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Désigner le racisme et l’islamophobie : un motif de persécution professionnelle et de répression des libertés académiques
Notre collègue Nora Galland est spécialiste en études shakespeariennes, travaillant plus spécifiquement sur la race dans l’œuvre de Shakespeare et les insultes islamophobes dans le théâtre anglais du XVIème siècle. Maîtresse de conférence stagiaire à l’Université Côte d’Azur, elle a été licenciée par son université en septembre dernier. Deux motifs sont invoqués : d’une part, dans le cadre de ses missions d’enseignement, des « relations conflictuelles » avec les autres enseignants-chercheurs et d’autre part, dans le cadre de ses missions de recherche, « le refus de participer à l’animation d’un événement scientifique ».
Quelles sont donc ces « relations conflictuelles » dont on lui impute la responsabilité au sein de son équipe de travail ? En septembre 2023, elle adresse à la vice-présidence du dispositif Politique sociale, Égalité, Diversité de son université – dispositif explicitement créé en vue d’alerter sur les discriminations – un signalement de propos racistes et islamophobes tenus par l’une de ses collègues qui motivait ainsi son refus de participer à une séance de traduction de textes portant sur la question de l’islamophobie. Nora Galland avait pourtant laissé toute latitude à l’équipe enseignante pour utiliser ce contenu pédagogique, le modifier ou l’ignorer complètement. Mais, suite à cette alerte que Nora a lancée, c’est elle-même qui se retrouve convoquée seule, en décembre 2023, devant un tribunal de collègues, tous représentants officiels de l’université, niant fermement le caractère raciste des propos rapportés quand bien même ceux-ci avaient déjà été pleinement reconnus comme tels par la vice-présidente du dispositif Égalité.
D’où vient, par ailleurs, ce « refus de participer à l’animation d’un événement scientifique » qu’on impute à nouveau à Nora ? Elle a refusé d’intervenir sur la promotion, au sein de son université, de l’ouvrage d’une journaliste bien peu scientifiquement étayé, et traversé par l’assimilation entre critique de la politique d’Israël et antisémitisme. Devant cet ouvrage manquant aux standards élémentaires d’un travail académique, l’exigence de sérieux scientifique, clairement formulée par Nora Galland pour motiver son refus, se retourne à nouveau contre elle, devenant le symptôme de son prétendu défaut d’investissement dans ses missions de chercheuse, alors même qu’elle a participé à, ou organisé, dix manifestations scientifiques durant son année de stage.
Il semble ainsi régner, dans le département d’anglais de l’Université côte d’Azur, une curieuse conception, tant de l’exigence scientifique que de l’entente entre membres de l’équipe. Et cette « entente » nous interroge à plusieurs titres, puisqu’elle relève d’un consensus qui semble reposer sur la silenciation des discriminations et la normalisation du racisme. On peut en effet s’interroger sur les conditions de cette « bonne ambiance » qu’un signalement antiraciste suffit à perturber et qu’un rappel à la rigueur académique pourrait menacer. D’autant que le climat qui règne à l’Université côte d’Azur fait symptôme, dans une ville dont le maire très à droite affiche, en façade de la mairie, son soutien explicite à la politique menée par Israël au moment des massacres de Gaza.Et dans un contexte politique local où le représentant médiatisé d’un programme d’extrême-droite a été largement élu aux dernières législatives.
Mais on peut s’interroger, plus encore, au niveau national, sur la bonne ambiance et l’esprit de convivialité que produit un ministère de l’Éducation dont les ministres successifs ne cessent depuis plusieurs années de stigmatiser – dans la droite ligne des directives du Ministère de l’Intérieur – l’ensemble des populations « issues de l’immigration » comme suspectes de « séparatisme » ou de « terrorisme ». Un ministère qui ne cesse de promouvoir une vision identitaire et islamophobe de la laïcité. Car si sa collègue justifiait son refus de travailler avec les étudiants sur un texte évoquant l’islamophobie, c’était au motif du fait qu’elle avait déjà suffisamment « subi les abayas » lorsqu’elle exerçait dans le secondaire.
On peut s’interroger enfin sur les effets rationnellement apaisants et vecteurs d’un encouragement à la rigueur scientifique d’un Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche stigmatisant, par l’appellation polémique d’« islamogauchistes » (directement issue des idéologies d’extrême-droite), les chercheurs critiques qui objectivent la réalité du racisme.
Nora Galland se retrouve ainsi victime de ce qui fait le cœur de ses analyses en tant que spécialiste de théorie critique de la race, dont les travaux font l’objet d’une reconnaissance internationale. Suivant l’implacable logique de l’inversion de l’imputation, c’est bien elle qui se voit incriminée pour avoir manqué d’esprit d’équipe et induit une mauvaise ambiance de travail. Ou pour avoir refusé de participer à un événement qui apporte une caution scientifique aux raccourcis conceptuels d’une journaliste qui amalgame la critique du gouvernement d’extrême droite israélien et l’antisémitisme, participant ainsi à la répression des voix qui se positionnent pour défendre le respect des droits humains partout où ils sont lourdement attaqués.
C’est pourquoi, par l’intermédiaire de Maître Jean-Pascal Padovani, Nora Galland a intenté un recours devant le Tribunal Administratif de Nice pour défendre sa liberté académique, pour faire valoir ses droits et attester de la violation de ceux-ci, c’est-à-dire de la volonté de faire taire sa position critique en tant qu’enseignante-chercheure.
La série des accusations subies par Nora est en effet parfaitement emblématique d’une réalité massive de musèlement des libertés académiques de la communauté universitaire au nom d’idéologies de plus en plus clairement discriminantes, imprégnant d’en-haut le fonctionnement des établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche. C’est ce musèlement de la liberté académique, et l’inversion systématique d’imputation qu’il produit, que nous avons à cœur de combattre en dénonçant ici, à travers la persécution et la répression dont est victime Nora Galland, le processus systémique qui affecte actuellement les milieux de l’enseignement supérieur et de la recherche.
CAALAP (Coordination Antifasciste pour l’Affirmation des Libertés Académiques et Pédagogiques).
SIGNER LA TRIBUNE EN SOUTIEN A NORA GALLAND: https://docs.google.
PREMIERS SIGNATAIRES:
– Ajari, Norman, MCF en études noires francophones (Black Francophone Studies), Université d’Édimbourg, Grande-Bretagne
– Agier, Michel, anthropologue, membre émérite, directeur de recherche à l’IRD, directeur d’études à l’EHESS
– Al-Azami, Lubaaba, Lecturer in Shakespeare and Early Modern Literature, University of Manchester, Grande-Bretagne
– Ameqrane, Hanane, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Balibar, Etienne, philosophe et professeur émérite en philosophie, Université de Paris-Ouest Nanterre
– Bessone, Magali, PR de philosophie politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
– Bontemps, Véronique, Chargée de Recherche au CNRS en anthropologie, EHESS
– Borghi, Rachele, MCF en géographie sociale et culturelle, Université Paris-Sorbonne
– Britton, Dennis, Associate Professor of English, University of British Columbia, Canada
– Brunner, Samuel, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Bui, Hanh, Hanh Bui, Head of Research, Shakespeare’s Globe, Grande-Bretagne
– Ceballos, Manuela, Assistant Professor of Religion, États-Unis
– Corredera, Vanessa, Professor of English, Andrews University, États-Unis
– Cukier, Alexis, MCF en philosophie, Université de Poitiers
– Dadabhoy, Ambereen, Associate Professor of Literature, Harvey Mudd College, États-Unis
– Delmas, Querelle, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Djigo, Sophie, philosophe, chercheuse associée à STL et fellow de l’Institut Convergences Migrations
– Doucoure, Mama, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Dozier, Curtis, Assistant Professor of Greek and Roman Studies, Vassar College, États-Unis
– Fassin, Eric, PR en sociologie, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
– Ferron, Benjamin, MCF en sciences de l’information et de la communication, Université Paris-Est Créteil
– Gillen, Katherine, Professor of English, Texas A&M University-San Antonio, États-Unis
– Golash-Boza, Tanya, Professor of Sociology, University of California, Merced, États-Unis
– Hansson, John-Erik, MCF en histoire britannique, Université Paris Cité
– Hervé Mayer, MCF en études anglophones, Université Paul-Valéry-Montpellier 3
– Hsy, Jonathan, Professor of English, George Washington University, États-Unis
– Ibos, Caroline, PR en sociologie, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
– Iyengar, Sujata, Distinguished Research Professor of English, University of Georgia, États-Unis
– Keucheyan, Razmig, PR en sociologie, Université Paris-Cité
– Knüfer, Aurélie, MCF en philosophie, Université Paul-Valéry-Montpellier 3
– Lenormand, Marc, MCF en études anglophones, Université Paul Valéry-Montpellier 3
– Martine de Marseille, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– McCarthy, Harry R., Lecturer in Early Modern Literature, University of Exeter, Grande-Bretagne
– McHugh, Emer, Visiting Scholar, Queen’s University Belfast, Grande-Bretagne
– Mozziconacci, Vanina, MCF en philosophie, Université Paul-Valéry-Montpellier 3
– Murrey, Amber, Associate Professor in Human Geography, Mansfield College, University of Oxford, Grande-Bretagne
– Ndiaye, Noémie, Associate Professor of English and Romance Languages, The University of Chicago, États-Unis
– Palheta, Ugo, MCF en sociologie, Université de Lille
– Panjwani, Varsha, Lecturer of English, NYU London, Grande-Bretagne
– Park, Jennifer, Lecturer in Early Modern English Literature, The University of Glasgow, Grande-Bretagne
– Pétillot, Jean-François, PRCE retraité, Université Paul-Valéry-Montpellier 3
– Quanquin, Hélène, PR de civilisation des États-Unis, Université de Lille & membre senior de l’Institut Universitaire de France
– Rabier, Christelle, MCF en sciences sociales, EHESS
– Rao, Anandi, Lecturer in South Asian Studies, SOAS University of London, Grande-Bretagne
– Raychawdhuri, Anita, Assistant Professor of English, University of Houston Downtown, États-Unis
– Raynal, Eva, MCF en littérature comparée, Université de Mayotte
– Renault, Emmanuel, PR de philosophie et philosophe, Université Paris Nanterre
– Resseguier, Camille, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Salini, Laetitia, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Salvy, Frédéric, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Sciarrino, Emilio, professeur agrégé et docteur en études italiennes, chercheur associé au CNRS
– Sheeha, Iman, Senior Lecturer in English, Brunel University London, Grande-Bretagne
– Smith, Emma, Emma Smith, Professor of Shakespeare Studies, Hertford College, University of Oxford, Grande-Bretagne
– Solomos, Makis, PR de musicologie, Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis
– Telliez, Romain, MCF en histoire, Université Paris-Sorbonne
– Terada, Kai, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Thomas, Miranda Fay, Assistant Professor in Theatre and Performance, Trinity College Dublin, Irlande
– Thoraval, Sophie, membre du Collectif des réprimé·es de l’Éducation Nationale
– Tosh, Will, Director of Education, Shakespeare’s Globe, Grande-Bretagne
– Valegeas, François, MCF en urbanisme et aménagement de l’espace, Université Paul-Valéry-Montpellier 3
– Valentine, Lydia, Research Fellow & Lecturer, Shakespeare’s Globe, Grande-Bretagne
– Vergès, Françoise, autrice & Senior Fellow Researcher, Sarah Parker Remond Center for the Study of Racism and Racialisation, University College London
– Vollaire, Christiane, philosophe et chercheure associée au CRTD du CNAM & au LCSP de l’Université Paris-Cité
– Vomero Santos, Kathryn, Associate Professor of English, Trinity University, États-Unis
– Warschawski, Dror, chargé de recherche au CNRS en biophysique, Sorbonne Université
– Williams, Nora J., Associate Dean for Access and Participation, BIMM University, Grande-Bretagne
– Yao, Xine, Associate Professor in American Literature, University College London, Grande-Bretagne
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