Comment on saccage les paysages. Le cas de la lavande en Provence

7 août 2024

Ne croyez pas à la provocation, vous qui aimez les clichés du Midi français, teintés de ce mauve lumineux qui sont l’âme de la Haute-Provence (Giono). Oui, les paysages de lavande sont remarquables, mais derrière la carte postale que vous recevrez de vos amis cet été, c’est la cata. (Gilles Fumey)

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Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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Dans la vallée de la Sénancole, non loin du Luberon © DR

Sur la rive gauche de la Durance, à la hauteur de Manosque chère à Giono, le haut plateau de Valensole à 500 mètres d’altitude, avec ses 300 jours d’ensoleillement (60 à Strasbourg) est un quadrilatère coloré en mauve par la lavande, plus exactement un hybride appelé lavandin[1]. Pas de tradition, ici, puisqu’avant la Première Guerre mondiale, les amandiers, les chênes truffiers, les céréales et les pâturages à moutons, pour ceux qui transitaient sur les drailles reliant la Crau aux Alpes, c’était le paysage «provençal». Même à l’abbaye de Sénanque (12e siècle) où la lavande a mêlé ses sortilèges à ceux de l’art roman il y a moins de cent ans (photo ci-dessus).

Puis, la fièvre capitaliste a saisi les paysans. Certains ont entendu l’appel des parfumeurs de Grasse découvrant les charmes olfactifs de l’essence de lavande et du lavandin. La plante alpine Lavandula angustifolia s’est invitée au bouquet provençal, mêlant ses effluves aux senteurs de cardamome, de rose et de jasmin, de thym et de sarriette, de sauge et d’anis. Les artisans de Grasse, spécialisées dans le cuir parfumé depuis plusieurs siècles, ont été envoûtés par ces nouvelles fragrances. Avec un partage géographique au fil du temps, au plateau d’Albion, la lavande fine, à celui de Valensole, l’hybride.

Antiseptique, apaisant et cicatrisant, le lavandin est utilisé dans les eaux de toilette, savons et surtout lessives, détergents et, un peu, parfums et parfums d’ambiance. Le philosophe botaniste Théophraste (4e siècle avant notre ère) mentionnait des usages funéraires en Égypte de plantes à parfum comme l’encens, le laurier, mais pas la lavande appréciée chez les tanneurs seulement au 15e siècle. La plante est devenue une bonne affaire au fil du temps : son rendement aujourd’hui n’est pas négligeable, un hectare permettant de distiller 15 kg d’huile essentielle[2]. La France en a planté 28 000 hectares.

Mais rien ne va plus. Les volumes d’huile essentielle de lavande et de lavandin en 2022 ont dégringolé d’environ 20 % par rapport à 2021 [3]. En 2023, la production mondiale d’huile essentielle de lavande et son hybride atteignait 350 tonnes. La France est encore le 2e pays producteur au monde derrière la Bulgarie (150 tonnes) et avant la Chine (50 t environ). Que s’est-il passé ?

Malédiction ?

La lavande est malade du triple syndrome des monocultures. La chute entre 2019 et 2023 est vertigineuse : près de 60% !

Illustration 2
La noctuelle a bon dos

Le premier syndrome : un marché qui s’est mondialisé. Comme pour le vin à Bordeaux, les oléagineux en Alsace, les céréales en Poitou, les prix font du yoyo à cause de stocks importants. La Beauce, le Berry, l’Alsace se sont mises à cette monoculture très rentable, notamment parce que sur ces terres neuves, les rendements sont excellents, concurrençant les bassins traditionnels de production du Midi[4]. Les monoculteurs à qui on a fait miroiter monts et merveilles découvrent les cordes avec lesquelles les spéculateurs peuvent les pendre. Les gros producteurs font monter les prix. Après quoi, les industriels font chuter le cours du marché, les stocks de lavandin ne se vendent pas. Le marché saccage, l’État répare les dégâts. Classique.

Deuxième syndrome : la géopolitique. La guerre en Ukraine a renchéri les coûts de production. C’est avec de l’argent public qu’on soutient à hauteur de 10 millions d’euros, soit 20 000 euros par ferme, partiellement pour financer l’arrachage de 5000 ha. On libéralise les marchés avec la Chine ou la Bulgarie produisant deux fois moins cher et on casse les productions locales. Au secours, le RN ! Troisième syndrome : l’environnement et le changement climatique. C’est pas de chance, cette fichue chenille noctuelle, portée par les siroccos qui viennent de l’Afrique qui a dévoré 70% de la récolte à l’été 2023 ? Un peu quand même : les monocultures qui se voulaient  adaptées à nos fièvres productivistes sont les cibles des mauvaises conjonctures. Le Comité interprofessionnel des huiles essentielles (Cihef) a beau jeu de tirer, une nouvelle fois, la sonnette d’alarme auprès de l’État. Les contribuables vont devoir mettre encore la main à la poche. Car entre Drôme et Méditerranée, certains producteurs ont perdu jusqu’à la totalité de leur production. N’est-ce pourtant pas le prix à payer de toutes les monocultures ? Faut-il rappeler le million de morts dans une Irlande du 19e siècle qui avait mis toute sa survie dans le même panier de pommes de terre ? Et on nous annonce que l’aumône publique pourrait s’appliquer aussi aux monocultures de pois chiches, de tomates, de maïs attaqués par cette petite bête diabolique.

© M6 Info

C’est la fête à la lavande

Heureusement, direz-vous, que tout le monde n’est pas à plaindre comme ceux qui ont le culot d’accuser le gel et la sécheresse. Il demeure des polyculteurs qui ont la tête sur les épaules. Qui n’ont pas dévoyé la lavande comme un vulgaire produit de marché financiarisé, mais comme un parfum, un «objet de séduction» comme aime le dire Isabelle Bardès, conservateur au musée d’histoire du Moyen Age à Paris. On en croise à Ferrassières (Drôme) à 1000 m d’altitude qui ont diversifié leurs productions, ou à Revest-du-Bion (Alpes-de-Haute-Provence) qui ont acquis un troupeau de brebis pour ne pas fragiliser leur exploitation.

Si vous passez à Mévouillon (Drôme), demandez à voir Francis Vidal, 88 ans, grand maître à la Commanderie de la lavande en Haute-Provence. Un érudit qui propose le classement des «paysages olfactifs et poétiques de lavande» de Provence au patrimoine mondial en 2022. Il croit à cette «assurance-vie» pour les producteurs qui pourraient être protégés par des aides publiques plus faciles à obtenir. Et ne manquez pas Xavier Lemonde à Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence) qui travaille à l’Université européenne des senteurs et des saveurs, un centre de formation et de valorisation fondé en février 2024, lui aussi, tentant de sauver la filière et ses paysages.

Peut-on, comme pour la baguette industrielle de pain qui a forcé la porte de l’Unesco en 2022, imaginer une filière dominée par des industriels de la lavande ? Possible. Mais il serait triste de voir l’Unesco accompagner un tel saccage sans y mettre des conditions strictes de réforme. En attendant ce radieux avenir, courez à Sault (Vaucluse) pour la fête de la lavande le 15 août, si vous avez manqué celle de Valensole (chaque 3e dimanche de juillet) ou celle du Pays d’Apt (le 14 juillet), autant de villes qui s’autoproclament capitales de la lavande. Car c’est bien connu, «les parfums, les couleurs et les sons se répondent» (Baudelaire, Correspondances).

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[1] Déjà distillée au 16e siècle pour ses vertus médicinales, la lavande a vu sa production s’intensifier au 19e avec l’industrie du parfum à Grasse. Les parfumeurs exploitaient les huiles essentielles de Lavandula angustifolia, ou « lavande vraie » appréciée pour ses fragrances. La lavande est souvent confondue avec le lavandin. Avec une unique tige et des feuilles étroites, la lavande originelle ne pousse naturellement qu’à partir de 600 mètres d’altitude. Croisement de la lavande vraie et de la lavande aspic, le lavandin est un hybride avec des épis secondaires plus fournis en fleurs, croissant à toute altitude et offrant un rendement bien plus intéressant. Plus forte et plus camphrée, l’huile essentielle de lavandin a des propriétés de moindre qualité.

[2] Vendue de 15 à 40 euros

[3] Source : FranceAgriMer

[4] Où on a vu aussi des viticulteurs du Vaucluse obtenir des primes à l’arrachage des vignes pour planter du lavandin.

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Sur le blog

«Provence: la lavande menacée par la Tulipe?» (Martine Tabeaud)

«Paysages à vendre» (Manouk Borzakian)

«Et pan ! sur la baguette française qui entre à l’UNESCO» (Gilles Fumey)

«TotalEnergies s’attaque aux paysages en Occitanie» (Gilles Fumey)

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