7 octobre : à Gaza, « après un an, je suis toujours vivant, ça tient du miracle »

Sa maison a été détruite, son frère et ses nièces tués. Depuis la bande de Gaza, Ziad Medoukh, professeur de français et écrivain, livre une chronique d’une année d’horreur qui ne s’arrête pas.

Comme citoyen de la ville de Gaza, je ne sais pas vraiment par où commencer, ni comment, ni quoi écrire… L’intensité du feu venant du ciel et de terre sème toujours plus de morts. On pensait égoïstement que l’escalade actuellement au Liban allait arrêter les bombardements ; or, rien n’a changé.

Nos compagnons du ciel ne sont plus les étoiles, ni la lune vers qui nous levions nos regards animés d’ambition et d’espoir ; ce ne sont désormais que les avions, les drones, les bombardements permanents, le brouillard, le rouge vif du sang, les explosions aussi ardentes que la chaleur du soleil et les éclats d’obus dans l’air, qui sont des coups de tonnerre ininterrompus rythmant notre quotidien.

Face à cette situation, mon cœur et mon esprit sont tiraillés au point de ne plus savoir quoi penser ou quoi dire. Je souffre littéralement chaque instant. Je crie. Comment pourrions-nous diminuer cette souffrance ? Nous n’avons même plus envie de manger, ni de boire, nous n’arrivons pas à dormir, nous sommes morts, cœur et corps.

« Les militaires israéliens détruisent tout, sans distinction »

Chaque heure, chaque minute, chaque seconde, nous sommes traumatisés. Face à l’incertitude de la chute d’une bombe, nous ne savons pas quand la mort nous frappera fatalement. Nous ne savons pas de quelle façon nous allons mourir ou si nous allons survivre à ce énième acte criminel. Hier, ce furent des voisins, des quartiers proches et, aujourd’hui, à qui ce sera le tour ? Qui succombera ?

L’armée d’occupation a semé la terreur et l’horreur à Gaza, qui subit un blocus inhumain et illégal depuis plus de dix-huit ans. Avec ce nouveau cycle d’agressions, les militaires israéliens détruisent tout, sans distinction : immeubles, maisons, bâtiments, hôpitaux, centres d’accueil, mosquées, églises, usines, bibliothèques, centres médicaux, écoles, universités, librairies, stations électriques, puits d’eau, parcs, banques, associations, stades, monuments historiques, centres commerciaux et terrains agricoles.

Le véritable objectif de cette cinquième offensive militaire en quatorze ans est de briser la volonté remarquable d’une population civile résistante qui a choisi de défier le blocus et toutes les mesures atroces de l’occupation, quitte à rester et vivre dans les ruines des bombardements, et dans des conditions inhumaines.

Comme tous les habitants ici, j’ai vécu cette agression avec beaucoup de douleur et de larmes. Après un an, je suis toujours vivant, ça tient du miracle. Je souffre comme toute la population, mais je suis toujours là, en chair et en âme, pour continuer à faire mon devoir d’écrire et de témoigner de la folie meurtrière.

J’ai beaucoup maigri, je me suis affaibli, je suis impuissant et incapable de dire des mots et des phrases face à ces atrocités infligées. Moi qui vois la mort mille fois par jour, qui ai perdu mon frère, mes proches et ma maison, je suis incapable de protéger ma famille, ni de soulager mes enfants. Cette longue année de souffrances et de malheur a été divisée pour moi en cinq périodes et événements, tous horribles et douloureux.

Le début du carnage, du 7 octobre 2023 jusqu’à la fin du mois, a été marqué par des bombardements intensifs qui visaient les bâtiments, les immeubles et les habitations civiles en premier lieu. Le premier jour a connu l’assassinat de 130 citoyens de Gaza, dont 32 enfants, 13 femmes et 12 personnes âgées. Après deux semaines, l’aviation militaire israélienne a lancé des tracts pour demander aux habitants de Gaza et du nord de la bande de Gaza de quitter leur ville pour aller dans le Sud : 900 000 Palestiniens ont quitté le Nord ; 600 000 ont décidé de y rester, malgré les bombardements intensifs.

« J’ai été encerclé pendant 48 heures dans un immeuble avec 60 de mes voisins, sans eau, sans nourriture et sans électricité »

Personnellement, j’ai décidé de rester chez moi, je ne voulais pas participer à une nouvelle Nakba, je voulais continuer mon devoir de témoigner. Pendant cette période, j’ai été très sollicité par les différents médias francophones, j’accordais 15 entretiens par jour à des chaînes et des sites. J’étais épuisé mais fier de participer à informer le monde francophone sur notre situation dramatique. Finalement, et avec l’intensification des bombardements qui ont touché mon quartier, j’ai décidé d’envoyer ma femme et mes cinq enfants à Khan-Younès, au sud, avec ma mère et mes frères. J’ai vécu des moments terribles seul, entre les témoignages, faire les tâches ménagères et aider les voisins sous les bombes.

La deuxième période est marquée par le début des opérations terrestres : les trois semaines de novembre 2023. Les chars et les blindés israéliens sont arrivés dans mon quartier. J’ai été encerclé pendant 48 heures dans un immeuble avec 60 de mes voisins, sans eau, sans nourriture et sans électricité, dans la peur et l’attente d’une attaque qui allait nous coûter la vie. Personne ne bougeait ou ne parlait, jusqu’au retrait des chars.

Lors de la dernière semaine de novembre, une trêve a permis à tout le monde de descendre dans les rues pour constater les dégâts et les destructions massives. Durant cette période, on a eu quelques approvisionnements, quelques magasins étaient ouverts pour les produits de première nécessité, mais leurs prix ont beaucoup augmenté, car les passages étaient tous fermés. La troisième période a été la plus dramatique et la plus horrible. Elle débute le 1er décembre, avec la reprise des opérations militaires israéliennes, cette fois avec l’occupation de toute la ville de Gaza. J’ai été obligé de quitter mon immeuble et mon quartier, car les avions militaires, les chars et la marine israélienne bombardaient à proximité. On n’a rien pu prendre avec nous dans notre premier déplacement forcé.

Mon frère Zaki, ingénieur en agronomie, a refusé de partir. Le 2 décembre 2023, à 20 heures, un voisin qui habite en face de notre immeuble et qui s’occupe de ses deux sœurs handicapées m’a téléphoné pour m’annoncer la terrible nouvelle : un feu a lieu dans notre immeuble. J’entends des cris d’enfants, on a appelé les ambulances et la défense civile, mais ils ne pouvaient rien faire parce que notre zone est considérée comme dangereuse, et l’occupant refusait de laisser passer les secouristes.

À 6 heures du matin, et malgré la présence de drones dans le ciel, j’ai décidé de me rendre sur place avec mon cousin. En arrivant, mon frère était allongé dans la cour avec sa femme et ses cinq enfants : tous morts. Notre immeuble était totalement détruit. On a réussi à sortir les corps et j’ai pleuré. Même si j’ai essayé de cacher mes larmes. On a trouvé un cimetière pour les enterrer, il y avait des bombardements intensifs et tout le monde avait peur. Je suis resté tout le mois de décembre loin de mon quartier, très triste et en colère, mais impuissant.

Lors de la destruction de mon appartement, j’ai tout perdu : mes affaires, mes économies, mes livres, mes vêtements, mais surtout mes souvenirs. Dans mon nouveau quartier, j’ai été hébergé chez les cousins, on était 45 personnes dans la maison dans des conditions très difficiles, sans liberté individuelle, avec la pénurie de tout à Gaza, la poursuite des bombardements et les incursions militaires de l’occupant. J’emprunte jusqu’à présent de l’argent à mes proches et amis pour survivre. Les banques sont fermées et tout est très cher à Gaza. Les produits alimentaires restent introuvables. Leurs prix ont flambé car les aides internationales ne passent pas dans le Nord.

« Face au blocus, le gouvernement de Gaza n’a rien préparé pour l’approvisionnement de la population »

Entre janvier et avril 2024, j’ai été coupé du monde, le réseau de communications a été détruit par les chars de l’occupation. Je ne pouvais communiquer ni avec ma famille et mes proches au sud, ni avec les médias et les amis solidaires à l’étranger. De nouvelles incursions militaires ont forcé de nouveaux déplacements. Avec la famine, j’ai été obligé de manger des herbes pour survivre.

D’avril à mai, il y a eu une petite amélioration, côté alimentation : avec la pression internationale, plusieurs camions sont passés vers le nord qui acheminaient en particulier de la farine pour les boulangeries de Gaza, qui ont commencé à refonctionner. Mais à partir de juillet, on a constaté le retour de la famine dans le Nord. Face au blocus, le gouvernement de Gaza n’a rien préparé pour l’approvisionnement de la population. Les magasins et les supermarchés ont vendu tous leurs produits alimentaires dans les deux premières semaines.

L’occupant a décidé de ne rien envoyer, ni produits alimentaires, ni médicaments, et il a interdit aux organisations internationales d’acheminer des aides dans le Nord. Pour le Centre et le Sud, il a augmenté l’arrivée des aides pour encourager les gens à s’y rendre. Une vraie famine s’est installée, on ne trouvait rien sur les marchés, les produits alimentaires sont introuvables.

Dans les marchés, les habitants sont effrayés, dans leurs yeux tristesse et colère devant leurs enfants. Ils ne peuvent pas répondre aux besoins de ces enfants privés de tout. Pour survivre, on se débrouille, on s’adapte, on prend un repas par jour, on mange du pain, quelques boîtes de conserve. Cette agression a été la plus violente, et la plus meurtrière jamais vue depuis la guerre de 1967. C’est la première fois depuis 2009 que les habitants évacuent leurs maison et quartier aussi rapidement. S’ajoute à tout cela l’ampleur des bombardements israéliens intensifs qui ont touché toutes les habitations et les infrastructures civiles, en particulier les hôpitaux, les écoles et les centres d’accueil.

Cette offensive a fait des centaines de milliers de victimes, selon un bilan provisoire. Les chiffres sur les victimes palestiniennes sont fournis par le ministère palestinien de la Santé à Ramallah qui gère le secteur de la santé dans la bande de Gaza. Plusieurs organisations internationales présentes sur le terrain – Médecins sans frontières, Médecins du monde – ont des chiffres provisoires proches de 125 000 personnes sous les décombres.

J’ai de la peine pour les enfants et les jeunes de Gaza, les pauvres, qui ont perdu une année scolaire et universitaire. Je travaille au quotidien avec eux pour les rassurer, leur remonter leur moral. J’organise des actions et des activités pour les jeunes pour qu’ils soient actifs dans la société et se sentent utiles. Car ils sont désespérés, ils ne voient ni avenir, ni perspective ; certains veulent partir de Gaza à tout prix. Mais la majorité sont toujours là, à supporter l’insupportable. Ils disent avec force et détermination qu’on reconstruira Gaza de nouveau, malgré les pertes et la destruction massive.

« En tant que citoyen qui se trouve sous le feu et les bombes, j’attends toujours une solution afin de mettre fin à notre souffrance »

Nous avons beaucoup apprécié les manifestations de solidarité partout dans le monde, en particulier le soulèvement dans les universités. En tant que professeur, j’ai été touché par la mobilisation continue de ces étudiants pendant des mois et des mois jusqu’à la fin de l’année universitaire, et leur détermination pour réclamer justice et fin de l’agression pour Gaza. Mais surtout c’était un message fort aux jeunes de Gaza qu’ils ne seront pas abandonnés.

La mobilisation dans les campus universitaires américains était une surprise, car on s’attendait à des manifestations dans les universités arabes et européennes. Mais les étudiants aux États-Unis ont compris que les Palestiniens sont en train de subir un vrai génocide, victimes d’un régime d’apartheid.

Les décisions courageuses de la Cour internationale de justice, qui a qualifié l’occupation israélienne des territoires palestiniens comme illégale, et celle de la Cour pénale internationale de vouloir juger les criminels israéliens pour les massacres commis dans la bande de Gaza ont été saluées par les Palestiniens, en particulier les Gazaouis.

Mais le plus important, c’est l’application de ces décisions sur le terrain. En tant que citoyen qui se trouve sous le feu et les bombes, j’attends toujours une solution afin de mettre fin à notre souffrance depuis presque un an maintenant. Depuis 1947 jusqu’à nos jours, des dizaines de décisions internationales sur la Palestine sont restées sans application, et aucune sanction n’a été prise contre l’État israélien.

Un an après, notre message est clair : c’est ici notre terre, jamais nous ne partirons, en dépit de tous les massacres et de toutes les atrocités. Et même si la vie continue dans une situation très difficile, l’espoir de reconstruire Gaza existe et l’espoir dans une vie meilleure subsiste à jamais. ❞

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