
Cette nuit-là, entre minuit et cinq heures du matin, les forteresses volantes de l’United States Army Air force déversent sur les quartiers populaires de la capitale japonaise dix fois plus de bombes que la Luftwaffe lors du grand incendie de Londres en 1940. La superficie détruite sera quant à elle quinze fois plus importante. Les bombardements de zone, visant prioritairement les civils, deviendront la norme après-guerre en Corée, au Vietnam et dans les conflits de décolonisation.
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Le 9 mars 1945, à 17h36, un premier bombardier B-29 Superfortress décolle de l’île de Guam sous les yeux du général Curtis E. LeMay. Le commandant de la XX Bomber Command vient de déclencher l’opération « Meetinghouse ». Nous sommes à la frontière de la mer des Philippines et de l’océan Pacifique, à 3 000 km au sud de Tokyo, sur une terre perdue par les États-Unis trois jours après l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941, reprise aux Japonais en août 1944, après une bataille de trois semaines qui a coûté la vie à quelque deux mille soldats états-uniens.
Curtis E. LeMay est chargé des attaques aériennes sur le Japon depuis janvier 1945. Son prédécesseur, le brigadier général Hansell, a été l’un des plus fervents défenseurs de la doctrine états-unienne en matière de bombardement, telle qu’elle a été appliquée, du moins en théorie, sur une large partie du sol européen. Les Britanniques, sous la houlette de Sir Arthur Harris, pratiquent la technique dite du « carpet bombing », le tapis de bombes, de nuit à basse altitude, avec l’objectif, partagé par Winston Churchill, de transformer l’Allemagne en « une nation de troglodytes ».
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Les bombardiers états-uniens bombardent de jour, à haute altitude, avec une précision très relative, sur des objectifs militaires, en lien avec les industries d’armement ou les voies de communication. Il reste qu’Hansell est tenu en échec depuis août 1944. En avril 1942, le lieutenant-colonel Doolittle avait obtenu une victoire psychologique certaine en envoyant seize bombardiers, depuis un porte-avions, bombarder le territoire japonais, dont sa capitale, Tokyo. Mais les conséquences stratégiques de cette opération s’étaient révélées mineures, comme nombre des bombardements qui suivirent, incapables de nuire significativement aux capacités militaires de l’ennemi.

Bombardiers B-29 et napalm
Cherchant à frapper les usines de Tokyo le 16 novembre 1944, puis à quatre autres reprises, Hansell en fait la dure expérience. La couverture nuageuse des îles japonaises limite les possibilités de frappe en altitude à trois jours par mois en moyenne et des vents violents rendent tout ciblage hasardeux. Quelque 800 bombardiers ont ciblé l’usine de fabrication d’avions en banlieue de Tokyo, en vain. Se refusant à changer d’approche, il est licencié par le général Arnold, qui prévient d’emblée Curtis E. LeMay qu’un sort semblable l’attend, en cas d’échec. Reprenant les principes de son prédécesseur, celui-ci comprend très vite qu’il doit changer de stratégie.
Les B-29 dont il dispose sont à la pointe de la technologie. Mis en service depuis mai 1944, ils disposent d’une cabine pressurisée et d’un système de tourelles contrôlées à distance. Leur rayon d’action est de 9 000 km et ils peuvent voler jusqu’à 10 000 mètres d’altitude, ce qui les rend inaccessibles aux avions de chasse ennemis. Le coût total de leur fabrication a été de 3,6 milliards de dollars, près de deux fois plus que le projet Manhattan à l’origine de la bombe atomique. Ils lui sont d’ailleurs liés, puisque deux B-29 transporteront les bombes qui exploseront à Hiroshima et Nagasaki.
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Les faire évoluer à 1 500 mètres d’altitude revient à ne pas utiliser tout leur potentiel, mais Curtis E. LeMay va plus loin. Il décide d’enlever leurs canons pour les rendre plus rapides et compenser leur vulnérabilité par une plus grande vitesse. Surtout, il les charge à bloc de bombes à l’essence gélifiée, ou napalm, un procédé inventé en 1942 pour les lance-flammes et expérimenté pour la première fois pour des bombardements en juin 1944 dans le Pacifique.

Une tempête de feu
Les premiers B-29 arriveront sur Tokyo peu après minuit, où ils traceront une croix incendiaire sur les zones résidentielles visées, qui abritent nombre de petits ateliers travaillant pour les usines d’armement. Les suivants dessineront un quadrilatère afin d’enfermer la population de la zone à détruire. Ceux qui restent recouvriront de bombes la cible ainsi définie.
Les constructions des quartiers populaires de la ville étant presque toutes en bois pour des raisons anti-sismiques, il espère reproduire les tempêtes de feu qui se sont produites à Hambourg en 1943, et à Dresde, en février, à l’aide de bombes incendiaires. Ces deux opérations ont fait respectivement 45 000 et 35 000 morts. Les 325 bombardiers, qui décollent toutes les 50 secondes, alimenteront un déluge continu de 10 tonnes de bombes à la minute. « Je suppose que si j’avais perdu la guerre, dira plus tard Curtis E. LeMay, j’aurais été jugé comme criminel de guerre. »
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105 000 morts estimés
Peu avant l’aube, les flammes au-dessus de Tokyo sont visibles à 300 km. La ville brûlera le jour durant. Les efforts des pompiers, pratiquement dépourvus de matériels, ont été réduits à néant en l’espace d’une demi-heure. Les derniers équipages évoquent, à l’instant de larguer les bombes, l’entrée soudaine dans les appareils d’une forte« odeur de mort », celle des 105 000 victimes de la nuit.
Toutes ou presque appartiennent aux couches les plus pauvres de la population tokyoïte, celles qui n’ont pas pu quitter la capitale, dont la population est passée de 7 à 3,5 millions en cinq ans. Quarante kilomètres carrés des quartiers ouvriers et populaires ont été réduits en cendres, quand les secteurs plus riches du sud et de l’ouest, perdus dans les collines, tout comme le palais impérial, ont été épargnés. Ils seront la cible du dernier bombardement de la capitale, dans la nuit du 25 au 26 mai 1945. Après quoi, les autorités états-uniennes estimant que 50% de la ville est détruite, Tokyo ne fera plus partie des objectifs militaires.
Ce 10 mars, 279 des 325 bombardiers états-uniens ont atteint leurs cibles et seuls quatorze d’entre eux ont été détruits. Des années plus tard, Curtis E. LeMay, qui devait inspirer à Stanley Kubrick le personnage de Turgidson dans Le docteur Folamour, fera ce commentaire sur ce qui demeure le bombardement le plus meurtrier de la Seconde Guerre mondiale, hors décès induits à court ou moyen terme par les radiations : « Nous avons brûlé, bouilli et cuit à mort plus de personnes à Tokyo cette nuit-là, du 9 au 10 mars, que ce qui a été vaporisé à Hiroshima et Nagasaki réunies. »Toute sa vision de la tâche qu’il s’était choisie tenait en une seule phrase : « Je vais vous dire en quoi consiste la guerre : il faut tuer des gens, et quand on en a tué suffisamment, ils arrêtent de se battre. »
À lire sur l’histoire des bombardements aériens:
- Sven Lindqvist, Le Siècle des bombardements, Payot, 2023. Un classique récemment réédité sous ce nouveau titre.
- Gert Ledig, Sous les bombes, Zulma, 2013. Ce roman, mal accueilli lors de sa première publication, en 1956, connaît un vif succès lors de sa réédition en 1999. Il décrit l’anéantissement d’une ville allemande pratiquement en temps réel, au travers des histoires simultanées de quelques uns de ses habitants et d’un pilote dont l’avion vient de s’écraser. Un travail documentaire impressionnant et une grande œuvre littéraire.
- Howard Zinn, La bombe, Lux, 2011. Howard Zinn fut, avant de devenir une figure majeure de l’histoire sociale des États-Unis, un militaire de USAAF et prit part comme tel au bombardement de Royan, en avril 1945. C’est cette exprérience et la prise de conscience qui s’ensuivit qu’il raconte dans ce court livre.
Sur les bombardements au Japon:
- James M Scott, Black Snow: Curtis LeMay, the Firebombing of Tokyo, and the Road to the Atomic Bomb, W. W. Norton & Company, 2022. En anglais.
- Richard Overy, Rain of Ruin, Tokyo, Hiroshima and the surrender of Japan, W. W. Norton & Company, 2025. En anglais.
- Akira Oshimura, La guerre des jours lointains, Actes Sud, 2004
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