Bande de Gaza: 365 km² anéantis par Israël en 365 jours, «une volonté de détruire une mémoire»

La bande de Gaza n’est plus qu’un macabre théâtre de ruines. En une année, l’armée israélienne a tué près de 42 000 palestiniens dans l’enclave et en a blessé près de 100 000, en majorité des femmes et des enfants. Elle a aussi détruit la majeure partie d’un territoire devenu aujourd’hui inhabitable et qui perd toute mémoire.

Des soldats israéliens près de la frontière de la bande de Gaza, dans le sud d’Israël, lundi 11 décembre 2023. AP – Ohad Zwigenberg

« Urbicide », « domicide », « écocide », « génocide », les termes se multiplient pour évoquer la situation dans la bande de Gaza après un an de guerre. Si la guerre à Gaza s’arrêtait aujourd’hui, affirmaient les Nations unies en mai dernier, il faudrait jusqu’en 2040 pour reconstruire toutes les maisons qui ont été détruites par les bombardements et les offensives terrestres d’Israël dans le territoire.  Le coût dépasserait les 40 milliards de dollars. « Sans aucune raison, l’armée israélienne s’est acharnée sur notre maison : ils ont d’abord canonné l’escalier, situé au centre, ensuite leurs bulldozers ont éventré le rez-de-chaussée et le premier étage (…) Une maison n’est pas que des pierres », témoigne à l’Union juive française pour la paix Iyad Alasttal, réalisateur palestinien né Khan Younès. Gaza est l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète. Avant la guerre, 2,3 millions de personnes vivaient sur cette bande de terre de 365 kilomètres carrés.

Dans le nord de la bande de Gaza, le niveau des destructions a dépassé celui de la ville allemande de Dresde, bombardée en 1945 par les forces alliées dans le cadre de l’un des actes les plus controversés de la Seconde Guerre mondiale. Habitations, bâtiments administratifs et archives, écoles, hôpitaux, lieux de cultes, stations de pompage des eaux usées, routes et murs, sites historiques, champs agricoles et plages, 70% de la bande de Gaza n’est plus que poussière. Même les cimetières ont été ravagés.

« Tout détruire est un objectif génocidaire de l’armée israélienne. Ils veulent casser, abîmer la volonté du peuple palestinien, analyse l’éminente docteur palestinienne Samah Jabr, psychiatre et psychothérapeute. Ils veulent casser le système de croyances du peuple palestinien, l’espoir, la capacité d’agir. La volonté de changer la situation. C’est une attaque contre l’esprit du peuple palestinien. »

Plus de gravats à Gaza qu’en Ukraine

Depuis un an, l’Unosat, le service de cartographie satellite des Nations unies, publie mensuellement les cartes de la bande de Gaza. L’une des cartes de septembre illustre une évaluation complète des dommages. Selon l’analyse de l’imagerie satellite, Unosat a identifié environ 1 190 km de routes détruites, 415 km de routes sévèrement affectées et 1 440 km de routes modérément affectées. Au total, selon la banque mondiale, plus de 90 % des routes principales ont été détruites ou endommagées.

Selon les données de la Banque mondiale sur les quatre premiers mois de guerre, le logement représente à lui seul 72 % du coût total des dégâts, devant les infrastructures de service public comme l’eau, la santé et l’éducation (19 %) et les dégâts causés aux bâtiments commerciaux et industriels (9 %). Quelque 84 % des équipements de santé ont été détruits ou endommagés, et ceux qui fonctionnent toujours manquent d’eau et d’électricité. Quant aux gravats, le volume était il y a huit mois estimé à 26 millions de tonnes.

Fin avril, le chef du programme de déminage des Nations unies dans les territoires palestiniens, Mungo Birch, déclarait qu’il y avait plus de décombres à déblayer à Gaza qu’en Ukraine en deux ans. « En achevant de réduire la bande de Gaza à un tas de ruines, Netanyahu espère probablement en diminuer la population par dix : tous les Palestiniens qui le peuvent voudront quitter ce tas de ruines désespérantes, même s’ils doivent traverser la Méditerranée à la nage », analyse sur son blog l’expert militaire Guillaume Ancel, écrivain et ancien officier de l’armée française.

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A gauche, le camp de Jabaliya au nord de Gaza le 31 octobre 2023 avant les bombardements israéliens, et à droite, Jabaliya après les bombardements qui ont causé la mort de dizaines de personnes, le 1er novembre 2023.
A gauche, le camp de Jabaliya au nord de Gaza le 31 octobre 2023 avant les bombardements israéliens, et à droite, Jabaliya après les bombardements qui ont causé la mort de dizaines de personnes, le 1er novembre 2023. © HANDOUT / AFP

Détruire le passé, le présent….

« Parmi les choses qui ont été attaquées par les Israéliens dans les premiers mois, c’est le laboratoire où les Palestiniens congèlent le sperme et les ovules. Pourquoi ils ont besoin de détruire ce laboratoire ? Parce que c’est l’avenir. C’est la génération à venir, c’est la fertilité du peuple palestinien. Et puis ils ont attaqué par l’intelligence artificielle l’intelligence palestinienne : les professeurs à l’université, les poètes, les intellectuels, puis les chefs de famille. Puis ils ont attaqué tout, tout, à Gaza », raconte la docteure Samah Jabr.

Selon l’Unicef, 87% des écoles de l’enclave ont été détruites ou endommagées et les 12 universités ont été bombardées. Et avec les écoles détruites, c’est une 2e année scolaire perdue pour les enfants de l’enclave. « Les écoles en Palestine ne sont pas seulement un lieu pour apprendre à lire et à écrire. C’est un lieu de lien social, de développement émotionnel. Tout ce qui se passe, ça casse le développement et ça abîme les cerveaux et les capacités de cognitives et émotionnelles des enfants. Je pense que ça va changer leur vision de l’avenir. Comment les enfants à Gaza peuvent dorénavant imaginer un avenir, un avenir pacifique ? », s’interroge la psychiatre.

« Avec toutes ces destructions, dont les biens qui racontaient une histoire, on se retrouve avec des traumatismes de guerre qui s’installent de génération en génération, analyse Caroline Brandao, juriste, enseignante-chercheur et responsable du Droit international humanitaire à la Croix-Rouge française. Dans le droit international humanitaire, le fait de détruire des objectifs civils, des infrastructures civiles, mais aussi des biens culturels, c’est aussi une attaque au patrimoine de l’humanité, à la transmission, à la culture du pays. Donc c’est une volonté aussi derrière ça de détruire une mémoire, de détruire une culture, de détruire aussi des racines. » L’Unesco estime des dégâts causés sur plus de 50 sites culturels, religieux et archéologiques et fait craindre le risque d’un effacement culturel irréversible.

De manière générale, les écoles, les cimetières, sont des lieux protégés par le droit. Ils peuvent aussi devenir des cibles militaires s’ils sont détournés à d’autres fins, argument souvent avancé par Israël qui affirme que le Hamas y dépose armes et soldats. Mais selon certaines règles, à commencer par celle, élémentaire, du principe de proportionnalité. Des règles édictées dans les conventions de Genève, le droit conventionnel, mais aussi dans le droit international humanitaire coutumier. « Mais là, en l’occurrence, poursuit la juriste, il n’y avait pas de preuve qui attestaient que ces lieux étaient utilisés à des fins militaires, c’était plutôt des lieux où justement des personnes allaient se réfugier, ou des lieux où on avait souhaité disposer les morts quand on le pouvait. » Aujourd’hui, même le deuil et les cérémonies qui l’entourent sont dès lors devenus impossibles.

Des tombes endommagées à la suite d'un raid de chars israéliens sur un cimetière dans le camp de réfugiés de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, mercredi 17 janvier 2024.
Des tombes endommagées à la suite d’un raid de chars israéliens sur un cimetière dans le camp de réfugiés de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, mercredi 17 janvier 2024. AP – Mohammed Dahman

…. et le futur

« Le traumatisme, dans le cas des Palestiniens, n’est pas accidentel, analyse Samah Jabr. Ce n’est pas un séisme ou un accident de voiture. C’est délibéré, stratégique et vicieux. C’est le traumatisme colonial en tout cas. Et le traumatisme, c’est le désastre de l’impuissance. Alors, Israël essaye d’injecter ce sentiment dans chaque Palestinien et Palestinienne. C’est de la torture psychologique. Israël utilise un pouvoir beaucoup plus grand que nécessaire pour marquer les esprits et la psyché, la psychologie du peuple palestinien. Pour nous faire sentir complètement impuissants devant leur pouvoir, leur brutalité et leur cruauté. »

Sur le plan environnemental, le droit humanitaire stipule entre autres que les terres agricoles doivent être épargnées par les bombardements afin que, une fois le conflit terminé, les paysans puissent retourner y travailler sans craindre de se retrouver face à des explosifs de guerre ou à des restes des contaminations au phosphore blanc. L’Unosat montre que par rapport à la moyenne des sept années précédentes, environ 68 % des champs de cultures permanentes de la bande de Gaza ont connu une baisse significative de leur état de santé et de leur densité, ainsi qu’une augmentation notable de la destruction des vergers et autres arbres, des cultures de plein champ et des légumes dans le gouvernorat de Deir al-Balah. Aujourd’hui dans la bande de Gaza, la situation est telle qu’en juillet dernier, les premiers cas de poliomyélite ont été détectés dans les eaux usées, dus aux conditions d’hygiène désastreuses dans lesquelles vit la population depuis près d’un an.

Cette combinaison d'images créée le 11 janvier 2024 montre une vue aérienne prise le 26 janvier 2021 de la mosquée Hassaina et du port maritime de la ville de Gaza (à droite) et une vue aérienne prise le 6 janvier 2024 de la même mosquée lourdement endommagée par les bombardements israéliens au cours des combats entre Israël et le mouvement palestinien Hamas.
Cette combinaison d’images créée le 11 janvier 2024 montre une vue aérienne prise le 26 janvier 2021 de la mosquée Hassaina et du port maritime de la ville de Gaza (à droite) et une vue aérienne prise le 6 janvier 2024 de la même mosquée lourdement endommagée par les bombardements israéliens au cours des combats entre Israël et le mouvement palestinien Hamas. AFP – -,MOHAMMED ABED

Une catastrophe dont l’ampleur reste méconnue

L’enclave est devenue inhabitable, même l’air est devenu irrespirable. Les émissions de gaz à effet de serre générées au cours des deux premiers mois de la guerre à Gaza ont été plus importantes que l’empreinte carbone annuelle de plus de vingt des nations les plus vulnérables au climat dans le monde, selon une étude anglo-américaine. « La guerre à Gaza a bouleversé des millions de vies palestiniennes et causé des dommages catastrophiques à l’environnement naturel dont ils dépendent pour l’eau, l’air pur, la nourriture et les moyens de subsistance », déplorait en juin l’Unrwa.

Il faudra attendre que le conflit s’achève pour connaître réellement l’ampleur de la catastrophe dans la bande de Gaza. Selon une étude du Watson Institute sur les guerres menées par les États-Unis au XXIe siècle, le nombre de morts « indirectes », liées à la destruction des infrastructures, la contamination de l’environnement, l’insécurité alimentaire, la mise à plat du système sanitaire etc, est quatre fois plus élevé que le nombre de morts directes.

« Mais le malheur ne se termine pas quand les gens sortent à Gaza, quand ils ont vécu un an dans une atmosphère traumatique incessante, explique le docteur Jabr. Sans volonté internationale, ils vont passer leur traumatisme d’une génération à l’autre. Avec tout ce stress, le cortisol (hormone indispensable à la régulation du métabolisme, à la réponse au stress et au système immunitaire, NDLR) et la composition biologique vont changer. » Et la psychiatre et psychothérapeute d’évoquer l’épigénétique : lorsque les effets d’un traumatisme se transmettent génétiquement d’une génération à la suivante. « L’épigénétique des Palestiniens va changer. Le traumatisme continu peut changer l’expression génétique des gens. Et bien sûr, il y aura des générations traumatisées, et je pense que c’est dans les calculs des Israéliens. Pas seulement pour casser le peuple palestinien actuel qui vit à Gaza, mais aussi pour abîmer les futures générations de Palestiniens. Détruire les hommes, détruire le territoire et détruire les âmes aussi et les générations. »

Des racines de la bande de Gaza, il risque de ne demeurer que celles des figuiers de barbarie.

Des Palestiniens fuient les décombres de Khan Younès, dans la bande de Gaza, le 4 juillet 2024. Au-delà du manque de médicaments, Gaza souffre d'un grave problème de pollution des eaux, causé par la guerre.
Des Palestiniens fuient les décombres de Khan Younès, dans la bande de Gaza, le 4 juillet 2024. Au-delà du manque de médicaments, Gaza souffre d’un grave problème de pollution des eaux, causé par la guerre. © Jehad Alshrafi / AP
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