Accès aux soins : une quarantaine de communes bretonnes mettent l’État en demeure

Les édiles de 44 communes des Côtes-d’Armor ont publié un arrêté municipal visant à pallier le « trouble à l’ordre public » que représente l’inégalité d’accès aux soins. Le mode d’action pourrait bien obliger l’État à indemniser certaines communes.

Manuel Magrez

Ils l’accordent bien volontiers, la justification légale de leur action peut être perçue comme alambiquée, mais c’est un peu la solution de la dernière chance pour se faire remarquer. Les maires de 44 communes des Côtes-d’Armor ont fait usage de leur pouvoir de police administrative en prenant un arrêté commun enjoignant à l’État de mettre en place un plan d’urgence d’accès aux soins dans le département.

Dans cet arrêté de trois pages, les édiles justifient leur action en arguant que l’inégalité d’accès aux soins « est susceptible de créer un trouble à l’ordre public »« Et maintenir l’ordre public, c’est un peu la mission première des maires » pour Gaël Roblin, élu municipal de Guingamp. Il a beau n’être qu’un élu d’opposition de la sous-préfecture des Côtes-d’Armor, peuplée d’un peu moins de 7 000 habitant·es, son idée a fait mouche en conseil municipal et ailleurs.

L’arrêté pris par les 44 maires costarmoricain·es décrit un « département […] particulièrement impacté par la désertification médicale » engendrant « une sollicitation importante des services des hôpitaux publics eux-mêmes sous dotés ». Autre grief : « Les services hospitaliers costarmoricains sont perpétuellement menacés de restructuration ou de fermetures de services impactant ainsi, encore plus négativement l’accès effectif aux soins. »

L’hôpital de Lannion, en mars 2021. © Photo Damien Meyer / AFP

Ce mode d’action, éminemment politique, n’est pas inédit. L’initiative des maires de Côtes-d’Armor est d’ailleurs inspirée de celle de douze collègues de Seine-Saint-Denis. En avril, ils avaient pris des arrêtés similaires, enjoignant aux pouvoirs publics de mettre sur pied un « plan d’urgence de l’éducation » face au manque cruel de moyens dans les établissements du département. Mais l’action symbolique n’était pas allée plus loin, la préfecture de Seine-Saint-Denis ayant immédiatement contesté la légalité de ces arrêtés devant le tribunal administratif.

Dans le département breton, c’est différent. « Les arrêtés de quatre communes ont déjà dépassé le délai pendant lequel la préfecture peut l’attaquer, alors ceux-là peuvent être appliqués », s’étonne Gaël Roblin. Si les élus de ces communes le souhaitent, ils peuvent réclamer 1 000 euros par jour d’astreinte à l’État, jusqu’à ce que les revendications de l’arrêté soient contentées.

Elles ne s’arrêtent pas au plan d’urgence pour l’accès aux soins réclamé. Concrètement, les élu·es demandent à l’État « de créer pour les hôpitaux des Côtes-d’Armor, les véritables conditions au déploiement des personnels nécessaires ». Et ce « y compris en négociant des accords internationaux avec des États partenaires de la France, comme la République de Cuba, et enfin de favoriser ce déploiement par tout moyen y compris la régularisation des praticiens à diplôme hors Union européenne », du nom de ces médecins étrangers qui peuplent les hôpitaux français dans des conditions précaires.

Problématique de longue date

Les arrêtés réclament aussi la mise en place d’un hélicoptère du Samu, de « dix véhicules neufs du Smur pour le département », et le remboursement « au kilomètre près, aux collectivités locales, [d]es dépenses kilométriques supplémentaires des véhicules du Service départemental d’incendie et de secours qui assurent le transport des patients vers des services toujours plus éloignés, en raison des restrictions d’ouverture des services d’urgences décidées par l’agence régionale de santé (ARS) ».

Depuis plusieurs années, face au manque de médecins, les urgences de nombre d’établissements de santé du département sont en effet « régulées », selon la formule de l’ARS, ou tout simplement fermées sur certaines plages horaires. Par exemple, à Lannion, pendant la nuit, il est impossible d’accéder aux urgences sans avoir obtenu l’autorisation du 15 et ce depuis la mi-mars, faute de recrutement de médecins urgentistes.

Et à Guingamp, c’est la maternité qui est menacée de fermeture depuis des années. Son sauvetage in extremis à l’été 2022 n’avait été possible qu’avec l’intervention de Noël Le Graët, Guingampais d’origine, alors président de la Fédération française de football, auprès d’Emmanuel Macron. Plus récemment, en mars, face à un service toujours sur la sellette, l’ambassadeur de Cuba en France avait même proposé l’envoi de médecins de l’île « si un accord de gouvernement était signé », après avoir été sollicité par un collectif de défense des hôpitaux publics du département.

« À un moment donné, comme maires, on ne peut plus se contenter de soutenir les manifestations désormais habituelles », argue Olivier Houzet. Le maire (Place publique) de Saint-Quay-Perros, commune voisine de la très touristique Perros-Guirec, fait partie de celles et ceux dont l’arrêté, pris plus tôt que ses collègues, est désormais applicable. Cette salve d’arrêtés, c’est un peu l’opération de la dernière chance, « pour nous faire remarquer par Paris ».

Avant cela, les manifestations se sont évidemment succédé. « On est même allés jusqu’à faire une visite surprise avec quelques élus au service des urgences de Lannion. On a découvert que contrairement à ce qui nous était dit depuis des mois, quand il y avait un départ en intervention Smur, il n’y avait plus de médecin urgentiste sur place », s’étonne encore le maire. L’épisode avait mené à de vifs échanges avec le député (Renaissance) de la circonscription, Éric Bothorel, désapprouvant la manière de faire des élu·es. Un signe supplémentaire de la tension qui gagne le terrain costarmoricain au sujet de la santé. « Dès qu’on croise du monde sur les marchés, c’est de cela qu’on nous parle », insiste Olivier Houzet.

« On aurait préféré aller devant le tribunal »

« L’astreinte de 1 000 euros, à la base, c’était pour faire réagir. Notre objectif n’est pas d’aller gratter de l’argent à l’État », reprend Olivier Houzet. Lui aurait même « préféré que le préfet attaque l’arrêté sur le fond devant le tribunal administratif, ça aurait pu mettre le sujet de l’accès aux soins en débat »« Le plus surprenant, c’est qu’on n’a pas de son et pas d’image, alors qu’on croise très souvent le préfet ou les sous-préfets », explique l’édile, qui dit aussi y voir un désintérêt complet pour la problématique.

Il faut dire que personne ne comprend très bien ce qui motive l’absence de réponse du représentant de l’État dans le département. Services de contrôle débordés par les élections ? Soutien discret ? Ou manière de faire parler le moins possible du sujet, comme l’imagine le maire de Saint-Quay-Perros ? « Tout le monde est surpris, moi le premier », dit Gaël Roblin. Contactée par Mediapart, la préfecture des Côtes-d’Armor a de son côté expliqué ne pas vouloir commenter.

Pas de quoi décourager les élu·es costarmoricain·es. « On fait bloc, pour dire à Paris que ce n’est plus une situation tenable », analyse Gaël Roblin. Chose assez rare pour être soulignée, « lorsqu[’il a] émis cette idée, tout le monde au conseil municipal de Guingamp, et même l’opposition de droite, a immédiatement réagi positivement ». Les arrêtés ont alors commencé à affluer, du côté de Guingamp et de Lannion, et le compteur continue d’augmenter de jour en jour.

Paul Le Bihan, maire socialiste de Lannion, deuxième plus grande ville du département après Saint-Brieuc, n’exclut pas de rejoindre les rangs des contestataires. Pour aller plus loin, « on a fait un appel à tous les maires bretons, parce que le sujet ne se cantonne pas aux Côtes-d’Armor », poursuit Gaël Roblin.

Si le sujet fédère tant, c’est que « le sentiment d’abandon de l’État et de relégation du territoire prend de l’ampleur parmi les administrés et élus », analyse encore le Guingampais. Si personne n’ignorait le problème, ce sentiment a sauté aux yeux du monde politique local ces derniers mois.

Et sa traduction électorale fait peur, avec des communes de plus en plus nombreuses dans les terres à mettre le Rassemblement national (RN) en tête des différents scrutins, or ce parti a opportunément fait des déserts médicaux l’un de ses chevaux de bataille. Plusieurs candidat·es ont même réussi à se qualifier au second tour des dernières élections législatives. La situation ne s’était jamais vue en Bretagne.

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