12 décembre 2024
Que s’est-il agi de cacher à Saidnaya et dans les souterrains des palais des Assad ? Comme les casques blancs syriens confrontés à la l’impossibilité de poursuivre leurs fouilles, nous butons sur un impossible. Comme les prisonniers libérés qui ont oublié leurs propres noms et jusqu’à l’usage de la parole, nous sommes là aux prises avec des mots manquants.
Racha Abazied
Franco-syrienne, éditrice au CAREP Paris – Fondatrice et présidente de l’association culturelle Syrie MDL de 2011 à 2018.
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Pendant deux jours, les recherches ont continué dans les profondeurs de la prison, à la recherche de couloirs secrets et de cellules murées. Sur les images de vidéosurveillance qui quadrillaient l’enfer carcéral de Saidnaya, des prisonniers bougeaient encore, dans des cellules introuvables. On ne les atteindra jamais. Le 10 décembre au matin, les unités des casques blancs déclarent les fouilles terminées : il n’y a plus de prisonniers à Saidnaya[1] et s’excusent auprès des familles attendant encore des nouvelles de leurs proches. La vérité est cruelle : ils sont parvenus à 4 lieux de détentions secrets mais n’ont trouvé aucun prisonnier vivant, les disparus sont probablement décédés. On estime leur nombre en Syrie à une centaine de milliers.
La dictature des Assad, tombée, une gigantesque opération de reconnaissance a fait s’engouffrer le peuple syrien dans les couloirs des palais et les souterrains des prisons du régime Assad. Et le monde découvre avec eux, incrédule, l’étendue de l’horreur tapie dans les sous-sols, les profondeurs souterraines de la « zone rouge » de la prison de Saidnaya et dans les couloirs tentaculaires des bunkers des Assad. On en soupçonnait plus ou moins l’existence, on avait des témoignages, des croquis, des documents avaient filtré, mais la réalité dépasse l’imagination.
Des sous-sols de Saidnaya…
À mesure que les rebelles libèrent une à une les prisons syriennes, un peuple martyrisé durant des années renaît à la vie, tel un Jonas sortant du ventre de la baleine, et d’un régime qui ne devait son salut que grâce à la terreur qu’il infligeait à son peuple. Une terreur avec laquelle il devait vivre chaque jour. Après Homs, où 3 500 détenus ont recouvré la liberté : Saidnaya, à 30 km au nord de Damas. Cet énorme centre de détention où l’« on disparaît », qualifié par Amnesty International d’ « abattoir humain », a remplacé dans l’esprit des Syriens la fameuse prison de Tadmor (Palmyre), emblème de la torture sous le règne d’Assad-père, comme symbole des atrocités.
Dans la nuit du 8 décembre, des centaines de familles se sont amassées à l’extérieur de Saidnaya tandis que les rebelles forçaient les verrous et libéraient les prisonniers des trois étages supérieurs. De 4h à 7h du matin, des files ininterrompues de prisonniers sortaient des cellules. Des milliers d’êtres humains retrouvent l’air libre, qu’ils n’ont pas respiré depuis des années. Des fantômes hagards, des corps amaigris, blessés, des êtres brisés, parfois incapables de marcher ou de décliner leur identité, comme ce jeune homme dont les images ont fait le tour des réseaux sociaux, incapable de parler ou de dire son nom.
Des familles désespérées se rendent alors dans les hôpitaux pour identifier les corps que l’on aurait transférés depuis les centres de détention. Des équipes découvrent les morgues de l’hôpital militaire de Harasta (nord-est de Damas), où la torture des détenus par les forces de sécurité et de renseignement du régime est « généralisée et systématique ». C’est ici que les prisonniers de Saidnaya sont amenés quand ils ne sont pas « achevés » à Saidnaya-même, avec cet autre instrument d’horreur qu’est la « presse humaine »,
Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1
une invention que l’autrice Samar Yazbek, commente dans un tweet : « Je ne peux pas quitter des yeux la presse métallique de la prison de Saydnaya ! J’ai documenté de nombreuses atrocités à partir de 2011, des massacres au couteau, chimique, bombardement, viols… mais cette invention qui consiste à écraser le corps humain et à créer un mécanisme de drainage sanguin pour récupérer le liquide : quelle imagination criminelle ! Quand les muscles de nos cœurs s’arrêteront de battre [d’effroi], notre priorité devra être de traduire Bachar al-Assad en justice. »
Dans les morgues de Harasta, les corps sont encore ensanglantés, révélant des traces de tortures récentes. Ils sont entreposés dans les morgues avant d’être incinérés, soit dans l’enceinte de l’hôpital, soit dans un incinérateur dans la banlieue damascène d’Al-Tall.
Les découvertes macabres se multiplient. Les corps, les traces de torture et les preuves de crimes s’amoncellent, laissant entrevoir l’ampleur des exactions. Fouiller le dédale interminable de Saidnaya et d’autres centres de détention prendra des années, un travail réservé aux experts de la justice et des archives. Saidnaya n’a malheureusement pas fini de nous dévoiler tous ses secrets.
… aux forteresses souterraines de la dynastie Assad
Alors que les horreurs de Saidnaya émergent, les rebelles explorent les palais présidentiels. Les résidences impénétrables de Bachar el-Assad sont ouvertes à qui veut venir se servir dans l’opulence indécente du dictateur. Sous l’un des palais présidentiels des galeries de tunnels relient les différents lieux de résidence de Bachar, avec des panneaux indicatifs, des cuisines, salles de bains en sous-sol.
Mais la découverte la plus spectaculaire est celle de la maison de Maher el-Assad, frère de Bachar el-Assad. Un escalier en spirale à l’intérieur mène à un Bunker gigantesque, un labyrinthe de couloirs interminables dans les profondeurs des sous-sols décrit par les rebelles comme un « immense complexe de tunnels, suffisamment larges pour que des camions chargés de captagon et d’or puissent y passer », un commerce que Maher el-Assad était chargé de sécuriser avec la quatrième division de l’armée syrienne.
Le dédale de tunnels se poursuit encore plus bas, des portes blindées séparent les différents espaces. Le rebelle qui film les tunnels dit un moment dans la vidéo : « On se croirait dans Half live » (jeu vidéo de science-fiction qui se déroule dans un gigantesque complexe scientifique top secret installé dans une base militaire désaffectée totalement enterrée sous la surface). Des chambres, un bureau et même une cuisine suréquipée, remplie de vivres. On imagine aisément le temps et toute l’ingénierie qu’une telle construction a demandés.
Quelle ironie du destin : construire des bunkers anti-atomiques et amasser des fortunes pour fuir comme des rats ! Ce régime, qui a bâti un des appareils sécuritaires les plus cruels et les plus sophistiqués du monde (voir Michel Seurat L’État de Barbarie, Le Seuil, 1989), avec quatre services de renseignements différents, concurrentiels et poussés continuellement à la performance, craignait donc à ce point la colère populaire que ce dédale antiatomique ne pouvait l’en protéger ? Ou bien, malgré tous ses efforts de propagande, ses alliés protecteurs (Russie, Iran, Hezbollah…), la corruption et le clientélisme qui le perfusaient, le poids de ses crimes pesait-il plus lourdement sur sa « conscience » que toutes les tonnes de béton armé qui auraient pu saturer le sous-sol de la Syrie ?
Au regard du caractère monumental et psychédélique de ces constructions souterraines, on parlerait d’ailleurs plus volontiers d’« inconscient » du régime syrien, Minotaure se nourrissant de chair humaine qui se terrait dans un labyrinthe de tunnels fortifiés interminables et dont la peur et la terreur sont le seul sentiment qu’il était décidément capable d’inspirer et de ressentir encore.
Les souterrains du pouvoir nous révèlent les secrets d’un régime tortionnaire, mais aussi la nature et le visage d’un monstre hanté par la peur. Une peur qu’il a lui-même érigée en système et dont il ne put se dépêtrer car elle l’accompagna jusqu’à sa dernière heure.
Nouvelle langue
Que s’est-il agi de cacher à Saidnaya et dans les souterrains des palais des Assad ? Comme les casques blancs syriens confrontés à la l’impossibilité de poursuivre leurs fouilles, nous butons sur un impossible. Comme les prisonniers libérés qui ont oublié leurs propres noms et jusqu’à l’usage de la parole, nous sommes là aux prises avec des mots manquants. Car ce que nous découvrons à Saidnaya c’est que l’humanité n’en a jamais fini avec l’horreur et le pire. Qu’après les camps de concentration et d’extermination, les Khmers rouges ou encore les dictatures de Pinochet ou de Corée du Nord, il y a encore la presse à cadavres.
Formons le vœu qu’ici s’achève le calvaire syrien. Que les coupables de crimes contre l’humanité syriens soient, dans un futur proche ou lointain, traduits en justice. Qu’un jour, Saidnaya devienne un musée, un lieu de mémoire, à l’instar de l’École de mécanique de la Marine (Esma) à Buenos Aires, le tristement célèbre centre de détention et de torture de la dictature argentine (1976-1983). Un autre enfer transformé l’année dernière en lieu interdisant l’oubli. Et que tous ceux qui se sont murés dans un silence complice, brandissant inlassablement le duel de la peste et du choléra, fassent enfin l’effort de reconnaître la dictature pour ce qu’elle est.
Car pour avancer sur le chemin de la justice, il nous faudra désormais apprendre à écouter la nouvelle langue que les Syriens vont inventer pour dire l’au-delà de l’horreur, l’au-delà du secret de l’architecture souterraine du régime des Assad.
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