Pour tenter de répondre, commençons par mettre en garde nos amis, lecteurs et camarades contre la pire des postures – assez répandue, c’est pourquoi il faut la combattre – celle qui dit que « business as usual », qu’après tout Biden ce n’était déjà pas terrible (certes), que ce sont tous des capitalistes (scoop !), et qu’après tout, maintenant que Trump est investi, on l’attend toujours, sa « dictature » et les millions et millions de deportees …
Juste une petite aggravation de l’ordinaire, vraiment ?
Un suprématiste blanc harceleur et tatoué est à la tête de l’armée (Pete Hegseth) et le Sénat a accepté. Une agente notoire de Poutine est à la tête du renseignement, Tulsie Gabbart. A l’heure où j’écris cet article, l’audition de Robert Kennedy Jr, pour la Santé (sic) est chahutée au Sénat. Mais les budgets de la recherche médicale ont déjà été massacrés – c’est le mot – en quelques jours.
Surtout, Trump a pondu des dizaines de décrets dont le sens juridique et constitutionnel est clairement de passer par-dessus le droit et la constitution. Il a aboli le droit du sol par décret, alors qu’il s’agit du 14° amendement : on peut toujours dire, par conséquent, que c’est sans valeur. Non : c’est programmatique, cela ouvre la voie à l’affrontement, dont l’enjeu est la transformation de la démocratie bourgeoise américaine en un régime, pour le moins, bonapartiste.
La menace de suspension des fonctionnaires locaux qui ne marcheraient pas avec les fédéraux pour rafler les migrants, comme le dépôt d’une proposition de loi visant à permettre la réélection de Trump en 2028, vont dans le même sens.
Et il prépare un décret obligeant les amérindiens à choisir entre leur peuple (Navajos, Dakotas …) et la citoyenneté américaine, et qui les rendrait expulsables (où ça ?!) s’ils font le « mauvais » choix !
Ce décret vise aussi de facto à mettre fin à la relative sanctuarisation de ce qui reste des terres des peuples dits premiers, ouvrant la voie au forage tous azimuts, cette politique incendiaire et criminelle résumée dans le slogan sexiste : Drill, baby, drill !
Alors, certes, la rafle soudaine de 11 millions de personnes n’a pas eu lieu, ou pas encore. La frontière Sud est plus fermée que jamais. Des rafles ont lieu, et la Colombie a tenté de s’opposer à l’atterrissage d’un avion de personnes kidnappées, provoquant des représailles douanières – tarifs douaniers haussés de 25% puis de 50% – provoquant une riposte colombienne similaire, dans laquelle les États-Unis sont commercialement perdants.
Cet exemple montre que la politique intérieure et la politique internationale se confondent plus que jamais. Tous les chefs d’État du monde prennent au sérieux ce qui, sous Trump n°1, aurait passé pour sa plus grande bouffonnerie : la menace d’annexion du Groenland, de blocus du Canada, de mainmise sur le canal de Panama.
Pour comprendre les enjeux, prenons un peu de recul. Le « POTUS » (président des États-Unis) est un personnage contradictoire : il a le pouvoir de tuer des civils et de bombarder des villages au Yémen, mais pas celui de désarmer qui que ce soit au Texas ou dans le Maine. Pour Trump, il s’agit aussi de surmonter cette vieille contradiction – et plutôt pour permettre à ses partisans armés d’agir.
Ses milices existent, il a tout de suite libéré la bande du 6 janvier 2021, mais la base la plus massive pour un fascisme sui generis est sans doute fournie par la New Apostolic Reformation, qui recrute à la fois parmi les protestants et les catholiques des adeptes de l’ « avènement du royaume » dont Trump est pour eux le Saint Jean Baptiste : des talibans.
Renforcement bonapartiste du pouvoir présidentiel sous la pression latente ou ouverte de la violence politique : c’est bien la question du régime qui se pose aux États-Unis, qui ne sont pourtant pas la France, car ils n’ont eu qu’une seule constitution, certes évolutive par amendements, depuis 1789, une constitution qui est le marqueur de l’identité nationale. Si Trump gagne, c’est un énorme chamboulement comportant, y compris, des possibilités de sécessions d’États. Si Trump perd … aussi, mais dans l’autre sens !
Avant l’investiture du 20 janvier, Chicago avait été désignée dans les discours trumpistes comme le premier point focal de l’affrontement : des rafles étaient annoncées contre les quartiers latinos. Le 19 janvier, le « tsar des frontières » Tom Homan a commencé à reculer devant Chicago. Le puissant syndicat des écoles primaires, le Chicago Teachers Union, avait commencé à prendre des mesures de protection des enfants. Et le conseil municipal avait voté à la majorité le refus de coopérer du personnel local avec les agents fédéraux.
Trump se trouve devant trois grands obstacles ou fêlures potentielles. A l’échelle internationale, le projet d’isolement de la Chine par réconciliation avec la Russie (en lui livrant l’Ukraine) n’a aucune garantie de réussite. Dans son propre bloc de pouvoir, Elon Musk est de fait une figure concurrente, représentant du sommet mondial du grand capital, où se rencontrent le capital fixe technologique le plus productif, la finance la plus spéculative et la plus parasitaire, et la collusion avec l’État indispensable à ces messieurs les libertariens, qui ne sauraient s’en passer. Mais la contradiction décisive de Trump est la troisième.
C’est la résistance potentielle non seulement des migrants et des femmes, mais du salariat nord-américain et notamment, bien sûr, du salariat syndicalement organisé. Le Project 2025, programme de destruction des syndicats dans le secteur public, et d’intégration de ceux-ci aux entreprises dans le secteur privé, élaboré par le vieux think tank néolibéral qu’est la Heritage Foundation, est considéré comme le mandat des principaux capitalistes à Trump ; le ralliement de Musk et des têtes d’affiches de la Silicon Valley en a procédé.
Il est vrai que les directions syndicales ne se préparent pas à l’affrontement. Celles des Teamsters et des Dockers ont donné des gages à Trump. La plus combative, la nouvelle direction de l’UAW, United Automobile Workers, a gagné de grandes grèves sur les salaires fin 2023, mais a perdu sur son appel au vote Harris. Après avoir lancé un appel au regroupement de la working class – on parle bien ici de working class et pas de middle class – après l’élection de Trump, son dirigeant Sean Fain a déclaré au Washington Post, le 19 janvier, qu’il était « prêt à travailler avec Trump »¸notamment sur les tarifs protectionnistes. Cette grave reculade de sa part est significative de la pression qui s’exerce au moment présent.
S’il est erroné de croire que les ouvriers étatsuniens ont massivement voté Trump, il est exact qu’une partie conséquente de sa base électorale est formée d’ouvriers et d’employés ou d’anciens salariés déclassés et comporte une partie de la base syndicale. Le syndicat des dockers de la côte Est, International Longshoremen’s Association, avait appelé à la grève sur toute la côte Est, du Texas au Maine, contre les mesures déqualifiantes de rationalisation des ports. La grève devant démarrer le 15 janvier et son caractère massif ne faisait pas de toute. Trump a surpris une partie de ses proches en disant soutenir les dockers et a reçu les chefs syndicaux à Mar-a-Lago. En leur présence, il aurait téléphoné aux syndicats patronaux et obtenu un accord, désamorçant la grève. L’accord protège dans l’immédiat les 85 000 syndiqués de l’ILA de la déqualification et de la précarité … mais pas les futurs nouveaux embauchés.
Disons-le, c’est là un coup de maître de la part de Trump, au sens bonapartiste, qui confirme que sans sa tête à lui, il n’a d’autre mandat que de lui-même. Mais Project 2025 n’est pas un programme orienté vers une alliance présidentielle avec la bureaucratie syndicale, à la façon péroniste, c’est bien un programme de destruction de tout cadre collectif pour précariser et ubériser. Ce bon coup ne fait donc que reporter la contradiction.
Au moment présent, Project 2025 semble commencer à s’appliquer, mais pas n’importe où : dans l’enseignement. A partir d’un décret coupant les financements publics aux écoles enseignant une « théorie critique de la race » – c’est-à-dire expliquant aux élèves, comme on le fait en Europe, que les races n’existent pas et que le racisme est condamnable -, s’amorce une attaque généralisée. La National Education Association (3 millions de membres) est déjà en pointe dans la défense des migrants qui sont les enfants de bien des écoles. En son sein, le syndicat de Chicago appelle à une action nationale dès le mardi 4 février. Se rejoignent ici la défense de tous les enfants contre les mesures anti-migrants, la défense des écoles publiques avec le refus du « vol » de l’argent public au profit du privé, et le refus de la mise au pas idéologique des écoles que veulent imposer les talibans de la New Apostolic Reformation.
On le voit, les batailles se préparent. Mais leur terrain est international : la résistance des peuples, des femmes, du salariat, à Trump et à Musk, sera aussi leur résistance à Poutine et les enjeux se concentrent rapidement sur l’Europe. Cette situation est une raison de plus, ici même, pour imposer l’unité afin de battre au plus vite l’exécutif illégitime de Macron et Bayrou, car la démocratie en France sera nécessaire aussi pour la contre-attaque européenne contre l’ordre gris-brun des Trump, des Musk et des Poutine !
Vincent Présumey, le 31/01/2025.
Cet article est destiné à la parution dans le prochain numéro de la revue D&S (Démocratie & Socialisme) qui devient un organe de l’APRES à la suite de la fusion décidée conjointement entre l’APRES et la GDS.
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