Malgré les appels à cesser les nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles, les majors du pétrole, gaz et du charbon persistent à miser sur le chaos climatique. De leur côté, banques, investisseurs et assureurs continuent de leur fournir des moyens financiers vertigineux : en huit ans, les 60 plus grandes banques mondiales ont alloué près de 7 000 milliards de dollars à l’industrie fossile. L’utilisation de ce pactole menace les conditions de vie humaine sur Terre. Une situation symbolique du capitalisme fossile, de l’irresponsabilité des multinationales mais aussi de la lâcheté des pouvoirs publics.
« Réchauffer la planète est sans doute l’une des activités les plus lucratives du capitalisme mondialisé. » La sentence est de l’économiste Maxime Combes, de l’Observatoire des multinationales, interrogé par le journaliste Mickaël Correia dans son livre Le Mensonge Total (Seuil, 2024). Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil aux bénéfices faramineux de TotalEnergies en 2022 : 19,1 milliards d’euros, un record historique. L’année suivante, Saudi Aramco annonçait presque 6 fois plus ; cette compagnie pétrolière saoudienne constitue le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre. « L’habitabilité de la planète est sacrifiée sur l’autel des profits des majors des énergies fossiles, poursuit Maxime Combes. Tant que ce sera le jackpot pour le capitalisme fossile, la lutte pour le climat sera mise en échec. »
Article issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.
Dans l’ombre des derricks qataris ou des mines de charbon chinoises se cachent d’autres acteurs en col blanc : ceux de la finance mondiale. Car ce sont bien banques et investisseurs qui rendent possibles l’exploitation des gisements mais aussi l’achat d’oléoducs ou de navires méthaniers. Et ce sont bien des compagnies d’assurance qui garantissent les emprunts de ces titanesques projets énergétiques.
Pourquoi miser ainsi sur le chaos climatique ? Parce que les fossiles constituent un investissement sûr et rentable, terriblement rentable. Dans son dernier « Journal des actionnaires », TotalEnergies s’enorgueillit d’un taux de rentabilité de 19 %, juste devant ExxonMobil, BP, Chevron ou Shell2.
Une chorégraphie bien huilée
Finance et fossiles s’enlacent dans une valse mortelle depuis les premiers puits de pétrole. Dans son livre Or noir. La grande histoire du pétrole (La Découverte, 2015), le directeur du Shift Project Matthieu Auzanneau raconte comment, dans l’Ohio des années 1860, un modeste grossiste a investi quelques milliers de dollars dans un atelier de raffinage de pétrole. Cela s’avérera la première pierre d’une fortune et d’une aventure industrielle colossales : l’investisseur se nommait John D. Rockefeller et sa future entreprise, la Standard Oil Company, allait devenir l’ancêtre du géant pétrolier ExxonMobil.
Dès ses premiers coups de poker pétroliers, Rockefeller incarne la symbiose entre les fossiles et la finance, sœurs siamoises du capitalisme fossile. « L’or noir ne revient pas cher en investissements (quelques tuyaux, des pompes, des alambics, des wagons) au regard des marges de profits incomparables qu’il procure », poursuit Matthieu Auzanneau. John D. Rockefeller emprunte donc « sans cesse de très larges sommes, mais rembourse toujours davantage. (…) Ses richesses sont immédiatement absorbées et métabolisées par des établissements financiers dans lesquels il acquiert très tôt des parts. » En quelques années, le jeune entrepreneur cumule les casquettes de copropriétaire de banque, patron de raffineries ou encore fabricant de barils. L’or noir et le billet vert, main dans la main.
« Tant que ce sera le jackpot pour le capitalisme fossile, la lutte pour le climat sera mise en échec. »
Au fil des décennies, les protagonistes de la chorégraphie ont évolué. Le premier partenaire peut désormais être un projet d’exploitation pétrolière dans l’Arctique, un site d’extraction de gaz de schiste au Canada ou encore un oléoduc long comme un Paris-Rome, qui saignerait la Tanzanie dans toute sa largeur et s’appellerait EACOP3. L’autre danseur peut prendre le visage de petits porteurs d’actions Texaco, de retraités ayant indirectement confié leur avenir au gestionnaire d’actifs américain BlackRock ou de grandes fortunes à l’affût de placements juteux pour leurs voluptueuses économies.
Je te finance, tu extrais, on s’enrichit
Entre les deux protagonistes, un flux constant et existentiel : l’argent. Le tout sur un rythme en trois temps : je te finance, tu extrais, on s’enrichit. Dans le premier mouvement, banques et investisseurs financent les industriels ou les aident à lever des fonds sur les marchés, tandis que les assureurs sécurisent les opérations. Les États, eux, offrent subventions ou exonérations d’impôts. Le Réseau Action Climat a ainsi calculé que l’État français a offert au moins 11 milliards d’euros à la filière fossile en 2019, sous forme d’exemptions de taxes, de niches fiscales et autres subventions à l’export4.
Au deuxième temps de la valse, les majors énergétiques forent, percent, fracturent… Avant, troisième mouvement du ballet, d’abreuver leurs bienfaiteurs de dividendes, paiements d’intérêts ou primes d’assurance. TotalEnergies, par exemple, « a été en 2021 l’entreprise du CAC40 la plus généreuse à l’égard de ses actionnaires, qui ont reçu 7,6 milliards d’euros de dividendes », décrit Mickaël Correia. Malgré ses pubs truffées d’éoliennes, le groupe a dépensé au moins deux fois plus pour récompenser ses actionnaires que pour développer les énergies renouvelables et l’électricité.
Des projets qui ruinent tout espoir de limiter le chaos climatique
Grisés par le tempo fou de leur danse, les géants de la finance et des fossiles piétinent quelques menus obstacles : les droits humains et l’environnement dans les pays du Sud, la santé des travailleurs et des travailleuses ou encore la stabilité du climat et, partant, les conditions de vie sur Terre. Le Giec l’assure et l’Agence internationale de l’énergie le répète : il faut cesser tout nouveau projet d’extraction fossile si l’on veut limiter le dérèglement du climat5. Pourtant, parmi les projets énergétiques financés à coups de milliards, on trouve 422 « bombes carbone » : des sites d’extraction fossile susceptibles d’émettre chacun au moins un milliard de tonnes d’équivalent CO2. À elles seules, ces bombes anéantiraient tout espoir d’enrayer le chaos climatique.
Dans Fossil Capital. The rise of steam power and the roots of global warming (Verso Books, 2016, non traduit), Andreas Malm décrit l’irresponsabilité qui fut longtemps propre à la filière fossile : « La personne qui nuit à d’autres en brûlant des énergies fossiles (…) recueille tous les avantages de cette combustion mais peu des inconvénients. Ils seront endurés par des personnes qui ne sont pas dans les parages et ne peuvent pas exprimer leur opposition. »
« BNP, la banque d’un monde qui brûle »
Depuis les années 2010, l’opposition au fric fossile monte tout de même en puissance en France. Les économistes Thomas Piketty et Tim Jackson ont appelé les « investisseurs responsables » à désinvestir des énergies fossiles6 en 2015. En 2020 est née l’ONG Reclaim Finance, spécialisée sur le sujet. Elle et d’autres associations montent des campagnes pour dénoncer les activités climaticides des banques – « BNP, la banque d’un monde qui brûle » – et bloquer leurs AG ou leur siège à La Défense.
Sous ces pressions conjuguées, des acteurs majeurs s’exécutent et désinvestissent des énergies brunes, comme le fonds souverain de Norvège, l’université de Californie ou… le fonds Rockefeller Brothers. Les autres acteurs de la finance occidentale jurent leurs grands dieux que la danse avec les fossiles est terminée. Le soutien des banques françaises au secteur du charbon, par exemple, a nettement diminué, tout comme celui des assureurs tricolores7. Mais le diable du greenwashing financier se cache dans les détails. Au niveau mondial, l’investissement dans la production de carburants fossiles augmente régulièrement depuis 20208. Et malgré leurs grandes déclarations, douze mastodontes bancaires – dont BNP Paribas, Société Générale et Crédit Agricole – ont signé un chèque de 8 milliards d’euros à TotalEnergies en 2022.
« Ce serait naïf d’en attendre autre chose ! »
Pour Aline Fares, l’irresponsabilité est consubstantielle au fonctionnement de la finance. Dans sa bande dessinée La Machine à détruire – Pourquoi il faut en finir avec la finance (avec Jérémy Van Houtte, Seuil, 2024), cette ex-banquière raconte sa révélation après des années chez Dexia : « Le premier objectif de ces grosses banques, fait-elle dire à son personnage de papier, c’est de ramener de la thune à leurs actionnaires, pas de faire le bien de l’humanité. Ce serait naïf d’en attendre autre chose ! »
Quelques pages de BD plus tard, la repentie donne des bases de culture financière, souvent méconnues du commun des mortels. Par exemple : « Les banques choisissent ce qui sera financé et ce qui ne le sera pas. » Cela peut sembler pure évidence, mais les implications sont capitales : en fonction de la seule volonté d’acteurs privés, telle activité rentable mais affreusement polluante – comme l’extraction de sables bitumineux – sera soutenue et financée ; tandis que telle autre, pourtant essentielle à la métamorphose écologique de l’économie – comme l’isolation efficace des logements – ne verra même pas le jour. La finance a acquis le pouvoir d’orienter l’économie selon sa seule boussole : l’optimisation du profit.
Les politiques participent à la sarabande
Pour l’essayiste et journaliste Aurélien Bernier9, la symbiose entre puissances d’argent et fossiles s’est singulièrement aggravée avec le mouvement mondial de dérégulation de la finance. « Dans les années 1980, l’État avait encore des leviers pour favoriser tel ou tel type d’investissement et appliquer des taux différents selon les activités. Mais ces mécanismes ont disparu, rappelle l’auteur. Notre seul espoir d’introduire une notion d’intérêt général dans tout ça consiste à reprendre un contrôle public au moins partiel de l’investissement et du crédit. » Voire à nationaliser les grandes entreprises énergétiques comme TotalEnergies ou Engie. « Ce n’est pas impossible, conclut-il. Mais c’est un vrai problème de volonté politique. »
Car pour réglementer la valse folle entre fossiles et finance, encore faut-il ne pas participer soi-même à la sarabande. Or nombre de décideurs politiques ont des intérêts fusionnels avec les financiers ou les industriels fossiles. L’actuelle ministre des Sports n’est-elle pas mariée à Frédéric Oudéa, qui fut directeur de la Société Générale pendant 15 ans ? Une vingtaine de parlementaires et membres du gouvernement ne possèdent-ils pas des actions TotalEnergies, pour un montant allant de 700 à 30 000 euros10 ?
Plus insidieux encore : des magnats du pétrole, comme les frères Koch aux États-Unis, utilisent leur fortune fossile pour financer des réseaux d’extrême droite à travers le monde. Leur objectif : porter au pouvoir des décideurs et décideuses favorables aux énergies brunes, et étouffer ainsi toute velléité de régulation.
En toile de fond de cette valse mortelle s’inscrit la vaste question du pouvoir des multinationales. Le philosophe Alain Deneault leur a consacré de nombreux ouvrages. En avant-propos de l’un d’eux, intitulé De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit (Rue de l’échiquier, 2017, réed. 2023), il écrit : « Des autorités publiques, on s’attend à ce qu’elles encadrent le capital plutôt que de quémander auprès de lui. (…) Il faudra rapidement trouver une façon de démanteler ces mastodontes (les multinationales) qui contrôlent des secteurs névralgiques de la vie sociale et qui concentrent des pouvoirs que ne saurait reconnaître aucun démocrate. » Car si on la laisse faire, la finance extraira jusqu’au dernier baril. Au risque de faire de l’humanité une espèce… fossile.
Sources
1. Rapport « Banking on climate chaos 2024 ».
2. Rentabilité sur capitaux employés.
3. East African Crude Oil Pipeline, un projet pétrolier en Ouganda et Tanzanie lancé par TotalEnergies.
4. « Subventions aux énergies fossiles : où sont passés les 11 milliards d’euros ? », Réseau Action Climat, 2019.
5.Feuille de route de l’AIE, 2021.
6. « Cessons d’investir dans les énergies fossiles ! », tribune de Thomas Piketty et Tim Jackson, dans Le Monde.
7. « Suivi et évaluation des engagements climatiques des acteurs de la Place », ACPR – AMF, 2024.
8. « World energy investment », AIE, 2023.
9. Auteur de Les Voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Utopia, 2018, et de L’urgence de relocaliser. Pour sortir du libre-échange et du nationalisme économique, Utopia, 2021.
10. Mickaël Correia, Le Mensonge Total, Seuil, mars 2024.
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