Un rapport confidentiel met à nu les combines du cartel de l’eau

L’Autorité de la concurrence s’est penchée sur un sujet explosif : les stratégies d’entente dans le domaine de l’eau, et leurs conséquences sur l’augmentation des factures payées par les usagers. Le patron d’une filiale du leader mondial Veolia vient d’être mis en examen à Paris pour corruption et pratiques anticoncurrentielles, selon nos informations.

Antton Rouget

Rarement, un document officiel avait exposé de manière aussi éclatante les manœuvres des géants de l’eau. Dans un rapport confidentiel, l’Autorité de la concurrence révèle l’entente « occulte » ayant permis aux trois leaders français du secteur de l’eau (Veolia, Suez et la Saur) de remporter, en 2011, un marché géant de près de un milliard d’euros en Île-de-France, d’après des informations de Mediapart.

Ce document de synthèse de 49 pages, rédigé en 2021 au terme de sept années d’investigations – rythmées par les auditions, perquisitions et la rédaction de trois rapports intermédiaires –, est actuellement exploité par une juge d’instruction du tribunal judiciaire de Paris qui pilote plusieurs enquêtes sur des soupçons d’ententes illicites dans le secteur (lire en encadré).

Le marché en question porte sur la modernisation de l’usine Seine Aval, dans les Yvelines, une des six stations d’épuration du Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de la région parisienne (Siaap), qui couvre un total de 12 millions d’habitant·es, ce qui en fait le plus grand opérateur d’Europe.

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L’usine Seine Aval SIAAP d’Achères et Saint-Germain-en-Laye en 2019. © Photo Laurent Grandguillot / REA

Initialement évalué à 547 millions d’euros, son coût s’est envolé à 929 millions d’euros dès la phase d’appel d’offres. Ces surcoûts – qui ont « surpris » jusqu’à plusieurs responsables du Siaap, selon l’Autorité de la concurrence – n’ont pu être supportés que par une « augmentation substantielle » de la redevance payée par les usagers, insiste le rapport.

La hausse du tarif de l’eau en Île-de-France a été estimée à 30 % entre 2010 et 2015 dans une autre analyse, réalisée par la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE), ce qui représente près de 14 millions d’augmentation par an. Cet argent n’étant pas suffisant pour financer les travaux, le Siaap a aussi été contraint de décrocher un prêt à « des conditions très favorables » – en s’appuyant, chose étonnante, sur les réseaux d’influence de son fournisseur – auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI).

L’explosion du montant du marché Seine Aval a été justifiée par son attributaire par la technicité requise ainsi que l’augmentation des tarifs de construction. Mais pour l’Autorité de la concurrence, le vainqueur a facturé des prestations d’un montant « très élevé », ayant permis aux entreprises de dégager une « marge confortable ». Une situation qui découle du fait que, plutôt que de s’affronter au cours de l’appel d’offres lancé par le Siaap, les grandes entreprises du secteur ont préféré mettre sur pied une stratégie d’entente à plusieurs niveaux leur permettant d’assécher la concurrence, comme le démontrent des documents saisis en perquisition.

« Le marché était enregistré comme une affaire acquise [dès le 17 juin 2011 dans un document interne d’un des cocontractants – ndlr], alors que la décision n’est intervenue que le 28 juin 2011 à la suite de la réunion du jury du Siaap », s’est ainsi étonnée l’Autorité de la concurrence. Sollicités par Mediapart, les responsables concernés n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.

Nommé « Biosav », le groupement ayant remporté le marché rassemblait les plus importants spécialistes du « génie épuratoire » (traitement des eaux usées) – à savoir les entreprises OTV (filiale de Veolia) et Degrémont (filiale de Suez) –, et du « génie civil » (réalisation d’ouvrages) – avec Eiffage et Vinci. Ce montage est d’autant plus étonnant que ces groupes de dimension mondiale avaient chacun les capacités – techniques comme financières – de concourir seuls, les uns contre les autres. « Je n’ai eu connaissance de l’association OTV-Degrémont que lors de l’ouverture des candidatures. Ce fut une découverte. Le jeu de la concurrence était singulièrement amoindri dès le départ », a témoigné la directrice adjointe grands travaux du Siaap au cours des investigations.

Comme si cela ne suffisait pas, les enquêteurs ont aussi découvert qu’un troisième épurateur – la société Stereau (filiale de la Saur) –, qui aurait aussi les épaules pour concourir à l’appel d’offres, avait secrètement négocié avec le groupement pour récupérer une « part » du marché, en tant que sous-traitant. Cette alliance a été dissimulée à plusieurs dirigeants du Siaap, ce qui « atteste que les responsables Biosav avaient conscience que le groupement avec les trois leaders nationaux posait un problème au regard du droit de la concurrence », selon le rapport final.

Tandis qu’il ambitionnait initialement de recevoir avec quatre offres distinctes, le Siaap n’a eu à choisir qu’entre deux candidatures : Biosav et un autre groupement, mené par le britannique Biwater, ce qui lui offrait dès le départ bien peu de possibilités.

« À partir du moment où les majors de l’épuration et du génie civil se marient, les élus [de la commission d’appel d’offres – ndlr] sont devant la responsabilité de refuser les sociétés françaises », a ainsi déploré un membre de l’équipe éconduite. Tandis que le représentant d’un autre concurrent étranger, le groupe autrichien Wabag, qui ne s’est même pas positionné sur ce marché, a pointé une « singularité du Siaap » : « Je ne connais pas d’autres maîtres d’ouvrage où les leaders s’associent ainsi », a-t-il souligné, avant d’euphémiser : « Vu de l’extérieur, cette association interpelle et ne paraît pas pro-concurrentielle. »

Ce déséquilibre a été renforcé par le fait que le groupement Biosav avait en plus accès, avant de préparer son offre, à des informations privilégiées sur le périmètre du marché. Une année avant celui-ci, les épurateurs OTV et Degrémont avaient en effet participé à une première mission, dite de « définition », qui s’est avérée être une sorte de « répétition du futur appel d’offres ». Cette situation a permis à ces entreprises d’anticiper les attentes de Siaap, en échangeant avec ses équipes, et de bénéficier d’un « avantage inévitable » par rapport à leur concurrent, selon l’autorité.

Enfin, pendant la procédure de passation du marché, le groupement vainqueur a encore pu profiter « d’avantages concurrentiels majeurs » grâce à la relation particulière entretenue avec l’assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO). Censée accompagner en toute indépendance le Siaap dans cet appel d’offres complexe, l’entreprise spécialisée IRH Ingénieur Conseil a en réalité secrètement « œuvré » en faveur de Biosav, a découvert l’Autorité de la concurrence. Ce « parti pris » ne résulte pas d’une « action unilatérale » d’IRH Conseil, mais « s’inscrit dans une pratique collusive occulte » entre le cabinet et des responsables des épurateurs OTV et Degrémont, souligne le rapport, qui s’appuie sur de nombreux échanges et rendez-vous confidentiels découverts pendant l’enquête.

Cette alliance apparaît d’autant plus problématique qu’IRH Ingénieur Conseil a joué un rôle prépondérant dans la sélection des candidats, en soutenant notamment auprès du Siaap l’explosion du montant du marché, reprenant quasiment mot pour mot le raisonnement développé dans une note que Biosav lui avait secrètement envoyée. « L’assistant à maîtrise d’ouvrage a donc utilisé auprès du client les arguments d’un des deux candidats pour justifier les prix proposés par celui-ci, ce alors même qu’il était supposé aider son client avec sérieux », résume la BRDE dans son rapport.

Les motivations d’IRH Ingénieur Conseil peuvent apparaître doubles. D’abord, l’assistant à maîtrise d’ouvrage se trouvait, selon l’interprétation de l’Autorité de la concurrence, dans une situation de « conflit d’intérêts » pour accompagner le marché, dès lors que dans le cas où le Siaap avait fait le choix de déclarer la procédure infructueuse – en raison notamment des surcoûts –, l’AMO n’aurait reçu aucune compensation financière. L’entreprise avait donc intérêt à faire aboutir l’appel d’offres, coûte que coûte, y compris au détriment du syndicat et des usagers.

Mais surtout, les intentions d’IRH Ingénieur Conseil paraissent dépasser le périmètre de ce seul marché. Dans des comptes rendus manuscrits de réunions avec les épurateurs qui dominent le secteur – documents « très vraisemblablement écrits » par le patron d’IRH de l’époque, Yves B., lequel était régulièrement invité dans les loges de Roland-Garros par OTV –, les enquêteurs ont en effet découvert les mentions suivantes : « Depuis 15 ans, IRH a joué le jeu de l’École F. [française] de l’Eau. Impression générale on donne beaucoup, on reçoit peu. »

D’après l’Autorité de la concurrence, ces annotations traduisent le fait que la société de conseil en ingénierie cherchait à « développer des relations commerciales très étroites » avec les leaders de l’épuration, qui incarnent cette fameuse « école française de l’eau » et trustent le marché. « Le Siaap est captif des grands groupes français et de leurs cabinets d’étude et il semble difficile, pour ne pas dire impossible, de faire autrement », constatant à ce sujet une mission conjointe des ministères de l’écologie et des comptes publics en 2018, en relevant que le projet de refonte de Seine Aval a pu servir, pour les constructeurs, de « vitrine » dans leur stratégie d’exportation. Le premier à en profiter étant le groupe Veolia qui, après avoir réussi son OPA sur Suez dans des conditions contestées, a récemment poursuivi son développement au Maroc et en Arabie saoudite à l’occasion des deux dernières visites d’État d’Emmanuel Macron.

En creusant les relations entre le cabinet de conseil IRH – petit rouage essentiel dans la conduite de marchés – et les géants de l’eau, l’Autorité de la concurrence a révélé, outre l’usine du Siaap, l’existence d’autres appels d’offres pour lesquels il apparaît que la « concurrence a été faussée ». Ce serait notamment le cas pour la rénovation d’une station à Fécamp (Seine-Maritime) ou à Saint-Marcellin (Isère). « Il existe une pratique commerciale d’IRH qui consiste à travailler avant la remise des offres avec un épurateur et à le “pousser” afin qu’il soit lauréat de la procédure de mise en concurrence », conclut le rapport, dont l’enquête sur le marché Seine Aval menace de faire jaillir un scandale plus grand encore.

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