L’assassinat du chef politique du Hamas à Téhéran rend la situation au Proche-Orient imprévisible

En tuant le chef de la branche politique du Hamas à Téhéran et en visant un commandant important du Hezbollah à Beyrouth, Israël prend le risque d’enflammer toute la région et choisit de fermer la porte aux négociations. Éviter l’embrasement devient de plus en plus difficile.

Gwenaelle Lenoir

Les assassinats par tir de missiles ne sont pas rares au Proche-Orient. C’est même une région où il est fréquent, quand on est un haut dirigeant d’un mouvement hostile à Israël, de terminer ainsi sa vie.

Il est plus rare, en revanche, de voir, en quelques heures, deux assassinats de personnalités de premier plan doublés d’une provocation à l’égard d’un pays ennemi de l’État hébreu.

La fin du mois de juillet restera donc probablement dans les annales de la région.

Des Palestiniens portent le portrait de Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas, assassiné à Téhéran dans la nuit du 30 au 31 juillet 2024. © Photo Dawoud Abo Alkas / Anadolu via AFP

Dans la nuit du 30 au 31 juillet, vers 2 heures du matin (heure locale), un missile a touché une maison dans le nord de Téhéran et tué le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, et un de ses gardes du corps. Le dirigeant palestinien était sous la protection du corps d’élite des Gardiens de la révolution, logé dans une résidence réservée aux vétérans de l’armée.

Israël n’a pas revendiqué cette frappe, mais il ne fait guère de doute qu’elle a été menée depuis Tel-Aviv.

L’armée israélienne a en revanche assumé un autre raid, mené quelques heures plus tôt contre un immeuble de la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah. Il visait Fouad Chokr, haut responsable militaire du Hezbollah, présenté par le porte-parole de l’armée israélienne Daniel Hagari comme le « commandant responsable » de l’attaque à la roquette samedi 27 juillet contre la localité druze de Majdal Shams sur le Golan syrien occupé par Israël et qui a tué 13 enfants.

Les deux cibles ne revêtent pas la même importance, et l’enchaînement des attaques relève probablement d’une fenêtre d’opportunité. Mais les questions soulevées par ce nouvel épisode et les conséquences possibles sont un pas supplémentaire vers une possible déflagration régionale.

Un premier ministre israélien jusqu’au-boutiste

« L’impression dominante, c’est que Benyamin Nétanyahou est dans une stratégie jusqu’au-boutiste et qu’il fait tout pour déclencher une guerre régionale et pour pousser l’Iran à la faute, s’alarme Agnès Levallois, spécialiste du Proche et Moyen-Orient et vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée et Moyen-Orient (iReMMO). Il a eu une opportunité avec la présence d’Ismaïl Haniyeh à Téhéran, venu assister à l’investiture du nouveau président iranien, et a vu là une occasion d’une démonstration de force. Ça s’inscrit dans l’obsession des dirigeants politiques et militaires israéliens de rétablir la capacité de dissuasion, une supériorité d’Israël mise à mal le 7 octobre. »

Ismaïl Haniyeh était un mort en sursis, comme tous les dirigeants du mouvement palestinien, et il le savait. Il avait d’ailleurs échappé à une première tentative d’assassinat, en 2003, à Gaza, sortant de l’immeuble visé quelques secondes avant l’impact.

Son parcours personnel colle à l’histoire du Hamas. Comme l’organisation islamique palestinienne, il est né dans la bande de Gaza, dans le camp de réfugiés de Chati. Il l’a rejointe en 1987, dès sa création, au début de la première Intifada. Il a rapidement gravi les échelons et a connu le sort habituel des Palestiniens luttant contre Israël : prison – trois fois –, déportation vers le Liban en 1992 avec des centaines d’autres membres du Hamas et d’autres factions, retour à Gaza après les accords d’Oslo.

Il est devenu l’assistant du dirigeant historique du mouvement islamique, Ahmed Yassine, après la libération de celui-ci en 1997. Il a pris sa place après l’assassinat de ce dernier en 2004, à la fois à la tête du Hamas et dans la liste des hommes à abattre.

Faire disparaître Haniyeh, c’est faire disparaître les négociations […]. Nétanyahou a éliminé celui qui relayait les demandes auprès des acteurs de terrain, les vrais décisionnaires.

Agnès Levallois, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient

Quand, en 2006, le Hamas gagne de façon inattendue les élections législatives, Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, joue le jeu de la cohabitation et nomme Ismaïl Haniyeh premier ministre. Ça ne durera pas : le gouvernement d’union nationale explose sous la pression des États-Unis et de l’Union européenne, qui ne veulent pas du Hamas comme interlocuteur.

Un an plus tard, le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza et Ismaïl Haniyeh ne règne plus que sur cette petite enclave sous blocus. Élu chef du bureau politique en 2017, il quitte le territoire en 2019 et s’installe au Qatar, qui accueille la branche extérieure du mouvement.

À ce titre, il ne décidait pas des opérations menées dans et depuis la bande de Gaza, ce commandement opérationnel revenant au chef de la branche intérieure, Yahya Sinouar, et à celui des Brigades Al-Qassam, la branche armée, Mohammed Deïf.

En revanche, c’est bien lui, Ismaïl Haniyeh, qui était à la manœuvre pour les relations avec les États de la région et les Occidentaux, et pour les négociations sur la libération des otages et de prisonniers palestiniens et un cessez-le-feu.

« Faire disparaître Haniyeh, c’est faire disparaître, pour un moment en tout cas, les négociations, car c’est lui qui était partie prenante des discussions avec les différents services de renseignement qui se réunissent régulièrement pour tenter d’arriver à un cessez-le-feu, reprend Agnès Levallois. Nétanyahou a donc éliminé celui qui relayait les demandes des uns et des autres aux acteurs de terrain qui sont les vrais décisionnaires. Il s’est privé d’un relais indispensable, s’il voulait vraiment négocier. »

Le Qatar, qui accueille la branche extérieure du Hamas et joue les intermédiaires dans les négociations entre le mouvement palestinien et Israël aux côtés de l’Égypte, fait semblant de s’interroger : « Les assassinats politiques et le ciblage continu des civils à Gaza, alors que les pourparlers se poursuivent, nous amènent à nous demander comment la médiation peut réussir lorsqu’une partie assassine le négociateur de l’autre partie ? »demande le premier ministre Mohammed ben Abderrahmane al-Thani sur le réseau social X, avant de reprendre : « La paix a besoin de partenaires sérieux et d’une position mondiale contre le mépris de la vie humaine. »

« Si j’avais un membre de ma famille prisonnier à Gaza, je serais très inquiet, corrobore depuis Jérusalem Menachem Klein, professeur de sciences politiques et ancien négociateur israélien pour la question de Jérusalem. Cet assassinat pourrait avoir un impact très négatif sur l’accord sur les otages et les négociations pour un cessez-le-feu. Mais le but de cette action est à destination intérieure : le premier ministre et l’establishment sécuritaire veulent regagner le soutien populaire, celui qu’ils ont perdu le 7 octobre. L’armée veut améliorer son image et Nétanyahou asseoir son leadership. Et ça marche : sur les réseaux sociaux, même des centristes qui critiquaient durement la gouvernance de Nétanyahou tirent fierté de cette opération. »

L’extrême droite, alliée indispensable de Benyamin Nétanyahou dans sa coalition, exulte. Le ministre israélien du patrimoine Amichay Eliyahu écrit sur X : « C’est la bonne façon de nettoyer le monde de cette saleté. Fini les accords imaginaires de “paix”/de reddition, plus de pitié pour ces mortels. La main de fer qui les frappera est celle qui apportera la paix et un peu de réconfort et renforcera notre capacité à vivre en paix avec ceux qui désirent la paix. La mort de Haniyeh rend le monde un peu meilleur. »

« Ismaïl Haniyeh n’est pas le premier dirigeant du Hamas à être assassiné par Israël. Au contraire, la liste est très longue. Cela n’a pas apporté la sécurité à Israël. Et Israël n’est pas plus en sécurité après l’assassinat de Haniyeh. Au contraire », le contredit Menachem Klein.

Même les voix critiques du mouvement islamique se sont élevées contre le raid. Moustafa Barghouti, figure de la société civile, a rendu hommage à Ismaïl Haniyeh, le qualifiant de « dirigeant courageux et combatif qui s’est toujours distingué par son patriotisme, son intégrité et son honnêteté, ainsi que par son souci sincère de l’unité nationale et de la protection des intérêts du peuple palestinien ».

Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, ennemi farouche du mouvement islamique, a jugé nécessaire de condamner un « acte lâche » et un « développement dangereux ».

Comme il était attendu, la branche armée du Hamas, les Brigades Al-Qassam, brandit la menace de la vengeance, dans une rhétorique habituelle. Mais leur communiqué, traduit en anglais sur le site d’Al Jazeera, souligne le caractère rare de l’attaque israélienne : « L’assassinat criminel du leader Haniyeh au cœur de la capitale iranienne est un événement important et dangereux qui donne une nouvelle dimension à la bataille et aura des répercussions majeures sur l’ensemble de la région. »

Attaque directe contre l’Iran

Car les deux raids, celui contre le commandant du Hezbollah à Beyrouth et celui contre Ismaïl Haniyeh à Téhéran, impliquent de fait l’Iran et donnent une dimension régionale aux opérations d’assassinat israéliennes.

Le Hezbollah s’attendait à une opération israélienne après la frappe contre le Golan occupé, bien qu’il a nié toute responsabilité dans le drame de Majdal Shams. Elle s’inscrit dans le jeu dangereux mais contenu des hostilités entre le mouvement libanais et l’État hébreu depuis les premiers tirs sur le nord d’Israël le 8 octobre 2023.

Ce n’est donc pas seulement un attentat contre Haniyeh, mais aussi contre le nouveau président iranien.

Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran

La déclaration d’Ali Ammar, responsable du Parti de Dieu – l’autre nom du Hezbollah –, à la télévision Al-Manar, au milieu des ruines de l’immeuble touché par la frappe, reste tout à fait classique : « L’ennemi exige la guerre et nous sommes prêts à la faire, si Dieu le veut, nous sommes prêts à la faire », mais elle est antérieure au raid qui a tué Ismaïl Haniyeh sur le sol iranien.

L’attaque est une gifle pour les dirigeants de la république islamique. D’une part, c’est un coup porté à l’« axe de la résistance » dont il est le cœur et qui inclut le Hamas, le Hezbollah, les houthis du Yémen, la Syrie et des milices irakiennes. D’autre part, le responsable palestinien était un hôte, qui plus est sous la protection des Gardiens de la révolution, corps d’élite du régime. L’assassinat a eu lieu quelques heures seulement après l’intronisation du nouveau président, Massoud Pezeshkian, et des images circulent de sa rencontre avec Ismaïl Haniyeh.

« Le nouveau président veut moduler les relations de l’Iran avec ses proxies, car malgré l’attachement à la cause palestinienne, la priorité aujourd’hui pour le régime est de sauver la république islamique, assure Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l’Iran. Mais cette attaque vise à l’empêcher de changer de politique et à l’obliger à soutenir le Hamas et le Hezbollah, à céder aux radicaux qui existent en Iran, et qui, comme Nétanyahou, cherchent un conflit. Ce n’est donc pas seulement un attentat contre Haniyeh, mais aussi contre le nouveau président iranien. »

Une nouvelle fois, Benyamin Nétanyahou revient à son obsession iranienne et la remet au centre du jeu. La question, aujourd’hui sans réponse, est celle de la réponse iranienne. Car il faudra une réponse. Téhéran ne peut pas laisser passer le viol de sa souveraineté.

Dans l’après-midi de mercredi, quelques heures après le raid, le guide suprême Ali Khamenei s’est recueilli sur la dépouille d’Ismaïl Haniyeh. Plus tôt, il avait déclaré dans un communiqué : « Le régime sioniste criminel et terroriste a martyrisé notre cher invité sur notre territoire et a causé notre chagrin, mais il a également préparé le terrain pour un châtiment sévère à son encontre. »

De son côté, la mission iranienne aux Nations unies a promis que la « réponse à un assassinat sera en effet une opération spéciale – plus dure et destinée à inspirer un profond regret à l’auteur de l’assassinat ».

Après le bombardement de son consulat à Damas le 1er avril, Téhéran avait lancé une attaque aérienne contre le territoire israélien. Comme il avait prévenu d’une riposte, 99 % des quelque 300 missiles et drones avaient été interceptés, notamment par les systèmes de défense américain et français, avant d’atteindre l’État hébreu.

Qu’en sera-t-il cette fois-ci ? « L’Iran a une capacité de nuisance, il peut envoyer des engins, mais on le voit encore une fois avec cette attaque, il n’a pas de protection aérienne, il est vulnérable, affirme Agnès Levallois. Il est difficile de savoir s’il s’en tiendra à une réponse graduée. Mais si l’Iran réagit, les États-Unis, y compris Kamala Harris qui prend un peu ses distances avec Nétanyahou, l’Occident en général, sera derrière Israël car Israël sera en danger. »

Prudemment, le secrétaire d’État états-unien, Antony Blinken, a affirmé que les États-Unis n’étaient pas au courant de la frappe contre Haniyeh, et n’étaient donc pas impliqués. Le message est donc : Washington veut éviter une guerre totale.

« Une guerre totale impliquerait les milices irakiennes, le Hezbollah, les houthis, avec une tentative de fermer la mer Rouge à toute circulation maritime, ainsi que des mouvements de troupes au sol. Je ne pense pas qu’on en soit là, juge Ziad Majed, professeur à l’Université américaine de Paris. Mais il y aura une grande confrontation, c’est certain. »

 

 

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