
Kari de Pryck est docteure en science politique, rattachée à l’université de Genève. Elle s’intéresse à la gouvernance de l’environnement et en particulier à la production et à l’influence de l’expertise scientifique. Sans être présente en Chine les 1ᵉʳ et 2 mars, elle a suivi la dernière réunion du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), qui a suscité des déceptions.
Reporterre — Les négociations censées définir le calendrier du Giec ont échoué, dimanche, en Chine. Que s’est-il passé ?
Kari de Pryck — En Chine, étaient réunis les représentants des gouvernements membres du Giec — et non pas les scientifiques. Ce sont eux qui définissent le calendrier, les thèmes et les plans des rapports à venir. Un des enjeux de cette réunion, c’était donc de se mettre d’accord sur une échéance pour la sortie des futurs rapports sur l’état du climat.
Il y a un risque que le Giec ne parvienne pas à sortir ses documents d’ici à 2028. Or en 2028, la Conférence des Nations unies sur le changement climatique (CNUCC) publiera son très attendu second bilan mondial, c’est-à-dire le bilan des actions réalisées par les États entre 2023 et 2028.
Au sein du Giec, une partie des pays souhaitent que les scientifiques accélèrent leurs travaux pour coller à l’échéance de 2028 ; d’autres pays s’y opposent. Cette question fait débat depuis plusieurs mois : cette fois encore, ils ont échoué à s’accorder.
Ce sont les pays européens et les pays les plus vulnérables qui ont plaidé en faveur d’une publication des prochains rapports du Giec avant 2028. Pourquoi est-ce si important pour eux ?
Le bilan mondial de la CNUCC joue un rôle très important dans les négociations climatiques. C’est sur cette base que les gouvernements sont censés revoir leurs engagements et leurs stratégies pour tenter de respecter les seuils de +2 °C et +1,5 °C de réchauffement.
Un certain nombre de pays voudrait que les travaux du Giec paraissent suffisamment tôt afin d’abonder le bilan mondial. En d’autres termes, ils espèrent que les rapports du Giec poussent l’ensemble des pays à rehausser leurs ambitions climatiques.
C’est ce qui s’était passé en 2023. Les publications du Giec avaient renforcé le premier bilan mondial de la CNUCC, ce dernier aboutissant au texte sur la sortie des énergies fossiles à la COP28 de Dubaï.
De l’autre côté, les pays les plus réfractaires voudraient retarder au maximum la prochaine sortie des travaux du Giec. Comment expliquer un tel blocage ?
Il y a deux raisons principales. D’une part, il s’agit pour certains États dépendants des énergies fossiles — comme l’Arabie saoudite — de faire de l’obstruction : en clair, faire en sorte que les dernières connaissances ne soient pas toutes disponibles au moment des négociations internationales.
Mais pour d’autres pays — l’Inde et la Chine par exemple — il y a également un enjeu d’inclusivité. Il est en effet plus difficile pour les chercheurs des pays du Sud de contribuer aux travaux du Giec — parce qu’ils manquent de moyens financiers, qu’ils n’ont pas forcément accès aux grandes revues scientifiques…
« Accélérer le calendrier, c’est mettre davantage de pression sur ces chercheurs »
Quand un chercheur du Nord est désigné pour participer au Giec, il peut disposer d’une équipe pour l’assister ; c’est plus rarement le cas pour les chercheurs du Sud. En bref, produire de la connaissance sur le climat leur demande plus de temps que pour les chercheurs des pays du Nord.
Donc accélérer le calendrier, c’est mettre davantage de pression sur ces chercheurs, et risquer qu’ils ne puissent pas contribuer. C’est un problème récurrent au sein de l’organisation, avec des impacts, in fine, en termes de données scientifiques : on a par exemple moins de connaissances sur les impacts du changement climatique dans certaines zones d’Afrique.
Pour s’en sortir, il faudrait que le Giec soutienne davantage ces chercheurs, en finançant mieux leur participation, en leur donnant un accès aux grandes revues. Ceci dit, même sans calendrier, les travaux scientifiques peuvent continuer, le processus n’est pas bloqué.
La Chine a accueilli cette réunion, mais elle a aussi freiné sur le calendrier. Quel est son rôle exact dans ces négociations ?
C’était la première fois que la Chine organisait cette réunion. On peut y voir un signal fort dans un contexte de retrait des États-Unis du Giec. La Chine montre ainsi qu’elle entend poursuivre son engagement sur les questions de coopération scientifique.
Mais d’un autre côté, le pays reste sur son positionnement historique, plutôt critique et méfiant vis-à-vis de l’organisation intergouvernementale.
La réunion en Chine s’est déroulée sans les experts et les représentants des États-Unis, dans la lignée de la politique climatosceptique mise en place par Trump. Quelle conséquence le retrait des États-Unis peut-il avoir sur les travaux du Giec ?
Les conséquences pourraient être importantes. Les États-Unis ont joué un rôle central dans la création du Giec et ce sont de gros contributeurs, même si récemment — lors du premier mandat de Donald Trump — ils avaient déjà diminué leur financement.
« Si les États-Unis ne sont plus présents, ça pourrait peser sur le travail du Giec »
Il devrait aussi y avoir un impact en termes de participation des chercheurs étasuniens. Kate Calvin, scientifique à la Nasa et coprésidente du groupe 3 du Giec n’a pas eu l’autorisation de se rendre en Chine, et elle n’a plus le soutien financier de son institution pour réaliser le rapport.
Si les États-Unis ne sont plus présents, ça pourrait peser sur le travail du Giec, tout en sachant qu’il y a énormément d’experts disponibles au Canada, en Europe, et dans nombre de pays à travers la planète. Seul point positif, les États-Unis étant aussi une force d’obstruction dans les discussions, on peut aussi imaginer que leur retrait réduise certaines tensions au sein de l’organisation.
On assiste globalement à une remise en cause de l’expertise scientifique sur le changement climatique. Le Giec peut-il survivre à cette offensive anti-science ?
On voit en effet une vague climatosceptique, avec un retour aux controverses des années 2000 — remise en question des modèles climatiques, critique des données scientifiques. C’est un vrai problème. Le fait que le président des États-Unis se positionne comme climatosceptique donne de l’importance à un discours qui pendant longtemps n’était plus considéré comme légitime et sérieux.
Il est fort possible que ça affecte le travail du Giec. Les chercheurs contributeurs pourraient se retrouver davantage critiqués, interpellés, mis sous pression. Tout dépendra du débat public, du positionnement des médias, des dirigeants.
Les prochains travaux du Giec vont beaucoup porter sur les solutions, or ces sujets peuvent être très délicats : la question du changement des comportements — manger moins de viande par exemple — est explosive. Comment le Giec va-t-il trouver un équilibre, porter des solutions sans passer pour une organisation qui fait des prescriptions ? C’est tout l’enjeu des prochaines années.
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