Des Baléares aux Canaries, des citoyens se mobilisent pour contrer les effets d’un tourisme de masse devenu ingérable. Alors que l’Espagne est le deuxième pays le plus visité au monde, Mediapart a rencontré des activistes qui plaident pour la « décroissance touristique ».
¨MEDIAPART
Pardo milite au sein de l’Assemblée des quartiers pour la décroissance touristique (ABDT), un des collectifs à l’origine de la manifestation du 6 juillet. Ce jour-là, des milliers de personnes ont défilé pour « poser des limites au tourisme ». Toutes et tous ont dénoncé les effets néfastes sur les ressources en eau ou sur les transports publics d’une ville devenue parc à thèmes. Sur les pancartes, on lisait : « Tourism kills the city » (« Le tourisme tue la ville ») ou « Tourists go home » (« Touristes, rentrez chez vous »). Des images ont emballé les réseaux : des manifestant·es ont tiré avec des pistolets à eau sur des touristes assis·es en terrasses, décontenancé·es.
« Ce fut de loin la manifestation la plus grande jamais organisée sur le sujet à Barcelone, avec une diversité inédite de participants », assure Pardo, investi dans ces luttes depuis dix ans. Dans cette ville qui tire 14 % de son PIB du tourisme, le militant dresse un tableau alarmant : « Barcelone mise toujours plus sur la “touristification”, jusqu’à atteindre des niveaux incompatibles avec la vie dans les quartiers : des gens sont expulsés de chez eux, et des travailleurs du tourisme sont exploités. »
La capitale catalane a accueilli 7,25 millions de visiteuses et visiteurs étrangers l’an dernier, soit quatre fois la population de la ville. Elle dispose de 480 hôtels, c’est 240 de plus qu’à Madrid. Le nombre d’appartements de location pour le tourisme s’établit à un peu plus de 9 000, un volume désormais plafonné par une loi. Mais les prix de l’immobilier, pour les habitant·es à l’année, continuent de s’envoler. Les loyers des contrats nouvellement signés en 2023 étaient en moyenne supérieurs de 10,7 % à ceux de l’année précédente, selon la Chambre de propriété urbaine.
« N’importe quelle personne qui vit à Barcelone ressent ce ras-le-bol. La ville est pensée chaque année davantage pour accueillir des touristes, et pas pour les gens qui y vivent à l’année. Tu le vois aux cafés qui s’ouvrent, aux types de fêtes qui s’organisent », renchérit Adriana Llera, une militante du parti anticapitaliste et indépendantiste CUP, âgée de 29 ans. Habitante du quartier métissé de Sants, en pleine gentrification depuis quelques années, elle résume : « J’ai l’impression de me faire expulser progressivement de ma propre ville. »
Face à celles et ceux qui font valoir que le tourisme est une manne généreuse en emplois, ces activistes objectent encore que les postes créés sont précaires. À Barcelone, les salaires dans le secteur du tourisme sont en moyenne inférieurs de 33 % au salaire moyen pour l’ensemble de l’économie, selon le journal InfoLibre.
« Tourismophobie »
Les luttes contre les ravages du tourisme sont anciennes en Catalogne. Des manifestations spontanées de voisin·es du quartier de la Barceloneta contre le « modèle touristique » avaient déjà marqué les esprits à l’été 2014. En 2017, de jeunes indépendantistes avaient pris d’assaut un bus de touristes à Barcelone et dégonflé ses pneus. En 2021, des milliers de personnes avaient défilé contre l’extension de l’aéroport catalan d’El Prat.
Mais cette année, c’est d’ailleurs, depuis l’archipel des Canaries, que la contestation est partie. Une manifestation monstre a rassemblé plus de 56 000 personnes, de Tenerife à Lanzarote, en avril. « Les îles ne vivent pas du tourisme, mais le tourisme vit sur elles », martelait l’un des slogans.
D’autres villes, de Malaga à Séville, ont emboîté le pas. Fin juillet, environ 50 000 personnes, selon les organisateurs, ont défilé à Palma de Majorque, aux Baléares, là encore un rassemblement inédit par son ampleur. Dans l’archipel, des centaines d’activistes ont aussi pris d’assaut les plages les plus paradisiaques, assumant une forme d’« occupation ».
La « tourismophobie » est devenu l’un des mots les plus prisés des journalistes espagnol·es cet été. Des éditorialistes ont parfois tiqué sur le risque d’une « xénophobie chic » cachée au sein de ces mouvements, à force de revendiquer « la priorité aux locaux ». Mais un consensus s’est formé dans le débat public, au moins pour reconnaître certains effets délétères de ce surtourisme.
Après la France, l’Espagne est le deuxième pays le plus visité au monde, avec 84 millions de touristes étrangers et étrangères en 2023. Le nombre de visiteurs et visiteuses est encore annoncé en hausse de 13 % au cours de l’été par rapport à l’an dernier. Et plus de 30 % de ces touristes se rendent sur l’un des deux archipels, Baléares ou Canaries – qui comptent aussi parmi les régions d’Espagne à la superficie la plus réduite.
« Il y avait des gens qui exigeaient un changement plus radical que d’autres, dans la manifestation de Majorque. Mais le sentiment général, c’est que la saturation est telle, qu’un changement de modèle est devenu indispensable, explique à Mediapart Jaume Pujol, porte-parole de la plateforme Menys turisme, més vida (« Moins de tourisme, plus de vie ») aux Baléares. Nous sommes devenus dépendants d’un tourisme que nous n’avons pas choisi. »
Âgé de 15 ans à peine, Jaume Pujol s’est imposé comme l’une des figures des mobilisations des dernières semaines. Formé dans les manifestations pour le climat de Fridays for Future, issu d’une famille de syndicalistes, il est parvenu à créer un mouvement où les générations d’activistes se croisent, des très jeunes aux plus âgé·es.
Dans leur lutte contre la « touristification », des militant·es comme Pujol et Pardo Rivacoba cherchent à contrer le plaidoyer de certains secteurs de l’économie espagnole, en faveur d’un « tourisme de qualité », une stratégie défendue par le maire socialiste de Barcelone Jaume Collboni qui revient à privilégier « la qualité sur la quantité ».
En clair, moins de jeunes touristes Airbnb venu·es d’Europe pour faire la fête, et davantage de touristes fortunés prêts à dépenser pour des événements de grand standing, par exemple la prochaine édition de l’America’s Cup, compétition de voile qui s’ouvre à Barcelone fin août, sponsorisée par Louis Vuitton.
Reflet de ces divergences d’approche, l’éventail des solutions proposées, dans le débat public, est très large, de la simple régulation, pour mieux accompagner les « flux » de touristes, à une véritable rupture avec un modèle capitaliste jugé caduc.
Aux Baléares, un décret interdit désormais de boire de l’alcool dans l’espace public dans les zones les plus touristiques, et les bateaux qui organisent des fêtes doivent se tenir à une certaine distance des côtes. À la demande de la mairie de Barcelone, la ligne de bus 116, très utilisée par les touristes parce qu’elle dessert le parc Güell imaginé par Gaudí, n’apparaît plus sur GoogleMaps.
Au Pays basque, San Sebastián a fixé à 25 personnes la taille maximale des groupes de touristes autorisés à visiter la ville, tandis que le maire conservateur de Séville, José Luis Sanz, réfléchit à faire payer l’entrée sur la principale place de la ville, la plaza de España. Des stations balnéaires, de Vigo à Marbella, menacent d’amendes les touristes qui urineraient dans la mer.
De manière moins anecdotique, Barcelone s’est engagée, sous la pression d’un décret adopté par le gouvernement régional, à transformer en logement locatif traditionnel l’ensemble des quelque 10 000 appartements à usage touristique de la ville, d’ici fin 2028. La ville veut aussi augmenter la taxe journalière sur les nuitées d’hôtel, afin de financer les installations d’air climatisé et de chauffage dans toutes les écoles – une mesure fiscale qui, selon ses détracteurs, pénalise surtout les voyageurs et voyageuses les moins aisé·es.
Au niveau national cette fois, l’exécutif de Pedro Sánchez a présenté en juillet un projet censé freiner la prolifération du marché locatif uniquement destiné aux touristes : il faudrait désormais l’aval des trois cinquièmes des copropriétaires de l’immeuble pour mettre à louer un nouvel appartement. Du côté de Sumar, le partenaire de coalition du Parti socialiste, on plaide aussi pour renforcer la fiscalité sur le secteur hôtelier ou encore sur le carburant des avions (exempté de TVA).
Mais cette approche – mieux distribuer les recettes du tourisme, au profit de toute la population – laisse sceptiques Adriana Llera et Daniel Pardo. Depuis Barcelone, les deux jugent déjà nécessaire d’enclencher une autre vitesse : geler les budgets de promotion du tourisme catalan, démanteler l’établissement mixte Turismo de Barcelona, relais de l’industrie du tourisme, interdire les jets privés à l’aéroport d’El Prat, bloquer les travaux d’extension de tous les aéroports catalans, ou encore fermer le quai aménagé pour les navires de croisière au port de Barcelone.
Autant de pistes qui semblent, à ce stade, très loin d’être retenues. Les principaux partis espagnols restent très attachés à la manne touristique, manifestement poreux aux discours de l’industrie. Le Parti socialiste catalan, qui a remporté les élections de mai dernier, est même un promoteur du projet d’ouverture d’un mégacasino et centre de loisirs de la chaîne Hard Rock près de Tarragone, dans le sud de la Catalogne – dossier ultra-sensible qui avait déjà provoqué l’éclatement de la coalition régionale en début d’année.
Quant à l’ancienne maire Ada Colau, militante du droit au logement venue de l’altermondialisme, elle avait été élue notamment sur la promesse de dégonfler ce qu’elle appelait la « bulle touristique ». Après de premières décisions saluées par la société civile, au début de son premier mandat en 2016, comme un moratoire sur l’ouverture de nouveaux hôtels dans le centre, elle a déçu beaucoup de militant·es, avec des décisions jugées trop sages pour tenir tête à l’industrie du tourisme.
Durant son second mandat, elle est même allée jusqu’à défendre la tenue de l’America’s Cup. Cette compétition de voile, qui se tiendra à partir de fin août à Barcelone, devrait être l’occasion pour les adversaires du surtourisme de faire de nouveau entendre leurs voix.
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