Réminiscence de la Révolution française de 1789, l’exceptionnel moment « Ah ! ça ira ! » de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris raconte la promesse d’égalité d’une France tissée du monde. Retour sur ce présent du passé à l’heure des périls.
Intitulé « Liberté », le troisième des douze tableaux de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris conçue par Thomas Jolly, a fait surgir, à la face du monde, depuis la bouche d’une reine décapitée, le chant populaire le plus emblématique de la Révolution française, Ah ! ça ira.
Suspendu aux fenêtres d’une conciergerie enflammée par l’assaut populaire, le groupe de metal Gojira y donnait la réplique à la chanteuse lyrique Marina Viotti, campée en révolutionnaire sans-culotte levant le poing comme, avant elle, Édith Piaf, dans un film de Sacha Guitry, sorti en 1954.
Ce fut sans doute le moment le plus explicitement politique d’un exceptionnel festival d’images et de sons, de références et de résonances, dont la joie, la beauté et la bonté furent le fil conducteur. De fait, à l’instar d’un mot de passe, « Ça ira » était le titre générique confidentiellement choisi pour toute la cérémonie par Thomas Jolly et la petite équipe qui l’entourait afin de concevoir sa scénarisation. C’est ce que confie l’historien Patrick Boucheron, qui y a joué un rôle prépondérant, dans un long entretien à la revue en ligne Le Grand Continent où il développe, explicite et commente ce que furent leurs intentions collectives.
Cet emprunt à la chanson révolutionnaire surgie en 1790 condense ce qu’ils entendaient faire vivre et donner à voir : une France qui parle au monde entier en se montrant telle qu’elle est, elle-même, tissée du monde, façonnée et inspirée par lui. Du Ah ! ça ira de la Révolution française, on retient ordinairement quelques vers plus tardifs, d’inspiration sans-culotte, qui promettent de pendre « les aristocrates à la lanterne ».
Mais l’essentiel de son propos, porté par le souffle populaire qui finira par mettre à bas la monarchie, son pouvoir absolu et ses privilèges de naissance, jusqu’à inventer la République comme régime sans roi ni dieu, c’est de magnifier un événement incommensurable : la proclamation de l’égalité, avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée en août 1789.
Dans la chanson, ce moteur inépuisable des émancipations à venir y est résumé en deux vers : Celui qui s’élève on l’abaissera / Celui qui s’abaisse on l’élèvera. Or la France n’est aucunement seule propriétaire ni unique dépositaire de cette promesse sans frontières, définitivement lancée à la face de toutes les hiérarchies d’origine, de naissance, de condition, d’apparence, de croyance, de sexe ou de genre.
Une promesse si irrésistible que, jusqu’à nos jours, elle n’a cessé de s’élever contre les pouvoirs qui la trahissent dans les faits tout en s’en réclamant en paroles : de la révolution anti-esclavagiste haïtienne à tous les soulèvements féministes, en passant par les droits politiques, les luttes sociales, les indépendances coloniales, les combats antiracistes, les revendications des LGBTQIA+, etc., la revendication d’égalité est l’éternelle accoucheuse des libertés nouvelles.
Une identité mouvante, ni figée ni racinée
« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! » Le refrain de la chanson de 1790 en est le sésame, exprimant un inébranlable optimisme fondé sur la force de cette évidence : l’égalité naturelle des êtres humains. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », énonce l’article 1er de la Déclaration de 1789. Une évidence que seuls entravent les pouvoirs, intérêts et classes épris de dominations, d’oppressions et de possessions. Une évidence qu’exprimait, treize ans avant la Déclaration française, une autre déclaration : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » Cette proclamation de l’évidence de l’égalité n’est autre que nord-américaine, c’est celle de la Déclaration d’indépendance en 1776.
Il n’y a pas de génie français raciné ni d’identité française figée, à l’inverse de ce que serinent tous les conservatismes et autres réactionnaires qui veulent nous enfermer dans la fatalité d’un réel intangible, sans alternative ni espérance. De cet incessant mouvement où se rencontrent, se croisent et se brassent les peuples, leurs idées et leurs cultures, la Révolution française est l’exemplaire démonstration tant elle est fille d’autres révolutions dont elle s’est nourrie – la révolution parlementaire britannique et la révolution indépendantiste américaine. Et le « Ça ira » révolutionnaire en est la preuve emblématique puisqu’il est une coproduction américano-française.
Pendant qu’avait lieu la guerre d’indépendance américaine, soutenue par la France de Louis XVI, le Congrès des treize colonies d’Amérique avait délégué comme son représentant à Paris Benjamin Franklin qui séjourna en France du 22 décembre 1776 au 12 juillet 1785.
Savant taiseux et bonhomme respecté pour la simplicité de son mode de vie, il y fut alors un personnage populaire qui mit à profit son séjour pour faire traduire et connaître les Constitutions des États à l’origine des futurs États-Unis. Or c’est à lui que l’on doit le succès de cette expression « Ça ira », au point qu’on la retrouve en slogan révolutionnaire. Quand on demandait à Franklin où en était la guerre d’indépendance, il avait en effet pour habitude de répondre, dans son français heurté : « Ça ira, ça ira. »
Loin d’une simple légende urbaine, le fait est attesté par le témoignage d’un autre étranger qui fut un acteur direct de la Révolution française, Anacharsis Cloots, né dans une famille noble prussienne et surnommé « l’Orateur du genre humain ».
Dans sa Chronique de Paris du 4 mai 1792 titrée « Origine du mot “Ça ira” », où il évoque les premiers échecs des armées révolutionnaires aux frontières, il se souvient que le « sage Franklin » répondait à toutes les inquiétudes sur la guerre américaine « avec une sérénité admirable ». « Et Franklin, ajoute-t-il, répétait toujours “ça ira”. Plusieurs de nos révolutionnaires se sont rappelé le tic du législateur de la Delaware ; et c’est ce qui a donné lieu à notre chanson patriotique. »
Patrick Boucheron connaît évidemment cette anecdote bavarde qui fait écho à l’ambition affichée de cette Histoire mondiale de la France dont il fut, en 2017, l’initiateur et le directeur. « Expliquer la France par le monde, écrire l’histoire d’une France qui s’explique avec le monde », résumait-il en ouverture, après avoir cité cette formidable intuition de Jules Michelet, en 1831 : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France. » L’une des contributions de cette riche et fructueuse entreprise s’attache à déconstruire la fameuse conférence d’Ernest Renan en 1882 sur la nation devenue la référence préférée des tenants d’une « âme » nationale française, habitée par « un principe spirituel ».
Son auteur, Sylvain Venayre, y souligne le contexte impérialiste de conquêtes coloniales et de défaite française face à l’Allemagne dans lequel elle est prononcée. Une décennie plus tôt, tout en blâmant « les conquêtes entre races égales » – donc la conquête allemande de l’Alsace-Lorraine en 1870 –, Renan avait défendu la colonisation à « races » décrétées inégales, entendue comme « une nécessité politique de premier ordre » afin d’échapper « au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre » : « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant », assénait-il. Dès lors, c’est peu dire, comme l’écrit Sylvain Venayre, qu’aujourd’hui « l’histoire souhaitée par Renan rend difficile l’intégration dans la société française de ceux qui viennent d’ailleurs ».
Renouer le dialogue avec le monde
Le « Ça ira » de Thomas Jolly et de ses coéquipiers a été conçu pour que ces Françaises et Français venu·es d’ailleurs s’y reconnaissent, enfin. Crânement, fièrement, tranquillement, paisiblement, naturellement. Comme une évidence. Il s’est agi, explique Patrick Boucheron au Grand Continent, « de réconcilier le sentiment d’appartenance nationale et le goût du monde ». « Réconcilier, oui, insiste-t-il. Réparer, peut-être. » Tout l’inverse d’une manifestation de puissance tant, ajoute-t-il dans les colonnes du Monde, « nous ne sommes pas en situation de faire la leçon au monde ».
La France qui s’absente face au martyre du peuple palestinien ou qui s’entête à coloniser en Nouvelle-Calédonie n’a plus grand-chose à dire au monde, sinon son égarement et son décrochage. Et si elle en a encore la prétention, elle n’est plus crédible, disqualifiée par ses indifférences et ses aveuglements. À l’inverse, la cérémonie d’ouverture des JO indiquait la seule voie d’un dialogue renoué avec le monde : la renonciation à tout universel surplombant, dont une nation, un peuple, une civilisation se sentirait dépositaire, et la construction infinie de l’universalisable par le partage sensible des humanités, de leurs diversités et de leurs pluralités.
De ce point de vue, ce que le spectacle internationalement diffusé le 26 juillet 2024 a mis en scène, c’est cette vérité française que n’acceptent toujours pas ses discours, législations et représentations officielles : la France est un pays multiculturel, dont l’unicité est forte de diversité.
Pays d’immigration sur la longue durée, elle est, par la constitution de son peuple, une sorte d’Amérique de l’Europe. Une nation faite du monde, sans cesse réinventée par et dans ce mouvement du dehors et du lointain qui la métisse et la créolise, aussi bien physiquement que politiquement.
Nous sommes des sang-mêlés : sous ce titre fut publié en 2012 un livre resté jusqu’alors inédit dont le coauteur est Lucien Febvre, l’autre figure emblématique avec Marc Bloch de la célèbre école historienne française dite des Annales, du nom de sa revue. Écrit au début des années 1950, ce Manuel d’histoire de la civilisation française revendiquait cette vision prémonitoire d’une France devenue monde, non pas parce qu’elle le domine mais parce qu’elle l’accueille. Une vision qui est, précisément, l’imaginaire politique dont nous avons besoin pour chasser, avec autant de détermination que de tranquillité, les ombres identitaires du repli et du rejet, de la division et de la séparation.
« La civilisation française, écrivait alors Lucien Febvre, a toujours débordé largement les limites de la France politique, de l’État français ramassé au-dedans de ses frontières. Et de le savoir ce n’est certes pas une diminution. C’est un élargissement. La source d’une espérance. » Patrick Boucheron cite ces lignes dans son introduction à l’Histoire mondiale de la France dont cette cérémonie fut, en quelque sorte, l’illustration spectaculaire par le choix, selon les mots de l’historien, de « mobiliser une conception pluraliste de l’histoire de France contre l’étrécissement identitaire qui domine aujourd’hui le débat public ».
Avec le Franco-Marocain Jamel Debbouze et le Franco-Algérien Zinédine Zidane pour l’introduire et les Guadeloupéens caribéens Marie-José Pérec et Teddy Riner pour la clôturer, la cérémonie olympique illustrait ce pari d’une France de l’égalité et du monde. Celui d’une France qui parle encore au monde parce qu’elle assume, revendique même, d’être enrichie par lui et parce qu’elle s’acharne, contre les vents mauvais, à défendre l’égalité.
D’ailleurs, quatrième tableau de la cérémonie juste après « Liberté » et son « Ça ira », « Égalité » fut ce moment magique où la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura entraîna, jusqu’au déhanché, l’orchestre de la garde républicaine sur le pont des Arts, face à l’Institut de France où siège l’Académie française, ce legs monarchique.
Ce fut comme un élégant pied de nez, joyeux et moqueur, aux hiérarchies de classe et de statut, de pouvoir et de prétention. Et, à l’image de la flamme olympique qui passait de main en main, comme une fragile lueur qui brille à l’instant des périls.
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