Le professeur au Collège de France étudie, dans son nouveau livre, les ressorts du consentement à l’anéantissement du territoire palestinien. Selon lui, « l’abîme moral le plus profond dans lequel le monde occidental soit tombé depuis la Seconde Guerre mondiale ».
Mediapart : Pensez-vous convaincre des personnes qui ne partageraient pas vos vues sur Gaza dans le champ politique et intellectuel ultra-polarisé que vous décrivez ?
Didier Fassin : Convaincre les défenseurs de la politique meurtrière du gouvernement israélien qui ont accusé d’antisémitisme celles et ceux qui réclamaient un cessez-le-feu n’est pas de l’ordre du possible.
En revanche, je crois que beaucoup de gens se posent des questions sur ce qui s’est passé au cours de l’année écoulée. Ils voudraient comprendre pourquoi le monde occidental a laissé l’armée israélienne dévaster Gaza et décimer ses habitants, pourquoi il n’a pas réagi quand des enfants ont été tués, des hôpitaux détruits, des écoles bombardées, des journalistes assassinés, pourquoi il a interdit les manifestations qui demandaient le respect du droit international impunément bafoué par Israël. J’espère, avec d’autres, leur apporter des éléments d’intelligibilité.
Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre, au-delà des polémiques dans lesquelles vous avez été pris ?
Il m’a semblé impossible de me taire face à ce qui est probablement l’abîme moral le plus profond dans lequel le monde occidental soit tombé depuis la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’on élaborait un récit officiel et réprimait les versions alternatives, j’ai voulu produire une archive des six premiers mois de la guerre à Gaza, afin d’en laisser une trace pour le futur.
Pourquoi convoquer l’historien Marc Bloch et son analyse de « l’étrange défaite » subie par la France face à l’Allemagne, au début de la Seconde Guerre mondiale, pour décrire l’indifférence des pouvoirs occidentaux face à l’anéantissement de Gaza ?
Le titre m’est venu avant que je ne me mette à écrire, probablement parce que je m’étais récemment intéressé, lors de la préparation de ma leçon inaugurale au Collège de France, à ce qu’avait fait Marc Bloch pendant la Seconde Guerre mondiale, à la lucidité de son diagnostic de la débâcle de l’armée française et au courage de son engagement dans la Résistance. Sans me comparer à lui, j’ai pensé que mon projet relevait du même effort d’analyse et de témoignage dans le moment même où les événements se déroulaient. Lui étudiait une défaite militaire. J’ai voulu rendre compte d’une défaite morale.
Jusqu’à quel point peut-on affirmer que le consentement à l’écrasement de Gaza en Europe, et plus particulièrement en Allemagne, mais aussi en France, relève d’une forme d’expiation de la Shoah ?
Si expiation il y a, il faut expliquer, comme l’écrit un juriste israélien, pourquoi le prix des crimes commis par les Européens pendant des siècles jusqu’à leur aboutissement dans le génocide des juifs devrait être payé par les Palestiniens qui, eux, n’y sont pour rien. Comment le monde occidental pourrait-il se racheter de ses responsabilités dans la destruction des juifs d’Europe en apportant son soutien à la destruction des Palestiniens de Gaza ?
L’invocation de la Shoah, qui est devenue en Allemagne une « raison d’État », selon la formule de l’ancienne chancelière Angela Merkel, vise à occulter des enjeux plus triviaux de politique internationale.
Enjeu géostratégique, car Israël est considéré comme l’avant-poste du monde occidental au Moyen-Orient. Enjeu économique, avec la constitution d’un grand marché régional et le soutien à l’appareil militaro-industriel international. Enjeu idéologique, dominé par la montée du racisme anti-arabe et anti-musulman dans un contexte d’essor de mouvements islamistes souvent violents.
Comment s’est déployée la police de la pensée et de la langue pour interdire de dire la réalité de ce qui se produit à Gaza ?
D’un côté, une version officielle des faits a été très tôt établie par les gouvernements : ainsi, le président français a parlé du 7-Octobre comme du « plus grand massacre antisémite du siècle » et a invoqué le « droit d’Israël à se défendre » en proposant même d’envoyer des soldats à Gaza dans le cadre d’une « coalition » semblable à celle qui avait combattu l’État islamique ; seul ce langage devenait acceptable dans l’espace public.
De l’autre côté, toute expression différente devenait condamnable : dire que l’attaque du Hamas était dirigée non contre des juifs en tant que tels, mais contre des oppresseurs qui avaient asphyxié la population de Gaza et mutilé des dizaines de milliers de ses habitants lors de manifestations pacifiques était inacceptable ; l’utilisation du mot « résistance » pouvait conduire à une accusation d’apologie du terrorisme ; l’évocation du caractère « colonial » de la politique israélienne donnait lieu à stigmatisation et dénonciation.
Des conférences ont été annulées, des manifestations interdites, des événements culturels œcuméniques empêchés, des universitaires désinvités des postes qu’on leur avait offerts. Dans ces conditions, beaucoup ont fait le choix de se taire pour ne pas s’exposer à ces risques – plus de huit sur dix, selon une enquête internationale auprès d’un millier de chercheuses et de chercheurs travaillant sur le Proche-Orient.
En quoi la formule « guerre Israël-Hamas » qui a dominé l’après-7-Octobre est-elle pour vous « doublement trompeuse » ?
Premièrement, elle efface l’histoire qui a précédé les attaques du Hamas et qui est celle d’un conflit entre les Israéliens et les Palestiniens, les premiers ayant progressivement dépossédé les seconds de leurs terres, de leurs biens, de leurs droits. Une histoire qui a commencé au moins quarante ans avant la naissance du Hamas.
Deuxièmement, elle occulte les discours des responsables politiques et militaires israéliens qui ont d’emblée annoncé qu’il n’y avait pas d’innocents, que « la nation entière [était] responsable », selon la formule du président de l’État hébreu, qu’il fallait « éliminer la bande de Gaza de la surface de la Terre », dans les termes du vice-président de la Knesset [le Parlement israélien – ndlr], et qu’il fallait ne laisser à ses habitants que l’alternative entre « rester et mourir d’inanition ou bien partir », comme le déclarait un haut gradé. Il n’y a pas eu de « guerre Israël-Hamas », mais une guerre contre les Palestiniens, commencée bien avant le 7-Octobre et devenue totale après cette date.
Si l’anéantissement de Gaza a été largement minimisé et toléré, des processus comparables de déni de la réalité du 7-Octobre n’ont-ils pas aussi été visibles ?
Le 7-Octobre a été un traumatisme considérable pour les Israéliens et pour une grande partie de la diaspora juive dans le monde. Il l’a été à la fois par le nombre des victimes, par les exactions commises, par la fin de la croyance en la toute-puissance militaire de Tsahal et par la révélation de l’incompétence du gouvernement de l’État hébreu.
Il a donné lieu à des manifestations de soutien dans le monde entier et notamment dans les pays occidentaux, dont les dirigeants se sont empressés de se rendre en Israël pour assurer son gouvernement de leur soutien inconditionnel.
Pendant l’année qui a suivi, les grands médias ont passé plus de temps à évoquer le quotidien de la société israélienne dans les suites de cette journée tragique qu’à informer des conséquences de la guerre conduite pendant les douze mois suivants dans l’enclave palestinienne et de la brutalisation sans précédent exercée par l’armée israélienne.
On ne peut donc pas dire qu’il y ait eu déni. Il y a eu d’abord, en lien avec l’émotion et la sidération compréhensibles provoquées par l’attaque en Israël, le sentiment de certaines et certains que le public ne manifestait jamais assez de compassion à l’égard des victimes et de condamnations des actes perpétrés, le simple fait de ne pas les qualifier de terroristes devenant suspect.
Il y a eu ensuite un examen des faits eux-mêmes, ce qui a permis de faire la part de la communication du gouvernement israélien et de la réalité des violences commises : cette recherche de vérité menée par des journalistes indépendants a été interprétée par certains comme une dénégation, alors qu’au contraire, si l’on veut éviter le complotisme, il est indispensable de dire le vrai.
Il y a eu enfin une interprétation des attaques en termes de résistance aux décennies d’oppression et de brutalisation israéliennes conformément aux revendications des assaillants : cette explication a été dénoncée comme une justification des crimes commis contre les civils, alors que comprendre le sens que les agents donnent à leurs actes ne signifie pas les approuver.
Le véritable déni a été celui des violences et violations de leurs droits subies par les Palestiniens depuis des décennies dans un silence international assourdissant au point que « la question de la Palestine » avait disparu de tous les agendas.
Les processus ont-ils été similaires aux États-Unis et en France, selon vous qui vivez entre ces deux pays ?
La liberté d’expression est mieux protégée aux États-Unis qu’en France, les mobilisations étudiantes y ont été plus importantes, les voix palestiniennes mieux entendues, mais la polarisation a été probablement plus visible et la répression des mouvements de défense des droits des Palestiniens plus violente, notamment sur les campus universitaires.
Le poids des organisations communautaires sionistes se manifeste à travers les pressions sur le pouvoir dans les deux pays, mais dans le cas états-unien, s’y ajoute le financement à la fois des grandes universités privées et des campagnes électorales.
Ainsi, le très puissant Aipac, comité de soutien à la politique israélienne, a engagé des sommes considérables pour empêcher l’élection de candidats démocrates se déclarant favorables à un cessez-le-feu.
Quant aux médias mainstream, ils ont, dans les deux contextes, souvent développé une information favorable à la perspective israélienne, notamment dans le domaine audiovisuel, avec une différence importante qui est qu’en France les chaînes de télévision et de radio publiques ont subi les pressions du pouvoir politique, alors qu’aux États-Unis, il n’y a pratiquement que des organes de presse privés.
Le monde universitaire a-t-il été particulièrement touché, et comment l’expliquer si oui, alors que c’est censé être l’espace même de la discussion réflexive ? Les sciences sociales peuvent-elles encore y avoir un rôle à jouer ?
Je le crois, et c’est le sens de mon travail. Le débat est cependant devenu difficile, car au lieu d’un échange d’arguments scientifiques, on voit trop souvent les attaques se faire en essayant de discréditer ses opposants, notamment en dénonçant toute pensée critique comme participant de l’antisémitisme. J’en ai moi-même fait l’expérience. Mais d’autres ont été bien plus durement affectés, en France et ailleurs.
Des étudiantes et des étudiants ont été sanctionnés, signalés aux autorités, gardés à vue, renvoyés devant les tribunaux, voire exclus de leur établissement. Des professeures et des professeurs ont été démis de leurs fonctions. Des présidentes d’université ont dû démissionner. Certains ont évoqué une forme de maccarthysme, et il est vrai que les dénonciations par les institutions et les convocations pour des interrogatoires policiers rappellent ce temps.
Pourtant, dans les conférences que j’ai données et dans les discussions publiques auxquelles j’ai participé, j’ai été souvent frappé par une attention portée à l’analyse de la situation associée à un souci authentique de défendre le droit et la justice. J’ai senti, aussi bien parmi les étudiants et universitaires que parmi les citoyennes et les citoyens, une volonté de se libérer du carcan de la police du langage et de la pensée et une demande de réflexion sur ce qui s’est passé depuis un an, ce qui me semble essentiel.
Vous rappelez que des organisations ayant commis des attentats et des actes de terreur, dans un contexte colonial ou non, telles l’ANC, le FLN, l’IRA ou les Farc, participent désormais pacifiquement à la vie politique de leurs pays. Peut-on pour autant penser que le Hamas est plus proche d’une logique qui a été celle du Sentier lumineux ou d’Al-Qaïda, qui ont toujours refusé une transformation existentielle de leurs moyens de combat ?
En fait, j’évoque surtout, pour rester dans le contexte moyen-oriental, l’Irgoun, branche armée de la droite sioniste sous le mandat britannique, et l’Organisation de libération de la Palestine, mouvement de résistance armée contre l’oppression israélienne. Toutes deux ont commis des attentats spectaculaires, tuant de nombreux civils. Toutes deux ont été déclarées terroristes par des pays occidentaux.
Et pourtant, leurs chefs respectifs, Menahem Begin et Yasser Arafat, sont devenus l’un premier ministre de l’État hébreu, l’autre président de l’Autorité palestinienne. Plus encore, tous deux ont signé des accords de paix et ont été récompensés, à quelques années de distance, par le prix Nobel de la paix. Or, l’un comme l’autre avaient été diabolisés en leur temps.
Mais je ne laisse pas entendre que cette évolution pourrait être celle du Hamas, que je ne cherche d’ailleurs pas à défendre, puisque j’évoque moi-même le Sentier lumineux et Al-Qaïda comme contre-exemples. J’essaie simplement de réfléchir à la labilité de la qualification de terroriste.
À cet égard, il est intéressant de constater que, alors que la terreur a d’abord désigné une politique d’État sous la Révolution française, elle est désormais uniquement associée à des organisations non étatiques, et qu’aujourd’hui, alors que les États combattent la violence de ces groupes, le contre-terrorisme fait beaucoup plus de victimes dans le monde que le terrorisme.
L’opération des services israéliens consistant à faire exploser des milliers d’appareils électroniques au Liban génère la terreur dans la population mais n’est pas qualifiée de terrorisme.
Vous écrivez que « l’argument qui fondait le spectre d’un danger pour l’existence même d’Israël était la volonté manifestée par le Hamas dans sa charte de 1988, aux accents conspirationnistes et antisémites, qui revendiquent la totalité de la Palestine historique pour les musulmans ». Et vous rappelez alors qu’une version révisée de la charte du Hamas existe, qui, « sans reconnaître clairement l’État d’Israël comme l’avait fait le Fatah, indique la position du mouvement pour une “solution politique” au conflit, consistant en la création de deux États, avec pour les Palestiniens les territoires définis par les frontières de 1967 ». Le 7-Octobre ne montre-t-il pas que cette révision de la charte est caduque, voire a été l’un des leurres déployés par Yahya Sinouar pour aveugler Israël en affichant une normalisation de façade ?
Le Hamas n’est pas sans contradictions internes. Et l’attaque du 7 octobre 2023 ne procède évidemment pas d’une volonté de reconquérir la Palestine, mais de contester l’oppression israélienne. Elle est la conséquence de la manière dont la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est se poursuivait, dont les manifestations pacifiques contre le blocus à Gaza étaient brutalement réprimées, dont le premier ministre israélien venait de présenter aux Nations unies une carte du Moyen-Orient dans laquelle les territoires palestiniens avaient disparu, et dont un ministre du gouvernement israélien avait multiplié les provocations sur l’esplanade des Mosquées.
Comme l’écrit un sociologue israélien, si les Palestiniens essaient de négocier on les ignore, et s’ils se rebellent, on les écrase.
Mais il est surtout important de rappeler que, si les Israéliens invoquent sans cesse la charte de 1988 du Hamas pour rappeler le projet manifesté de retrouver la totalité de la Palestine historique et donc la menace existentielle pour Israël, la plateforme de 1977 du Likoud, onze ans plus tôt, affirme la souveraineté d’Israël sur la Palestine de la mer au Jourdain rappelée à maintes reprises par le gouvernement en 2023, et que si menace existentielle il y a, elle concerne seulement les Palestiniens dont le territoire ne cesse de se réduire sous l’effet de la colonisation et des destructions.
Dans la catastrophe actuelle, on se raccroche à l’exemple sud-africain comme pratiquement le seul qui permette d’envisager une sortie par le haut d’une haine profondément ancrée entre un peuple autochtone et un peuple occupant. Quelles ont été les conditions d’une négociation entre les Noirs et les Blancs en Afrique du Sud, et le parallèle avec la situation en Palestine historique est-il véritablement possible ?
Le parallèle avec l’Afrique du Sud est intéressant à de nombreux titres. On oublie souvent les liens diplomatiques et militaires étroits qui existaient entre le régime d’apartheid et le pouvoir israélien, y compris dans la répression des opposants noirs. On sait en revanche que c’est l’Afrique du Sud qui a engagé la requête auprès de la Cour internationale de justice visant à établir l’existence d’un génocide commis par l’État hébreu à Gaza.
Il y a cependant trois différences essentielles entre les deux situations. Premièrement, il existait, dans la société sud-africaine, un important mouvement associant des citoyens de toutes origines, syndicats, Églises, tous opposés au suprémacisme blanc et à son programme de domination des populations racisées. Il n’existe rien de tel en Israël, et les sondages d’opinion montrent que les Israéliens restent majoritairement attachés aux partis de droite et d’extrême droite et à leur politique d’occupation violente des territoires palestiniens.
Deuxièmement, on observait, au niveau international, un désaveu très large du régime sud-africain, se traduisant par un boycott des ventes d’armes, un désinvestissement des entreprises étrangères, et des sanctions exercées dans les domaines économique, politique, sportif et artistique. Aujourd’hui, les pays occidentaux et une partie des pays arabes soutiennent le gouvernement israélien et rejettent toute demande de mesures de rétorsion visant à favoriser des accords de paix.
Troisièmement, enfin, il y avait un leader pacifiste, Nelson Mandela, et un chef de gouvernement pragmatique, Frederik De Klerk. Il n’y a pas de partenaire de paix aujourd’hui en Israël, et du côté palestinien, ceux que la communauté internationale considérait comme de possibles négociateurs ont été éliminés, soit par assassinat, dans le cas d’Ismaïl Haniyeh, soit par emprisonnement à vie, pour ce qui est de Marwan Barghouti.
Les trois conditions d’une transition démocratique pacifique en Afrique du Sud ne sont donc malheureusement pas réunies pour une solution de paix juste et durable en Israël et Palestine. Mais s’il y a une responsabilité à souligner, c’est celle des pays occidentaux, à commencer par les États-Unis, qui avaient depuis un an la possibilité d’éviter l’écrasement de Gaza et l’extension régionale du conflit, et qui n’en ont pas manifesté la volonté, soutenant au contraire les opérations militaires israéliennes mortifères.
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- 5/10/2024 19:30
- Par gislène en réponse au commentaire de ELLIEM le 15/10/2024 13:43
L’Irgun est créé en 1931 et son objectif « Il faut créer une situation où la vie d’un Arabe ne vaudra pas plus que celle d’un rat. Comme ça, tout le monde comprendra que les Arabes sont de la merde, que nous sommes, nous et non eux, les véritables maîtres du pays »
Ces terroristes sionistes ont assassiné 5000 palestiniens entre 1936 et 1939
Puis 432 hommes femmes et enfants en 6 mois de décembre 1947 à mai 1948. Le 26 mai, l’Irgun devient Tsahal