chambre basse de 577 sièges, l’Assemblée nationale. Le parti de Macron gouverne déjà sans majorité après ses résultats moins bons que prévu lors des dernières élections législatives de 2022, l’obligeant soit à rechercher des coalitions pour adopter des lois, soit à utiliser un décret présidentiel pour contourner l’Assemblée sans vote.

En vertu de l’article 8 de la Constitution française, instaurée par le président de Gaulle à la fin des années 1950, le président nomme le Premier ministre. Macron devrait proposer le poste au groupe parlementaire majoritaire. Mais comme il s’agira probablement du Rassemblement national, Macron pourrait chercher à former une coalition avec d’autres partis. En fait, le chef du parti NR, Jordan Bardella, a déclaré qu’il n’accepterait pas d’être Premier ministre si son parti n’obtenait pas une majorité absolue.

Le décor est donc planté soit pour une paralysie, soit peut-être pour une crise financière, alors que les investisseurs étrangers et les grandes entreprises françaises se mettent à l’abri si le NR devait obtenir une majorité absolue. Le Financial Times est inquiet.  « Au mieux, un Parlement dominé par les extrêmes politiques plongerait la France dans une période d’instabilité prolongée. Au pire, cela conduirait à l’adoption de politiques dépensières et nationalistes qui provoqueraient rapidement une crise économique et sociale en France.»

Fondamentalement, la France est divisée politiquement en trois camps. Un tiers soutient une France pro-UE et pro-capitaliste représentée par le « centriste » Macron ; un tiers soutient une France nationaliste, anti-UE et anti-immigration représentée par le NR de Le Pen ; et un tiers soutient une France socialiste et pro-travailliste représentée par Mélenchon et le NFP nouvellement formé.

La France est une économie clé du G7, elle est aujourd’hui la septième plus grande puissance économique mondiale avec 68 millions d’habitants et représente environ un cinquième du PIB de la zone euro. Mais son passé impérialiste mondial se réduit à l’exercice d’un contrôle sur l’Afrique de l’Ouest francophone (domination aujourd’hui sérieusement menacée) et à la tentative de contrôle de l’UE en alliance avec l’Allemagne.

Dans le secteur manufacturier, la France est l’un des leaders mondiaux dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique et du ferroviaire, ainsi que dans les cosmétiques et les produits de luxe. Elle dispose d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et du plus grand nombre de diplômés scientifiques pour mille travailleurs en Europe. Son secteur des services est important, avec en tête le tourisme (la France compte le plus grand nombre de visites touristiques au monde) et les services financiers. En outre, la France est l’un des plus grands exportateurs mondiaux de produits agricoles et est réputée pour ses vins, ses spiritueux et ses fromages. Le gouvernement français accorde d’importantes subventions à ce secteur et la France est le plus grand exportateur de produits agricoles en Europe. La France est étroitement liée à son principal partenaire commercial, l’Allemagne, qui représente plus de 17 % des exportations françaises et 19 % des importations totales.

À l’instar de nombreux pays d’Europe occidentale, la France a connu une faible croissance du PIB réel. La croissance annuelle du PIB réel n’a cessé de diminuer au cours des 40 dernières années. Et maintenant, dans les années 2020, cette tendance s’est pratiquement arrêtée.

L’économie française a suivi le même schéma que les autres économies du G7 au 21e siècle  : ralentissement de la croissance économique dans les années 2000, puis Grande Récession, suivie d’une croissance encore plus faible dans les années 2010, ainsi que d’un ralentissement de la croissance de l’investissement et d’une stagnation de la productivité. Le ratio investissement/PIB a été volatil, diminuant fortement au cours des récessions successives, mais il subit actuellement une chute record.

Le ralentissement de la croissance des investissements productifs entraîne généralement une stagnation de la productivité du travail et la France est de plus en plus touchée. En effet, la productivité totale des facteurs (une mesure de l’impact de « l’innovation ») est désormais en baisse absolue.

Derrière cette stagnation relative se cache comme toujours la baisse de la rentabilité du capital. La rentabilité du capital français a commencé à baisser fortement au début du 21e siècle (avènement de l’euro) et s’est accélérée après la Grande Récession. Mes calculs suggèrent que la rentabilité moyenne est désormais à son plus bas niveau historique après une chute pendant la crise de la pandémie de COVID.

Source : Basu-Wasner, EU AMECO, calculs de l’auteur

Il n’est pas étonnant que les faillites d’entreprises augmentent rapidement depuis la pandémie.

Le secteur manufacturier continue de se contracter. L’indice PMI manufacturier HCOB France est tombé à 45,3 en juin 2024 contre 46,4 le mois précédent (un score de 50 signifie une stagnation). Il s’agit du 17e mois consécutif de contraction de l’activité manufacturière en France,

Même la Banque de France a dû admettre dans son dernier rapport que « l’activité économique en France devrait rester atone en 2024 (0,7 % de croissance annuelle) après un ralentissement significatif au second semestre 2023 ».  La faible croissance de la productivité et la forte inflation ont entraîné une baisse des salaires réels, comme dans de nombreuses autres économies du G7. Les salaires réels moyens sont toujours près de 3 % inférieurs aux niveaux de 2019.

Source : OCDE

Et la croissance de l’emploi s’est arrêtée.

La Banque de France admet qu’en 2024, « l’investissement des entreprises risque d’être pénalisé par une activité relativement atone, ainsi que par les coûts de financement et les conditions d’octroi des crédits ». La BdF évoque le désastre géopolitique que la guerre en Ukraine a provoqué pour la France (et plus encore pour l’Allemagne), qui a maintenu les taux d’inflation à un niveau élevé et la croissance du PIB à un niveau bas. Elle s’attend même à un ralentissement des salaires nominaux plus important que prévu début 2024 et « on ne peut pas exclure la possibilité d’une nouvelle surprise baissière sur la productivité des entreprises, qui pourrait renforcer la dynamique des coûts salariaux unitaires et donner lieu à des pressions inflationnistes supplémentaires. »

La baisse des revenus réels moyens au cours des quatre dernières années ne fait qu’aggraver les inégalités de revenus et de richesse en France. Même si les inégalités de revenus et de richesse en France ne sont pas aussi extrêmes qu’aux États-Unis, elles restent grotesques. En effet, les inégalités se sont aggravées au cours des 40 dernières années. En 1983, les 1 % des salariés les plus riches recevaient 7,5 % de tous les revenus personnels, 10 % en prenaient 30 % et les 50 % les plus pauvres n’en recevaient que 21,4 %. En 2022, la part des 1 % les plus riches a atteint 12,7 % (soit une augmentation de plus de 60 %), tandis que la part des 10 % les plus riches est passée à 34,8 % et celle des 50 % les plus pauvres est tombée à 20,3 %.

Les inégalités de richesse (richesse personnelle nette) sont, comme d’habitude dans toutes les grandes économies, bien pires. En 1983, les 1 % les plus riches détenaient 15,9 % de l’ensemble du patrimoine personnel en France, les 10 % les plus riches en détenaient 50 % et les 50 % les plus pauvres n’en détenaient que 8,9 %. En 2022, ces inégalités se sont encore aggravées. Les 1 % des détenteurs de richesse les plus riches en détenaient désormais 24 % (soit une augmentation de plus de 60 %), les 10 % les plus riches en possédaient désormais 57,7 % et les 50 % les plus pauvres voyaient leur part de la richesse personnelle tomber à seulement 5,1 % (une baisse de 48 %).

Source : Laboratoire mondial sur les inégalités

Dans son dernier rapport, l’ Observatoire des Inégalités dresse le portrait d’un pays où les écarts de revenus et de niveaux de vie entre les plus aisés et les moins aisés se creusent. L’écart de niveau de vie minimum des 10 % les plus riches est resté environ 3,28 fois supérieur au niveau de vie maximum des 10 % les plus pauvres.

Ce week-end, les élections ne concernent pas la présidence, qui reste la force la plus puissante inscrite dans la Constitution. Emmanuel Macron occupera ce poste jusqu’en mai 2027. L’Assemblée nationale a des pouvoirs limités, même si le gouvernement et l’Assemblée fixent le budget et dirigent la politique économique. Mais compte tenu de l’évolution du niveau de vie et des services publics en France sous les gouvernements successifs, il n’est pas étonnant que l’enthousiasme pour les élections à l’Assemblée ait diminué.

En 2018, le taux de participation a été inférieur à 50 % pour la première fois, contre près de 65 % au début des années 2000. Le Rassemblement national pourrait devenir le plus grand parti de l’Assemblée après le week-end, mais le véritable vainqueur sera le parti du « non ».

Si le Rassemblement national obtient une majorité absolue, cela effraiera probablement les marchés financiers pendant un certain temps. En effet, ce qui inquiète les grandes entreprises et le secteur financier, ce sont les dépenses publiques « incontrôlées » et la dette publique croissante. Le Rassemblement national prévoit d’aider les (petites) entreprises en réduisant les impôts. Le Rassemblement national réduirait l’âge de la retraite à 60 ans, annulant ainsi la récente augmentation forcée de Macron à 64 ans. Le Rassemblement national affirme qu’il augmentera les prestations aux personnes âgées et aux enfants, tout en maintenant la semaine de travail à 35 heures et en exonérant les heures supplémentaires d’impôts !

La politique économique du NR est donc un anathème pour le capital français et attrayante pour les travailleurs français, mais elle est combinée à des mesures racistes et nationalistes. Les musulmans et les autres immigrés perdraient le droit de travailler dans divers postes publics et leurs proches pourraient être expulsés. Le chef du NR, Bardella, affirme que les immigrés n’ont rien à craindre de son gouvernement « tant qu’ils se comportent bien ».

Les grandes entreprises espèrent que la NR sera maîtrisée par le gouvernement et par la menace de la « discipline de marché » à mesure que le coût de la dette augmente. Ils s’attendent à une répétition du rôle très acceptable adopté par le Premier ministre italien « d’extrême droite » Meloni, qui s’est parfaitement intégré à toutes les politiques de la Commission européenne et de l’OTAN. En pratique, sous le NR, il n’y aura pas de véritable attaque contre l’hégémonie du grand capital français. Les politiques de NR dans une France capitaliste avec sa faible croissance et sa faible rentabilité sont utopiques. Ni les besoins en travail ni en capital ne seront satisfaits.

Lorsque nous nous tournons vers le NFP, nous constatons un utopisme similaire, même s’il tente de promouvoir les intérêts du travail plutôt que ceux du capital. Son programme économique est un plan de relance économique de 100 milliards d’euros financé par des emprunts publics et une certaine nationalisation dans des secteurs tels que le réseau autoroutier. Le NFP augmenterait les dépenses publiques, augmenterait les salaires minimum et ceux du secteur public, gelerait les prix des produits de première nécessité, augmenterait les impôts des riches, créerait des emplois pour réduire le taux de chômage à 6 % et aussi, comme le NR, abaisserait l’âge de la retraite à 60 ans. Mais les grandes entreprises et la finance ne veulent pas que les dépenses publiques augmentent. Pour eux, l’austérité est nécessaire. Vous voyez, le déficit budgétaire de l’État français se creuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et cela conduit à une augmentation de la dette publique qui dépasse les limites convenues dans le cadre des règles budgétaires de la zone euro.

Il faut mettre un terme à cette situation. Mais les défenseurs économiques du capitalisme français ignorent pourquoi les déficits et la dette publics ont augmenté. Ce n’est pas à cause des dépenses publiques « excessives » en matière de protection sociale, etc., mais parce que la France, comme d’autres économies du G7, a subi une série de krachs et de crises financières, ce qui a obligé le secteur public à renflouer le secteur privé. Et la faible croissance de la production, de l’investissement et des revenus a réduit les recettes fiscales et augmenté les dépenses publiques par rapport au PIB. La solution n’est pas l’austérité, mais un investissement public planifié par le biais du contrôle des secteurs stratégiques de l’économie française pour augmenter la production, l’investissement et les revenus.

Mais de telles politiques seraient très effrayantes pour le capital français. Il optera donc pour le gouvernement raciste du NR plutôt que pour le NFP de gauche – ce n’est pas une surprise. Prenez le point de vue d’Olivier Blanchard, économiste mainstream français et ancien chef du FMI. Les programmes NR et Gauche sont une mauvaise nouvelle, mais pour lui, c’est le programme du NFP qui est pire, malgré la politique raciste et anti-immigrés du Rassemblement national. Pourquoi?

Eh bien, vous voyez, il y a deux sortes de programmes de gauche. Il y a « un programme social-démocrate qui essaie d’égaliser les chances et de redistribuer sans détruire les incitations à créer et à produire ». (Par cela, Blanchard entend que le capitalisme est maintenu). Et puis il y a « un programme révolutionnaire, qui va beaucoup plus loin, qui est presque confiscatoire par nature ».  Choc, horreur ! Blanchard : « en tant que social-démocrate, je crois à l’égalisation des chances, à l’amélioration de l’éducation, à la redistribution des revenus des riches vers les pauvres » , mais le programme NFP « ne peut conduire, comme beaucoup de ses prédécesseurs, qu’à une catastrophe économique ».

Dans son arrogance chimérique habituelle, Macron fait le pari qu’en convoquant des élections, avec l’aide des médias et de l’opinion dominante, il pourra effrayer suffisamment d’électeurs pour qu’ils ne votent pas pour les « extrêmes » de droite ou de gauche, et ainsi restaurer la stabilité politique du capitalisme français. Si les sondages sont exacts, ce pari ne sera pas payant.

Les prévisions économiques dominantes et officielles tentent de faire preuve de courage et s’attendent à ce que la France sorte de sa stagnation et se redresse modestement en 2025.

Mais cette situation repose davantage sur l’espoir que sur les attentes. Et aujourd’hui, le capital français est confronté, au mieux, à une paralysie politique ou, au pire, à un coup dur.

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