Un crime politique ?

Mercredi dernier, le 4 décembre, un homme abattait de trois balles dans le dos le PDG de United Health Care, Brian Thompson.
Sur chaque balle était gravé « Deny, Défend, Dépose » dénonçant les raisons invoquées par les assurances pour ne pas prendre en charge les charges de santé.
Un homme, Luigi Mangione a été arrêté et est depuis érigé en héros par de nombreux américains victimes du système ultra-libéral des assurances.
Luigi Mangione a pris soin d’écrire un manifeste pour expliquer les raisons de son acte :
« Pour vous éviter une longue enquête, j’affirme clairement que je ne travaillais avec personne »
La note manuscrite condamne, par la suite, les entreprises qui « continuent à abuser de notre pays pour en tirer d’immenses profits ».
« ces parasites l’avaient cherché […] Je m’excuse pour les conflits et les traumas infligés, mais il fallait le faire».
Il poursuit : « notre système de santé est le plus coûteux du monde, alors que l’espérance de vie d’un Américain est classée au 42e rang mondial »

Un important PDG a été assassiné en pleine rue à bout portant à New York. Un assassinat politique contre les compagnies d’assurance ? Certaines et certains veulent y croire. Que ce soit le cas ou non, ce moment est révélateur de dynamiques à l’œuvre. 

Les faits : Brian Thompson, PDG d’UnitedHealthCare, assassiné en pleine rue

À 6h45 ce mercredi, Brian Thompson a été abattu en pleine rue à New York alors qu’il sortait de son hôtel de luxe. Les images de vidéosurveillance qui ont été diffusées sont glaçantes : le tueur, encapuchonné, abat l’homme d’affaires froidement et méthodiquement, avec un pistolet silencieux. Il ne perd pas ses moyens devant l’enrayement de son arme, et repart de manière presque nonchalante après avoir terminé son forfait, laissant penser qu’il pourrait s’agir de “l’exécution d’un contrat”. Les policiers ont rapidement déterminé que le tueur a “de l’expérience dans les armes à feu”.

Brian Thompson, père de deux enfants, n’était pas n’importe qui. Il n’était autre que le PDG d’UnitedHealthcare, la plus grosse compagnie américaine d’assurance santé, 19e sur la liste Forbes des plus grandes entreprises mondiales 2024, qui assure 51 millions de personnes, compte 440 000 employés et un chiffre d’affaires annuel de… 371 milliards de dollars.

Le suspect principal de l’assassinat a dévoilé son visage en flirtant avec une hôtesse d’auberge de jeunesse (Credit photo : NYPD)

Une immense chasse à l’homme a été lancée. L’assassin, qui avait pris beaucoup de précautions, aurait toutefois commis une erreur de taille : flirtant avec une employée de l’auberge de jeunesse où il résidait, celle-ci lui a demandé de retirer son cache-cou pour pouvoir voir son sourire. Celui qui est désormais le suspect principal s’est exécuté, dévoilant à son insu son visage sur une caméra de surveillance.

Un assassinat politique ?

Il est beaucoup trop tôt pour connaître les motifs de cet assassinat.

En revanche, et avant même la moindre information, on a vu de nombreuses personnes s’imaginer qu’il pourrait s’agir d’un acte vengeur contre les compagnies d’assurance. La femme de Brian Thompson a elle-même suggéré que l’assassinat pourrait être lié à un refus de couverture santé à un adhérent.

Sur les douilles retrouvées sur la scène de crime sont inscrits les mots “Deny” “Defend” “Depose” (soit “refuser”, “défendre”, déposer”). Ces mots pourraient faire écho l’expression “delay, deny, defend” (soit “retarder”, “refuser”, défendre”), une formule courante pour décrire les méthodes des assureurs cherchant à éviter de rembourser leurs assurés.

Puis un élément est venu abonder dans leur sens : sur les douilles retrouvées sur la scène de crime sont inscrits les mots “Deny” “Defend” “Depose” (soit “refuser”, “défendre”, déposer”). Ces mots pourraient faire écho l’expression “delay, deny, defend” (soit “retarder”, “refuser”, défendre”), une formule courante pour décrire les méthodes des assureurs cherchant à éviter de rembourser leurs assurés.

Que l’assassinat soit politique ou non, il l’est donc de facto devenu car il touche à des capitalistes et des entreprises absolument haïes aux Etats-Unis : les compagnies d’assurance. Cela a notamment été très perceptible sur les réseaux sociaux où, en réaction, les internautes américains ont multiplié les sarcasmes contre les assureurs.

UnitedHealthcare et les compagnies d’assurance : des capitalistes détestés et détestables 

Les compagnies d’assurance aux Etats-Unis font partie des entreprises les plus détestées. En effet, celles-ci coûtent extrêmement cher et proposent des couvertures minables. Les nouveaux médicaments pour ralentir la maladie d’Alzheimer ou lutter contre l’obésité sont, par exemple, souvent exclus ou strictement limités.
216,5 millions de résidents américains (sur 340 millions) sont couverts par une assurance santé privée. Ces derniers dépensent en moyenne chaque année plus de 6 000 dollars (environ 5 700 euros) pour cette couverture.
45% des adultes américains ne sont pas en mesure d’accéder à des soins de santé de qualité.

Parmi ces entreprises d’assurance santé, UnitedHealthcare est l’une des pires. Depuis que Brian Thompson en avait pris la direction en 2021, les choses se sont même aggravées.
UnitedHealthcare a refusé à des usagers, de manière systématique, de rembourser des traitements et procédures nécessaires. En 2019, le New York Times a  rapporté un taux de refus pouvant atteindre 27%. Au cours des dernières années, le taux de refus pour des “autorisations préalables” délivrées par United Healthcare, qui obligent médecins et patients à obtenir l’approbation de l’assureur avant de recevoir des soins ou de subir une intervention chirurgicale, a considérablement augmenté.
En février dernier, les remboursements ont été perturbés pendant des mois. Brian Thompson était par ailleurs poursuivi en justice pour délit d’initié dans une opération dans laquelle il avait personnellement empoché 15 millions de dollars.
Le mois dernier, deux patients de UnitedHealthcare ont intenté un procès dans le Minnesota, accusant l’assureur d’avoir utilisé l’IA pour refuser des réclamations pourtant déjà approuvées par des médecins.

« Toutes les compagnies d’assurance ont intérêt à duper leurs clients pour augmenter leurs profits »

Jay Feinman, expert en droit des assurances et professeur émérite à l’université Rutgers dans Delay Deny Defend: Why Insurance Companies Don’t Pay Claims and What You Can Do About It (2010)

Le livre Delay Deny Defend: Why Insurance Companies Don’t Pay Claims and What You Can Do About It (2010) écrit par Jay Feinman, et dont le titre rappelle donc les mots inscrits sur les douilles du meurtre, dénonçait les injustices de ce système d’assurance et rappelait les stratégies mise en place par ces entreprises : « Retarder le paiement des sinistres, refuser des réclamations valides en totalité ou en partie, et défendre leurs actions en obligeant les plaignants à engager des procédures judiciaires. »
Pour Jay Feinman, expert en droit des assurances et professeur émérite à l’université Rutgers, le refus des réclamations valides est « le résultat d’un objectif systématique et croissant de maximiser les profits”, “toutes les compagnies d’assurance [ayant] intérêt à duper leurs clients pour augmenter leurs profits ». Lea Keller, associée chez Lewis and Keller, un cabinet d’avocats spécialisé en préjudices corporels, abonde dans ce sens auprès d’Associated Press :  “Plus ils peuvent retarder et nier une réclamation, plus ils peuvent conserver leur argent sans le verser. »

Ces pratiques lamentables sont la raison pour laquelle, comme l’explique Mario Macis, économiste à Johns Hopkins, spécialiste de la confiance dans le système de santé, “beaucoup d’Américains perçoivent ces entreprises comme motivées par le profit plutôt que par un véritable engagement à servir leurs clients”.

Une longue histoire d’assassinats politiques aux Etats-Unis

Bien qu’il soit beaucoup trop tôt pour le qualifier comme tel, les assassinats politiques ne sont pas rares aux Etats-Unis, un pays où il est extrêmement simple de se procurer une arme et d’apprendre à s’en servir. La dernière tentative d’assassinat de Donald Trump pendant la campagne présidentielle est venue nous le rappeler.

Les militants contestataires (Harvey Milk, Malcolm X, Martin Luther King, Black Panthers…) ont souvent été les victimes d’assassinats politiques.

L’attaque contre Wall Street à la charrette piégée en 1920

L’extrême gauche américaine a elle aussi recouru à la violence au cours de son histoire. Dans les années 1920, les anarchistes américains ont commis des attentats restés dans les mémoires. En juin 1919, les anarchistes italiens dirigés par Luigi Galleani envoyaient des bombes par voie postale à des figures publiques et politiques. L’année suivante, probablement la même bande commettait une attaque à la charrette piégée contre Wall Street faisant 38 morts. Ces actions ont cessé après une répression très forte du gouvernement.

On a vu réapparaitre ce type d’agissements dans les années 1960 et 1970 comme avec les attaques à la bombe contre des bâtiments gouvernementaux du Weather Underground, groupe révolutionnaire marxiste-léniniste, ou celles contre des entreprises soutenant l’apartheid en Afrique du Sud par l’United Freedom Front.

L’arrivée de Trump au pouvoir : une nouvelle “Red Scare” ?

Peu avant son élection, Trump a déclaré qu’il envisageait d’envoyer la Garde nationale ou l’armée contre “l’ennemi intérieur” et les “tarés d’extrême gauche”. Une rhétorique fasciste qui pourrait laisser craindre le retour d’une forme de “Red Scare” (Peur rouge).

Les Etats-Unis ont connu deux périodes qualifiées de “Red Scare”, la première dans les années 1920, dans un contexte d’ébullition politique liée à la révolution russe et aux attentats anarchistes, la seconde dans les années 1950, dans le contexte de la guerre froide avec le maccarthysme. Ces deux périodes se sont traduites par une répression extrêmement intense de toute la gauche et de tout le mouvement social avec de véritables procès et prisonniers politiques.

Peu avant son élection, Trump a déclaré qu’il envisageait d’envoyer la Garde nationale ou l’armée contre “l’ennemi intérieur” et les “tarés d’extrême gauche”.

Tout laisse à croire qu’un recours à des actions directes isolées donnerait à l’Etat et au trumpisme les moyens politiques d’une répression toujours plus accrue des grévistes, du mouvement pro-palestinien, du mouvement antiraciste et LGBT+.

L’impasse du terrorisme 

Si des personnes parviennent à se réjouir ou à ironiser sur un crime pourtant condamnable par le sens moral commun (le meurtre, de sang froid, d’un homme désarmé), c’est pour deux raisons.

La première est tout d’abord l’impunité totale de la classe dominante. La logique capitaliste de l’assurance-santé ayant cours aux Etats-Unis est directement responsable de la mort de milliers d’individus, avec des coupables incertains et lointains. Les rares procès intentés contre ces compagnies d’assurance ruinent celles et ceux qui les initient, sans garantie de succès et de réparation, sans que cela ne produise de contrariétés réelles à ces entreprises. Quand la justice n’est pas exercée de manière impartiale et extérieure, c’est parfois un désir de vengeance directe qui prend le pas.

Les désirs contestataires peinent à s’agréger, peinent à coaguler en des formes organisées de protestation. Cette situation d’impuissance politique, d’incapacité à agir collectivement sur le réel, à changer le cours des choses, est propice à l’apparition de formes d’actions individuelles, désespérées, ultra violentes et largement inutiles.

La seconde, liée à la première, est un fort sentiment d’impuissance. Séparés sur leurs lieux de travail, séparés des prises de décisions qui vont impacter nos vies, les désirs contestataires peinent à s’agréger, peinent à coaguler en des formes organisées de protestation. Cette situation d’impuissance politique, d’incapacité à agir collectivement sur le réel, à changer le cours des choses, est propice à l’apparition de formes d’actions individuelles, désespérées, ultra violentes et largement inutiles.

Marx avait, par exemple, à de nombreuses reprises explicité sa position sur le sujet, montrant que les actes terroristes fragilisent les mouvements révolutionnaires bien plus qu’ils ne les renforcent. Ils créent la colère de l’opinion tout en donnant prétexte à l’État d’une répression accrue, dans des moments stratégiques où la priorité est à l’organisation plutôt qu’à l’offensive désespérée et nihiliste. C’est pour ces effets extrêmement contre-productifs que Marx a jugé nécessaire de se désolidariser en public de ce genre d’agissements, rappelant que la révolution n’est pas une suite d’assassinats individuels puis collectifs, mais provient au contraire de l’organisation longue, patiente, déterminée et parfois ingrate des travailleuses et des travailleurs.

La violence isolée tend davantage à renforcer l’ordre établi qu’à le renverser, là où la construction d’un rapport de force collectif peut avoir des chances de s’attaquer aux racines de l’injustice.

L’assassinat de Brian Thompson, qu’il soit ou non d’origine politique, met en lumière la défiance généralisée envers des entreprises exploiteuses, dans un contexte où l’accès à des soins de santé de qualité reste un privilège inaccessible pour des millions de personnes. Si ce meurtre incarne pour certains un acte de révolte contre un système profondément injuste, il soulève aussi la question des limites et des dangers des actions individuelles violentes. Historiquement, ces actes ont souvent conduit à des vagues de répression qui affaiblissent davantage les luttes collectives et organisées, nécessaires pour transformer durablement les structures sociales et économiques. La violence isolée tend davantage à renforcer l’ordre établi qu’à le renverser, là où la construction d’un rapport de force collectif peut avoir des chances de s’attaquer aux racines de l’injustice.


ROB GRAMS


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