La BD à succès de Jancovici et de Blain, parue en 2021, a été critiquée pour son parti pris pronucléaire assumé. On peut aussi lui reprocher une lecture qui élude les alternatives économiques possibles au capitalisme, par exemple du côté de l’économie sociale et solidaire (ESS). La critique de la croissance est bien présente, mais la question sociale y est occultée et la nécessité d’un débat démocratique ignorée, pour ne pas dire méprisée.
Comment rendre visible l’invisible ? La BD de Jancovici-Blain Le monde sans fin, parue en octobre 2021, réussit le tour de force de rendre visible l’invisible, à savoir l’énergie. Ce livre a été plébiscité par les lecteurs (plus d’un million d’exemplaires vendus). Il a aussi suscité une certaine polémique en raison de son parti pris pronucléaire assumé.
Cette critique est recevable, mais elle n’est pas la seule qui puisse être faite à la BD. En tant que spécialistes de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui fournit une alternative au capitalisme, nous avons voulu livrer une analyse politique du message contenu dans cet ouvrage.
Nous reconnaissons que la BD présente une critique de la science économique orthodoxe, une dénonciation de notre système productiviste et remet en cause le dogme de la croissance. Elle ne donne toutefois pas toutes les clés pour penser une transition écologique vers une société post-capitaliste.
L’impasse énergétique du productivisme
La BD visibilise les enjeux liés à la transition énergétique en convoquant des figures de la culture pop, à l’instar d’Iron Man, pour donner chair au concept d’énergie.
Cependant, elle convoque aussi des personnages bien réels ayant existé. C’est ainsi que, page 84, l’un des pères du libéralisme, Jean-Baptiste Say est épinglé comme étant à l’origine de l’exploitation éhontée de la nature.
La première case l’énonce ainsi :
« Si nous considérons que nous sommes dans une économie aux possibilités infinies, c’est un peu à cause de lui et ses semblables. »
Ce que vient compléter ensuite une citation que Say semble proférer doctement :
« Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. »
« Notre pensée économique fonctionne de cette façon », poursuivent les auteurs avant de mettre en avant un autre économiste contemporain de Say, Charles Dupin.
Ce dernier participe à la prise en compte des ressources naturelles en établissant « des règles d’équivalences entre les animaux, les machines et les hommes au travail », écrivent les auteurs.
« Il comprend pourquoi la Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure en nombre, a une production trois fois supérieure à celle de la France. »
De fait, la BD montre l’incapacité du système économique à changer. Par exemple, elle dénonce l’illusion numérique :
« 40 % de l’électricité mondiale provient du charbon. Utiliser Internet, c’est utiliser du charbon… » (p.81)
De même, les auteurs soulignent l’incapacité du système à dépasser sa dépendance aux transports : « La dépendance de l’économie aux moyens de transport est totale » (page 99).
Enfin, les auteurs s’attaquent au greenwashing (et à la croissance verte), surtout à la page 190 où l’affirmation : « la croissance verte, c’est possible » est surmontée par le qualificatif de « n’importe-quoi ».
En résumé, dans le livre, il y a une critique du libéralisme et de la croissance, mais il n’y a pas de dénonciation radicale du système capitaliste.
Des explications neurobiologiques plutôt qu’une critique du capitalisme
Plusieurs fois évoqué au cours de l’ouvrage, le striatum va devenir, à partir de la page 185, la clé pour expliquer notre incapacité à réformer le système. Plus exactement, le striatum, cette partie de notre cerveau qui commande la dopamine, la molécule du plaisir, est en fait la clé de compréhension du capitalisme.
Si celui-ci s’est développé de cette manière, c’est grâce à ou à cause du striatum qui « nous pousse à agir de manière irrépressible en passant au-dessus de notre intelligence » (page 185).
Cette explication neurobiologique unique contribue à naturaliser le système capitaliste et renoue par là même avec la vision des pères de l’économie : l’homme est un animal égoïste mû uniquement par la satisfaction de ses désirs.
Pourtant, l’ouvrage se conclut sur un appel à la solidarité : « Si la technique ne peut plus assurer notre sécurité, il faut la retrouver dans l’entraide » (page 192).
En cela il se rapproche des valeurs de l’ESS. Pour autant, cette BD s’en éloigne : en survalorisant l’économique et le biologique, elle invisibilise le politique et le social.
Le plus surprenant reste que le système économique dénoncé n’est jamais nommé : le mot capitalisme n’apparaît dans aucune des 193 pages. On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit là d’une autocensure destinée à ne pas heurter le grand public.
C’est sans doute vrai, mais on peut aussi y voir un refus de penser une alternative. En effet, les auteurs postulent que l’énergie fossile est rare, un message que martèle Jean-Marc Jancovici depuis des années.
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Le problème, c’est que « non illimité » ne veut pas dire rare : c’est bien la surexploitation qui provoque la rareté. Il ne faudrait donc pas seulement acter les limites naturelles de l’énergie fossile, mais également souligner que c’est la surexploitation capitaliste qui conduit ce système à s’autodétruire. Autrement dit, trouver coûte que coûte une autre énergie (en l’occurrence, le nucléaire) n’est que l’une des nombreuses options possibles.
L’ESS montre que l’on peut avoir des modes d’entreprendre plus durables, démocratiques, basés sur des circuits courts et respectueux des milieux. Il ne s’agit donc pas de rester dans l’économie de marché en trouvant une échappatoire énergétique à l’impasse écologique, mais de changer de système en généralisant des initiatives économiques ayant fait la preuve de leur sobriété au niveau local.
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Solutionnisme technologique plutôt que dimension sociale
La BD est donc une invitation salutaire à sortir du modèle de la croissance et du solutionnisme numérique. Mais la pertinence de sa critique est limitée par trois aspects majeurs :
- la réduction de l’économie à l’économie de marché,
- l’insuffisance de prise en compte du social,
- et le prisme technique qui occulte la dimension politique de l’énergie.
Certes, les inégalités sociales sont évoquées à plusieurs reprises dans l’ouvrage, mais elles en sont le parent pauvre. À aucun moment, cela ne débouche sur une analyse des conséquences de ces inégalités sur la crise écologique.
Pourtant, l’extrême inégalité des revenus conduit à des comportements économiques aberrants au niveau climatique. Par exemple, les canons à neige qui épuisent la ressource en eau des montagnes au seul bénéfice du plaisir des populations les plus aisées.
De même, on l’a vu avec la crise des « gilets jaunes », l’acceptabilité des mesures de transition énergétique passe par un effort financier plus justement réparti entre les personnes à faibles revenus et celles à hauts revenus.
Les questions politiques, et en particulier les relations internationales et la géopolitique des ressources énergétiques, sont peu présentes dans cette BD, alors qu’elles sont centrales dans la réalité quotidienne, comme l’a récemment révélé la guerre en Ukraine.
Tout au long des 192 pages de l’ouvrage, les politiciens sont bien peu présents. On note simplement, Mitterrand en page 82 ou bien encore Hollande en page 150. Or, les élites politiques ont pourtant joué un rôle clé dans la globalisation dénoncée par les auteurs… En effet, c’est le tournant néolibéral des années 80, initié par Reagan et Thatcher, qui a accéléré la logique de rentabilisation de l’activité humaine et des technologies.
Les questions politiques sont le plus souvent abordées comme des conflits impossibles à trancher en démocratie, comme l’illustrent les pages 124 et 125 où l’on voit s’invectiver automobilistes et cyclistes.
Présentée comme cela, la liberté individuelle semble incompatible avec la décision collective. Pourtant, c’est par la délibération démocratique que les opinions individuelles se transforment en volonté collective. Le débat démocratique est occulté.
La BD n’échappe toutefois pas au piège du solutionnisme technologique. Jancovici, en bon ingénieur, croit qu’il n’existe qu’une seule et unique solution qui s’impose pour résoudre le problème de l’énergie : le nucléaire. Le problème, selon lui, est que la population en général et les écologistes en particulier sont de mauvaise foi ou mal informés.
Cette vision tranchée s’incarne tout au long de la page 151, où les écologistes sont comparés à ces habitants du moyen âge qui brûlaient les sorcières en place publique plutôt que de remettre en cause leurs préjugés religieux.
On a là, implicitement, une critique élitiste de la démocratie. Le peuple succombe trop facilement aux sirènes du populisme et il est nécessaire qu’une élite prenne « la » bonne décision et se charge de l’écarter de ses fausses croyances. Il ne s’agit pas que le peuple s’émancipe par lui-même, mais d’émanciper le peuple. On est là à l’opposé des principes de l’ESS.
Au fond, les auteurs cernent bien les limites de notre système économique, mais ne cherchent pas à en sortir. Ils n’invitent pas à trouver une alternative au capitalisme, mais proposent la moins mauvaise solution permettant de le pérenniser. Le monde sans fin est, dans leur esprit, un capitalisme sans fin.
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