Cher Benjamin Duhamel – Boxing Day #5
Cher Duhamel Benjamin,
Quelle semaine !
Lundi 14 octobre, vous vous réjouissiez d’avoir réuni la veille, pour votre émission « C’est pas tous les jours dimanche », 383.000 téléspectateurs et téléspectatrices en moyenne, soit tout de même pas loin d’un tiers de l’audience de « Questions pour un champion », diffusé à la même heure sur France 3 (1,21 million) (1), bravo. Quelques jours plus tôt, le jeudi 10 octobre, votre quotidienne « Tout le monde veut savoir » réussissait l’exploit, avec 453.000 téléspectateurs et téléspectatrices (2,9% de parts d’audience), de coiffer au poteau « Top Mecanic, 5 jours pour restaurer une épave : Toyota Yaris II vs Volkswagen Polo IV » sur RMC découverte (405.000, 2,8% de parts d’audience), chapeau.
On le voit : même si vous êtes moins regardé que « Face à l’Info », l’indispensable émission de la talentueuse Christine Kelly sur la remarquable chaîne d’info concurrente CNews, et bien que vous n’arriviez pas encore à vous hisser au niveau de ce monument de la télévision qu’est « Le juste prix » (639.000 téléspectateurs et téléspectatrices le 10 octobre), vous êtes désormais bien installé dans le paysage audiovisuel, et le moins que l’on puisse dire est que vous n’avez pas démérité, car rien ne vous prédestinait à devenir, pour reprendre une formule du Figaro, « le journaliste politique qui monte », auquel la direction de BFM-TV a confié depuis la rentrée l’animation d’une quotidienne entre 18h et 20h ainsi qu’une émission sur la même tranche horaire — très convoitée — le dimanche, alors que vous avez fêté vos 30 ans cette année, quel talent.
Comment expliquer cette fulgurante ascension ? C’est votre mère qui en parle le mieux : « Je sais qu’il travaille beaucoup, il ne se contente pas de faire des claquettes en allant à la télé, donc je suis fière de lui. » (2) Même son de cloche du côté de votre père : « Il est diplômé de Sciences Po et il a suivi un parcours qui est tout à fait logique, normal. » (3) Simple, basique.
Il est vrai que la position que vous occupez désormais exige un travail considérable, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que d’être capable de parler d’à peu près tout et n’importe quoi et d’interviewer à peu près tout le monde et n’importe qui.
Et le travail, ça vous connaît, et vos dossiers, vous les potassez. Vous l’avez d’ailleurs brillamment montré le 10 octobre, en venant à l’appui du député macroniste Pierre Cazeneuve qui rappelait à l’ordre sa collègue LFI Aurélie Trouvé — lui touchant à trois reprises le bras pour la faire taire, quelle élégance, sans réaction de votre part — alors qu’elle affirmait que les politiques menées depuis 2017 avaient creusé « un trou de 62 milliards d’euros par an dans les caisses de l’État ». « Non, pas par an. Vous vous trompez madame, sur les sept ans », a-t-il ainsi affirmé, coupant la parole à Aurélie Trouvé, qui a tenté de poursuivre avant que vous l’interrompiez à votre tour pour lui signifier qu’elle se trompait.
Spécialiste reconnu du budget et des questions fiscales, vous aviez évidemment votre mot à dire sur le sujet, et vous avez donc estimé, logiquement, qu’il était temps de ramener la fantasque députée LFI à la raison. Et comme vous travaillez beaucoup, ce qui est la raison pour laquelle, souvenons-nous, vous êtes à la place qui est la vôtre aujourd’hui, vos parents le disent, pourquoi douter de leur parole, vous avez compris que c’était le député macroniste qui disait vrai, et vous l’avez fait savoir : « Je pense que là-dessus, ce n’est effectivement pas 62 milliards par an. » Rideau.
Ou pas. Parce que sur ce coup-là, cher Duhamel Benjamin, vous vous êtes royalement planté. Aurélie Trouvé disait vrai, comme le confirme notamment un rapport de la très peu bolchévique Cour des comptes auquel votre invitée, au passage, se référait. Mais encore eût-il fallu l’écouter, encore eût-il fallu la laisser s’exprimer et, surtout, encore eût-il fallu considérer qu’une élue de gauche pouvait avoir raison face à un député de la minorité présidentielle.
Car le problème n’est évidemment pas que vous vous soyez trompé. Des erreurs, on en commet toutes et tous. Le problème est la morgue et l’assurance avec lesquelles vous avez coupé et contredit Aurélie Trouvé : une attitude révélatrice d’une estime de soi démesurée, typique des journalistes-éditorialistes pour chaîne d’info, et d’une prodigieuse capacité à asséner avec aplomb des contre-vérités en reprenant à votre compte la doxa néolibérale sans prendre la peine de vérifier ce que vous énoncez. Mais, après tout, pourquoi perdre son temps à contrôler les « informations » prodiguées par les dominants ? S’ils dominent, c’est qu’ils doivent avoir raison !
La pratique consistant à adopter le discours hégémonique pour le transformer en vérité révélée est ainsi un véritable hobby chez vous, qu’il s’agisse des victimes palestiniennes à Gaza (« Vous voyez bien que le Hamas se sert des civils à Gaza comme de boucliers humains »), des positions de la FI (« Comment ne pas voir le décalage, voire le fossé entre le combat universaliste, pour la laïcité, contre l’antisémitisme, de Robert Badinter, et les errements des insoumis sur tous ces sujets ces dernières années »), du soutien d’élus EÉLV à la désobéissance civile (« Cela dit un manque de maturité démocratique chez certains écolos ») ou des critiques de la gauche à propos du débat sur les OQTF (4) (« On a entendu que ça alimente une forme de racisme, on croit rêver, comme si une partie des classes populaires que la gauche doit reconquérir n’était pas sensible à la nécessité de lutter contre l’immigration illégale »), liste non exhaustive, loin de là.
Et vous n’avez pas attendu d’être embauché par BFM-TV pour asséner, avec une assurance déconcertante, des opinions politiques tranchées en les déguisant en évidences indiscutables. En témoigne une archive que nous avons découverte avec délice, à savoir un plateau de Sonia Mabrouk le 27 octobre 2016 sur Public Sénat, où vous étiez invité en qualité « [d’]étudiant à Sciences Po et présentateur de Sciences Po TV » et où vous avez déclaré, entre autres, ceci : « L’Europe ne se fait pas contre les peuples mais avec les peuples » ; « Le CETA est un bon exemple d’un traité qui, selon moi, est équilibré et fera avancer les choses » ; « Je pense qu’il y a chez un certain nombre d’organisations une forme de surmoi marxiste, anti-État, d’une certaine gauche, et honnêtement moi j’ai envie de dire à ces gens-là qu’ils aillent un peu voir ce qu’est un État policier, dans l’histoire ou dans d’autres pays, et qu’ils se rendent compte que franchement en France ça marche bien. » Vous avez dit précocité ? (5)
On le voit, cela fait de longues années que vous travaillez dur, et c’est fort logiquement que vous avez été récompensé pour vos efforts : nous ne parlons pas ici seulement du « 3e prix d’art oratoire Philippe Séguin » qui vous a été décerné à Sciences Po en 2017, félicitations, mais aussi et surtout de votre percée spectaculaire dans le petit monde des grands médias. Laquelle n’a évidemment rien à voir, contrairement à ce qu’insinuent les mauvaise langues, avec le fait que vos parents (Nathalie Saint-Cricq et Patrice Duhamel) et votre oncle (Alain Duhamel) occupent des positions centrales, depuis des décennies, dans l’univers médiatique.
Certes, vous avez vous-même reconnu, dans un touchant élan de lucidité, que votre filiation a pu contribuer à faciliter votre parcours professionnel : « J’ai conscience que s’appeler Duhamel, ça m’a aidé. » Vous laissez parfois même s’exprimer votre surmoi marxo-bourdieusien : « Les fils de femme de ménage ou d’agriculteurs ne partent évidemment pas avec les mêmes chances dans la vie. » Mais non, vous n’avez pas été « pistonné », vous y tenez : « Jusqu’à preuve du contraire, ce n’est pas, ni ma mère, mon père ou mon oncle qui m’a permis de faire le métier que je fais. »
Vous savez quoi ? Nous serions presque tenté de vous croire, cher Duhamel Benjamin. Car même les intercessions familiales, qui ont certes dû vous ouvrir bien des portes, n’ont pas pu suffire à faire de vous l’homme que vous êtes devenu, à savoir un intervieweur-éditorialiste ayant su adopter en un temps record tous les codes, usages et travers du « métier », vous permettant de vous fondre dans le moule de l’éditocratie. Vous n’avez pas démérité, et nous savons que vous irez loin tant que vous continuerez d’avoir les pratiques que nous venons de décrire, mais aussi de :
– jouer le petit jeu de la communication politicienne en acceptant par exemple de déjeuner discrètement avec le Président de la république, en compagnie de quelques collègues triés sur le volet (dont votre mère, c’est touchant), pour recueillir ses confidences et savamment les distiller sans citer votre « source » ;
– justifier vos conduites, lorsqu’elles sont critiquées, au nom de l’argument massue du « Ça a toujours été comme ça » : « Sous la Ve République, tous les présidents de la république ont toujours déjeuné avec des journalistes » (6) ;
– recevoir sans broncher les félicitations du porte-parole d’une armée génocidaire mais ne pas manquer, en revanche, de faire bloc avec vos collègues, en relayant plusieurs de leurs posts sur X (ex-Twitter), lorsqu’une députée européenne met en question votre chaîne quant à son traitement de la situation à Gaza — loin d’être exemplaire sauf, visiblement, pour un colonel de l’armée israélienne ;
– inviter ceux que l’on voit déjà partout, tout en affirmant sans ciller que vous faites preuve d’originalité : « Il y a bien sûr de la politique dans « C’est pas tous les jours dimanche », mais ça me permet aussi d’élargir un petit peu la palette, de faire du débat, de recevoir des intellectuels, on va recevoir Michel Onfray là dimanche à 18h. » (7)
– jouer le jeu de la personnalisation/peopolisation, en multipliant les interviews « Moi ma vie mon œuvre » et autres « portraits », ou en acceptant — tout en vous en défendant — de mettre en scène publiquement votre relation avec Agathe Lambret, journaliste politique sur France Info, décidément quelle famille, pour le plus grand plaisir de Gala et consorts ;
– ne pas insulter l’avenir et la corporation, en allant même pour cela jusqu’à trouver des qualités à Pascal Praud (« Je l’écoute parfois, il m’arrive de le regarder […]. Voilà, il a son style, et je le lis aussi dans le Journal du dimanche, et c’est vrai que sa longévité à RTL, 20 ans là-bas c’est quand même formidable. ») ou à Cyril Hanouna (« Ses émissions « Face à Baba » c’est des émissions politiques intéressantes […], je regarde toujours avec beaucoup d’intérêt les interviews ») (8).
Au total, cher Duhamel Benjamin, nous comprenons que pour vous le journalisme politique n’est après tout qu’un concours d’éloquence, un jeu de rhétorique que vous allez même jusqu’à envisager comme un sport, comme lorsque vous expliquez, à propos de Nicolas Sarkozy, que « c’est une sorte de rêve de pouvoir l’interviewer parce que c’est une bête médiatique incroyable […] avec cette façon de voir l’interview politique comme une sorte de match de boxe » (9). Lorsque l’on vous voit à l’œuvre et lorsque l’on vous entend parler de votre métier, on ne peut s’empêcher de penser à ce que décrit l’écrivain Édouard Louis lorsqu’il parle de ceux qui, comme vous, peuvent se permettre, ainsi que vous aimez à le répéter, d’être « passionné de politique » : « Quand vous avez des privilèges, quand vous avez de l’argent, quand vous avez ce que Pierre Bourdieu appelait des formes de capital, du capital social, culturel, économique, vous êtes d’une certaine façon protégé des conséquences de la politique » (9) ; « Quand vous êtes privilégié, la politique est un plus, que vous le vouliez ou non […]. C’est une activité qui s’ajoute au reste. C’est un exercice de style. » (10)
Un exercice de style : telle est en définitive votre conception et votre pratique d’un « journalisme politique » qui n’a en réalité à peu près rien à voir ni avec le journalisme ni avec la politique, mais dans lequel vous excellez, tout en suffisance béate et en arrogance satisfaite, bravo, confirmant que le journalisme de classe, dont vous êtes un digne héritier, a — malheureusement — encore de beaux jours devant lui.
Cordialement
Jules Blaster
(1) Les chiffres d’audience concernent des émissions diffusées le même jour à la même heure.
(2) À 22’15’’ environ.
(3) À 14’15’’ environ.
(4) Obligations de quitter le territoire français.
(5) Nous n’avons malheureusement pas pu mettre la main sur les copies de collège où vous défendiez le Traité constitutionnel européen de 2005 et les cures d’austérité suite à la crise de 2007-2008.
(6) À 14’50’’ environ.
(7) À 2’15’’ environ.
(8) Respectivement à 8’40’’ et 24’20’’ environ.
(9) À 5’30’’ environ.
(10) La deuxième citation est extraite d’une interview pour la revue Ballast.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon
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