En décembre 1944 au Sénégal, des tirailleurs africains de l’armée française étaient abattus sur ordre de leurs propres officiers pour avoir réclamé des sommes d’argent qui leur étaient dues. Quatre-vingts ans plus tard, le fils d’une victime continue de demander réparation. En vain.
Clair Rivière
Quand son père, tirailleur sénégalais, a été tué par l’armée française en 1944 lors du massacre de Thiaroye, Biram Senghor avait à peine 6 ans. Huit décennies plus tard, l’enfant est devenu un vieil homme. Il n’a toujours pas obtenu réparation. « Ils attendent que je sois enterré pour enterrer le dossier », lâche-t-il, amer.
Sous le porche de sa modeste maison à Diakhao, le silence se fait, interrompu de loin en loin par le bêlement d’un mouton ou le passage d’un véhicule. Il y a quelques minutes, Biram Senghor a reçu un coup de fil de Dakar, à trois heures de route de là. C’est le Dr Dialo Diop, conseiller mémoire du nouveau président, Bassirou Diomaye Faye, qui lui a annoncé la mauvaise nouvelle : encore une fois, la France a rejeté sa demande d’indemnisation.
Dans le cadre d’une procédure de conciliation devant la Cour européenne des droits de l’homme, l’avocat de Biram Senghor, Me François Pinatel, avait proposé à l’État français de verser 30 000 euros à son client en guise de règlement amiable. Une indemnisation plutôt modeste, censée correspondre au remboursement des sommes spoliées à son père, Mbap Senghor, avant qu’il soit tué le 1er décembre 1944 au camp de Thiaroye, comme des dizaines, voire des centaines d’autres soldats africains.
L’histoire commence en 1939, à l’heure de la mobilisation générale contre l’Allemagne hitlérienne. À l’instar de dizaines de milliers d’autres soldats coloniaux, Mbap Senghor, 26 ans, doit quitter son village pour combattre en Europe. Capturé par l’ennemi en 1940, il est enfermé à Rennes, dans un frontstalag, un camp de prisonniers de guerre situé sur le territoire français : les nazis étaient si racistes qu’ils ne voulaient pas de prisonniers noirs sur le sol du Reich.
À la Libération, l’état-major français décide de rapatrier ces ex-prisonniers de guerre coloniaux. Il faut leur verser diverses sommes d’argent, dont le rappel des soldes de captivité et une prime de démobilisation. Le quart du montant doit être réglé en métropole, le reste à l’arrivée aux colonies. Méfiants, quelque 300 tirailleurs refusent d’embarquer sur le Circassia, le navire qui doit les conduire de Morlaix (Finistère) à Dakar, alors capitale de l’Afrique occidentale française. Le 5 novembre 1944, environ 1 700 hommes, dont Mbap Senghor, prennent tout de même la mer. À l’arrivée, on les installe au camp de Thiaroye, à une quinzaine de kilomètres de Dakar.
Les jours passent, la paye n’arrive pas, la tension monte. Plusieurs centaines de tirailleurs doivent prendre le train pour regagner leur colonie d’origine. Le 27 novembre, ils refusent de partir sans avoir touché leur dû. Un haut gradé, le général Dagnan, visite le camp le lendemain. Dans les revendications légitimes des tirailleurs, il lit une « rébellion » inacceptable qu’il décide de mater.
Le 1er décembre, au petit matin, une impressionnante armada envahit le camp. On tire à l’automitrailleuse. C’est le premier massacre colonial commis par la France libre à la fin du joug nazi.
Combien de morts ?
Aujourd’hui encore, Thiaroye reste un mystère. On ne connaît ni les noms ni le nombre de tous ceux qui ont été tués ce jour-là. Les rapports militaires de l’époque parlent de 35 ou 70 morts. Les historien·nes qui ont le plus travaillé la question ces dernières années, Armelle Mabon et Martin Mourre, soupçonnent un bilan bien plus lourd, de l’ordre de 300 à 400 tirailleurs tués. Où sont enterrés les cadavres ? On ne sait pas non plus.
La famille de Mbap Senghor n’a été officiellement informée de son décès qu’en 1953. Sa veuve, cultivatrice, n’a touché ni pension ni indemnisation. Injustement déclaré déserteur, le défunt n’a pas eu droit à la mention « Mort pour la France », qui aurait permis à son fils de toucher des aides en tant que pupille de la Nation. « J’ai été renvoyé du collège parce que mon oncle ne pouvait plus payer. Si mon père avait été là, il aurait peut-être pu me payer des études », regrette Biram Senghor, qui a finalement fait carrière dans la gendarmerie sénégalaise.
Dès les années 1960, l’orphelin de père entame des démarches pour obtenir une indemnisation. Après avoir toqué à bien des portes, il s’adresse à l’ambassade de France, où deux gendarmes le congédient en lui expliquant que leur pays ne veut « plus entendre parler » de Thiaroye. Il écrit au président Léopold Sédar Senghor, puis à François Mitterrand. En vain. En 2015, Biram Senghor est contacté par l’historienne bretonne Armelle Mabon, qui vient de retrouver la trace de ses démarches dans les archives. Avec son aide, il va désormais en appeler aux tribunaux français.
« Qui commet un crime est tenu de le réparer », insiste Biram Senghor. Alors, « la France doit payer ». Elle a « une dette de sang ici en Afrique ».
Créance prescrite ?
En octobre 2017, Biram Senghor demande au ministère des armées de lui verser les soldes de captivité et la prime de démobilisation pour lesquelles son père a été tué. Pas de réponse. En 2018, il saisit donc le tribunal administratif de Paris. Le ministère refuse de payer et les juges lui donnent raison : d’après eux, la créance est prescrite depuis belle lurette.
Il faut dire qu’à l’époque des faits, la loi prévoyait que ce type de dette administrative était effacé au bout de cinq ans, dès 1949 en l’occurrence. Problème : à cette date, la famille de Mbap Senghor n’avait pas encore reçu son avis de décès. Le tribunal a finalement jugé que la créance était déchue au plus tard cinq ans après 1953, année durant laquelle la famille a été avisée de la mort de Mbap Senghor.
Biram Senghor soutient que le délai de prescription ne commence qu’en 2014, quand François Hollande a reconnu officiellement que les tirailleurs de Thiaroye avaient été spoliés. Auparavant, une circulaire du ministère de la guerre, édictée trois jours après le massacre, prétendait de manière mensongère qu’ils avaient touché leur dû.
Devant la cour administrative d’appel, Biram Senghor a encore perdu. Puis en avril 2023, le Conseil d’État lui a donné tort. Son avocat, Me François Pinatel, a donc déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme. Puisque l’État français vient de rejeter sa proposition de conciliation, l’affaire est entrée en phase contentieuse.
Parallèlement, l’avocat a adressé au tribunal administratif de Paris une nouvelle requête en indemnisation. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’obtenir le remboursement des sommes spoliées, mais un dédommagement pour le « préjudice causé par l’assassinat » de Mbap Senghor par l’armée. « La France s’honorerait à reconnaître sa responsabilité et à mettre un terme à ce litige », estime Me Pinatel.
Victoire symbolique
Ces dernières années, d’autres descendants des tirailleurs de Thiaroye ont exploré la voie judiciaire. Ils ont tous essuyé des échecs. Fils d’un rescapé, Djibril Doucouré a été débouté de ses demandes de remboursement des sommes non versées à son père. Yves Abibou a tenté de faire réviser le procès de son père Antoine, l’un des 34 tirailleurs condamnés et incarcérés au lendemain du massacre pour « rébellion armée ». En 2015, sa demande a été rejetée.
Biram Senghor n’a connu qu’un seul succès judiciaire : en avril 2021, l’État a été condamné à lui verser 5 000 euros pour avoir injustement déclaré son père comme déserteur. Le tribunal administratif a estimé qu’en tant qu’ancien militaire de carrière, le fils avait subi un préjudice moral.
Cette année, l’octogénaire a obtenu une autre victoire, symbolique. Le 18 juin, l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre, une émanation du ministère des armées, a attribué la mention « Mort pour la France » à six victimes du massacre de Thiaroye, dont Mbap Senghor.
Une décision surprenante qui vient battre en brèche la vieille version militaire selon laquelle Thiaroye n’aurait été que la triste mais légitime répression d’une mutinerie armée. « Si des tirailleurs obtiennent la mention “Mort pour la France”, ça signifie que le ministère reconnaît qu’il n’y a pas eu de rébellion armée », analyse l’historienne Armelle Mabon. Pour elle, Thiaroye fut un « massacre prémédité ».
Au Sénégal, l’attribution de la mention « Mort pour la France » à des soldats africains morts par la France a choqué. Le premier ministre, Ousmane Sonko, a déclaré que ce n’est pas à l’ancienne puissance coloniale « de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver ». Dans la foulée, il a mis sur pied un comité mémoriel, chargé d’organiser la commémoration des quatre-vingts ans du massacre (le 1er décembre prochain) et de publier une nouvelle synthèse des faits.
Selon Dialo Diop, conseiller mémoire à la présidence sénégalaise, il est « acquis » que le nouveau régime va organiser des fouilles à Thiaroye. Il s’agira de localiser et de dénombrer les dépouilles des victimes du massacre, voire de les identifier. Dans quelques années, s’il est toujours en vie, Biram Senghor pourra peut-être enfin se recueillir devant une tombe portant le nom de son père.
Clair Rivière
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