Après avoir rompu avec Al-Qaïda et l’État islamique, le chef de Hayat Tahrir al-Cham a promis de dissoudre son organisation. Il ne fait pas mystère de vouloir remplacer Bachar al-Assad. Mais beaucoup d’ombres demeurent.
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Il n’y a que sa barbe noire qui ne change guère – elle est quand même devenue un peu plus courte et peignée. Mais pour ses tenues, l’homme est plutôt du genre caméléon.
Ainsi, au fil des ans, de vidéo en vidéo, on a pu voir Abou Mohammed al-Joulani portant un superbe turban blanc quand il imitait son idole Oussama ben Laden, puis l’épais bonnet de laine gris sombre et l’uniforme noir des djihadistes quand il dirigeait le Front al-Nosra, déclinaison syrienne d’Al-Qaïda. On l’a vu ensuite vêtu des pieds à la tête d’un uniforme kaki, lorsqu’il grimpait, voici quelques jours, les marches de l’orgueilleuse citadelle médiévale d’Alep, sous le regard des caméras, pour montrer au monde entier qu’il est le chef de guerre qui a conquis la ville. On l’a vu enfin engoncé dans un costume bon chic bon genre quand il rencontrait des journalistes occidentaux.
« En ce moment, il affectionne plutôt le style du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qu’il a dû découvrir sur les réseaux sociaux », souligne un chercheur français qui travaille sur la Syrie.
Dans un Proche-Orient où les tenues sont scrutées parce qu’elles disent beaucoup de celui qui les porte, la mue vestimentaire d’Abou Mohammed al-Joulani, chef du groupe islamiste radical Hayat Tahrir al-Cham (HTC, pour « Organisation de libération du Levant »), fait beaucoup parler. Déjà, en février 2021, une première photo le représentant habillé à l’occidentale, là encore pour les besoins d’une interview avec la chaîne publique américaine PBS, la première, semble-t-il, qu’il ait donnée, avait suscité la polémique dans les médias arabes pour savoir si ce changement traduisait ou non un véritable adieu au djihad et une ouverture vers le monde occidental.
Le débat est toujours d’actualité, renforcé par les déclarations totalement inattendues du leader islamiste annonçant, il y a quelques jours, que tous les combattants de HTC, et ceux des autres groupes de la coalition rebelle, quitteraient les zones civiles dans les semaines à venir. Il ajoutait, dans cette déclaration à une chercheuse de l’International Crisis Group (ICG), un groupe de réflexion américain, que sa formation, une fois la victoire acquise, envisageait même de « se dissoudre afin de permettre la consolidation complète des structures civiles et militaires dans de nouvelles institutions reflétant l’ensemble de la société syrienne ».
Plusieurs signes avaient déjà annoncé une possible évolution, réelle ou opportuniste, du chef d’HTC. Ainsi, le 5 décembre, délaissant sa kunya (son nom de guerre) d’Abou Mohammed al-Joulani, il avait envoyé un message aux habitant·es de Hama paraphé, pour la première fois, de son vrai nom : le commandant Ahmed al-Chareh. Dans ce message, publié sur la chaîne Telegram des factions rebelles, il les félicitait pour leur victoire sur le régime.
Avec Al-Baghdadi dans un camp de prisonniers
Désormais, on connaît avec certitude le nom du chef d’HTC : Ahmed Hussein al-Chareh. Âgé de 42 ans, il est originaire de Deraa, une ville du sud de la Syrie considérée comme le « berceau de la révolution syrienne ». Il a passé ses sept premières années en Arabie saoudite, où son père, un économiste, travaillait comme ingénieur pétrolier. La famille Al-Chareh a ensuite déménagé à Damas, ville où son grand-père s’est installé après l’occupation par Israël, pendant la guerre des Six-Jours, du plateau du Golan syrien, dont la famille est originaire. Son adolescence, il l’a passée à Mezzeh, un quartier cossu de la capitale syrienne. Ce milieu relativement aisé lui a permis d’avoir un bon niveau d’éducation, dont des études approfondies d’arabe littéraire.
La deuxième Intifada, en 2000, en Israël, sera pour lui une déflagration. Elle serait à l’origine de sa radicalisation. « J’avais 17 ou 18 ans à l’époque, et j’ai commencé à réfléchir à la manière dont je pourrais remplir mon devoir, en défendant un peuple opprimé par des occupants et des envahisseurs », a-t-il déclaré dans la même interview à la chaîne PBS.
Mais, comme pour beaucoup d’aspirants au djihad, c’est l’invasion américaine de l’Irak en 2003 qui va le conduire sur le chemin de la lutte armée. Il quitte l’université de Damas pour se rendre à Bagdad en bus. Il y arrive avant que l’armée américaine ne s’empare de la ville. Dans une insurrection encore balbutiante, il rejoint un groupe islamiste ultraradical, Saraya al-Mujahideen, actif dans la grande ville de Mossoul, avec lequel il va faire ses premières armes. L’apprenti djihadiste va ensuite suivre un parcours exemplaire qui passera obligatoirement par la case prison.
« Al-Joulani voulait être le chef de ce qui serait l’équivalent sunnite du Hezbollah, ce qui peut s’expliquer par l’impact qu’avait ce parti dans le monde arabe. Mais cela n’est pas transposable à la Syrie », indique Michel Duclos, ancien ambassadeur en Syrie, conseiller à l’Institut Montaigne et auteur de La Longue Nuit syrienne (Éditions de l’Observatoire, 2019).
Saraya al-Mujahideen va faire allégeance au djihadiste jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui lorsque ce dernier crée, en 2004, la branche irakienne d’Al-Qaïda, Al-Qaïda en Irak, qui devient par la suite l’État islamique (EI). Al-Joulani va être proche du Jordanien, un fanatique antichiites, connu pour son extrême cruauté – il fait égorger ses otages –, qui sera tué en 2006 par une frappe américaine. Il sera ensuite capturé par les Américains et envoyé en détention dans l’immense camp de Bucca, à la frontière irako-koweïtienne.
L’endroit, où seront internés entre 2003 et 2009 quelque 100 000 personnes suspectées de terrorisme, est considéré comme le plus grand incubateur de djihadistes. Nombre de futurs dirigeants et cadres de l’État islamique y seront détenus. Al-Joulani parvient à se faire passer pour un Irakien aux yeux des officiers de renseignement américains, ce qui lui permet de ne pas être interné avec les djihadistes étrangers.
Comme il n’y a pas de cellules mais de grandes tentes, il est possible de circuler à l’intérieur du camp. Ce qui permettra à Al-Joulani, qui enseigne l’arabe classique aux prisonniers, de rencontrer la plupart des chefs djihadistes en détention, en particulier le premier d’entre eux, le futur « calife » de Mossoul et fondateur de l’État islamique, Abou Baqr al-Baghdadi. Une fois libéré, il rejoindra Al-Baghdadi, qui a rompu avec Al-Qaïda et qui le nommera à la tête des opérations de l’EI dans la grande province irakienne de Ninive.
Quand l’insurrection commence en 2010 contre le régime Assad, Al-Joulani va vouloir regagner la Syrie de toute urgence. « En août 2011, il franchit la frontière pour se rendre en Syrie, accompagné d’un petit groupe de djihadistes irakiens et syriens. Ils n’auraient apporté avec eux que 60 fusils automatiques, qu’ils prévoyaient de livrer aux cellules djihadistes dormantes dans divers gouvernorats syriens. Ce fut la première page d’un long chapitre encore inachevé de l’activisme djihadiste en Syrie, dans lequel Al-Joulani devint progressivement une figure centrale, et controversée », indiquent les chercheurs Hamzah Almustafa et Hossam Jazmati, pour le site Middle East Eyes.
Le 23 janvier 2012, le Front al-Nosra est officiellement créé sous le parrainage d’Al-Baghdadi. Al-Joulani en prend la direction. Mais quand l’Irakien voudra faire fusionner le Front al-Nosra avec l’État islamique, il refusera. Le 10 avril 2013, il acte leur séparation en prêtant allégeance non pas à Al-Baghdadi mais à Ayman al-Zawahiri, l’émir d’Al-Qaïda.
Schismes en série
D’où un schisme à l’intérieur de la grande famille djihadiste, avec son lot de terreur et d’assassinats. Puis, encore un autre : Al-Joulani rompt avec Al-Zawahiri et Al-Qaïda en juillet 2016. Toutes ces querelles recoupent des questions de leadership mais elles sont aussi idéologiques. Al-Joulani est volontiers nationaliste et hostile au djihadisme transnational. « Le Front al-Nosra n’a aucun plan ni directive pour cibler l’Occident. […] Peut-être que Al-Qaïda fait cela mais il ne le fera pas depuis la Syrie », déclare-t-il, le 28 mai 2015, à la chaîne qatarie Al Jazeera.
Mais il est trop tard pour avoir de bonnes relations avec les pays occidentaux. Les États-Unis et les Nations unies ont désigné HTC comme une organisation terroriste et Washington a mis à prix la tête de son chef pour 10 millions de dollars. Toujours dans l’espoir de ne pas être ostracisé et de se réconcilier avec les pays occidentaux, mais aussi pour se réconcilier avec d’autres formations d’opposition, le Front al-Nosra devient Hayat Tahrir al-Cham, agglomérant en même temps d’autres groupes islamistes. À partir de 2017, Al-Joulani en est le commandant militaire et politique.
Idlib, un laboratoire de la reconquête
Al-Joulani et HTC vont prendre rapidement possession d’une grande partie de la province d’Idlib, au nord du pays, frontalier de la Turquie, qui est sous le contrôle de la rébellion depuis 2015, et y instaurer une administration concurrente de celle de Damas, ainsi qu’un « gouvernement du Salut », doté d’une police et d’institutions, avec un contrôle total sur l’économie. Même si la situation n’est pas comparable à celle du territoire contrôlé par le régime, la société civile est soumise à rude épreuve sous la férule de HTC, avec des arrestations, des enlèvements, des tortures, la répression de manifestions et même des assassinats, comme celui de Raed Fares, une célèbre figure de la révolte contre le régime syrien, tué le 23 novembre 2018 dans l’enclave.
Vis-à-vis des minorités religieuses, si celles-ci ont le droit de célébrer leur culte, elles n’en restent pas moins soumises à la discrétion. Les messes sont permises mais pas les croix sur les clochers.
Toutefois, en dépit de la menace permanente d’une offensive des troupes prorégime, des bombardements incessants de l’aviation russe sur la population civile, d’une situation économique et sanitaire des plus critiques avec l’afflux de quelques trois millions de déplacé·es, Al-Joulani va faire de l’enclave un laboratoire de la reconquête de la Syrie, sans que Damas, ni Moscou ni Téhéran n’en prennent conscience. Ou alors trop tard.
HTC a ainsi recruté parmi tous ceux qui ont trouvé refuge dans l’enclave d’Idlib, en leur promettant qu’ils retourneraient dans les villages d’où ils avaient été chassés et en donnant une formation militaire aux enfants des familles déplacées. Dans les ateliers de l’enclave, c’est toute une armurerie qui a été mise en place discrètement, avec notamment la fabrication de drones artisanaux qui ont semé la panique dans les rangs loyalistes.
À présent, Abou Mohammed al-Joulani ne fait pas mystère de son souhait de remplacer Bachar al-Assad. Qu’en sera-t-il de ses promesses d’ouverture ? « Il a évidemment une carrure de leader national. Il l’a montré en incorporant dans son organisation des gens qui venaient de partout et en sachant les fédérer. Mais l’important, c’est d’abord de savoir s’il est un grand politique, estime Michel Duclos. Si c’est le cas, il sait qu’il lui faudra composer avec la société syrienne telle qu’elle est. Et cette société, elle est sunnite conservatrice, pas prête à accepter les folies que voudraient lui imposer des formations djihadistes. » Mais l’ancien diplomate s’inquiète aussi de ceux qui sont autour de lui : « On ne sait rien d’eux, c’est l’une des limites de son mouvement, mais on peut craindre qu’ils veuillent leur part du gâteau. »
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