
Romaric Godin et Martine Orange, Mediapart
L’incroyable manipulation boursière qui a accompagné la volte-face de Donald Trump sur les droits de douane met en lumière l’émergence d’une nouvelle classe dominante qui ne cache plus ses travers et fait de la corruption, du vol et des arnaques le fondement de sa politique.
LaLa scène pourrait avoir été tirée d’un journal satirique en manque d’inspiration et de finesse. Le président des États-Unis, dont la récente décision de suspendre une partie des droits de douane a violemment fait rebondir les marchés, salue dans le bureau Ovale, pouce en l’air et sourire aux lèvres, un financier avec ses mots : « Il s’est fait 2,5 milliards de dollars ! » Elle est pourtant réelle.
Le 10 avril, Donald Trump a tapé dans le dos d’un des plus grands financiers de Wall Street, Charles Schwab, en le félicitant de son pactole de 2,5 milliards de dollars encaissé la veille. Un bénéfice sans doute dû au plus grand des hasards, alors que, selon le Wall Street Journal, c’est ce même Charles Schwab qui, lors d’un déjeuner, aurait convaincu le président états-unien de revenir en arrière.
Pour les milliardaires les plus proches de Donald Trump, la Maison-Blanche est maintenant une sorte de tripot où le patron accepte de truquer les machines à sous pour leur garantir les gains. Et cette anecdote, aussi énorme soit-elle, n’est pas la seule preuve que les malfrats peuvent être directement au pouvoir.
En début d’année, le président argentin Javier Milei, désormais une coqueluche de la droite et de l’extrême droite mondiale, a été également pris dans une histoire d’arnaques aux cryptoactifs, où il a joué un rôle central. Le dirigeant avait ainsi posté le 14 février un tweet de soutien au lancement d’une nouvelle crypto, le libra, laissant entendre qu’il s’agissait d’un projet lié au développement de son pays. Le prix de l’actif avait été aussitôt multiplié par vingt. Puis, des ventes massives avaient fait chuter son cours et Javier Milei avait effacé son tweet. Les créateurs de la crypto avaient encaissé d’immenses bénéfices.
L’enquête a montré que les fondateurs du libra avaient rencontré à plusieurs reprises Javier Milei et sa très influente sœur Karina, laquelle aurait même touché de l’argent. Le président argentin s’est donc transformé le 14 février en vulgaire influenceur qui n’était que le bras armé d’une manipulation de cours. Certes, le président argentin a nié l’affaire, mais la ficelle est tellement grossière et évidente que l’on est presque surpris d’une telle audace.
La fusion de l’État et des malfrats
Dans les deux cas, la fonction de chef de l’État est utilisée pour gagner de l’argent rapidement, grâce à des procédés illégaux ou à la limite de la légalité. C’est bien ce qui différencie ces méthodes du classique «capitalisme de connivence». Car, bien sûr, il n’a jamais existé de capitalisme moralement pur ailleurs que dans le cerveau des économistes. Les chefs d’État et de gouvernement et leurs proches trempent régulièrement dans des affaires de corruption où certains intérêts sont favorisés. Les lecteurs de Mediapart le savent bien.
Mais ces pratiques étaient cachées. Elles étaient couvertes derrière des mécanismes qui nécessitaient des enquêtes lourdes pour dévoiler l’ampleur des malversations et du favoritisme. L’ère néolibérale était ainsi très corrompue, mais cette corruption était placée sous la chape de plomb d’une justice issue du marché. La version officielle de l’État néolibéral racontait que le marché fonctionnait comme une institution de justice qui attribuait à chacun son dû selon son mérite. Il fallait donc des instances de surveillance de ces marchés. Cela n’empêchait nullement la corruption, mais elle devait se faufiler derrière ce récit officiel.
Avec Trump et Milei, il n’est plus question de s’embarrasser d’une telle fiction. Il suffit d’être proche du pouvoir pour rafler la mise au vu et au su de tout le monde. On ne s’encombre même plus de concepts tels que la «méritocratie». Le mérite, c’est celui d’être à la bonne place au bon moment, avec le bon entourage. Le mérite, c’est finalement de réussir à faire du chef de l’État son protecteur.
La logique n’est pas si éloignée d’un fonctionnement mafieux. C’est un capitalisme de malfrats qui renvoie un autre récit à la population : la «magouille» est une forme plus que légitime d’enrichissement et l’État est une proie comme une autre. On pourra, si l’on veut, considérer que ce «capitalisme de malfrats» joue plus franc-jeu que la pseudo-justice du marché néolibéral. Mais c’est aussi et surtout un cran au-dessus dans la violence. Car, dans cette logique, tous les coups sont permis et, dès lors, le pouvoir acquis devient incontournable.
En réalité, il n’y a pas là de surprises. Les «barons voleurs» de la fin du XIXe siècle sont une référence pour Donald Trump. Et quand on essaie de saisir le contexte qui a créé Trump et Milei, les choses deviennent claires. Les déficiences du néolibéralisme et sa corruption ont affaibli son récit central. Les péronistes argentins et les démocrates états-uniens n’étaient pas les derniers à patauger dans la corruption.
Plus profondément, l’échec économique du néolibéralisme a conduit au renforcement de la rente, donc de la nécessité de contourner le marché comme source de revenus. Ce capitalisme prédateur vise la rente suprême, celle de l’État, qui permet toutes les malversations. Et logiquement pour faire de l’État cette proie ultime, il faut en finir avec l’État de droit, avec l’indépendance de la justice et avec les régulations.
On comprend alors comment ce nouveau régime mafieux s’est mis en place. En jouant sur l’échec complet des néolibéraux, les secteurs rentiers de l’économie ont dressé l’opinion contre l’État de droit – souvent en utilisant le levier xénophobe – pour s’emparer du pouvoir politique. Les clowns d’extrême droite arrivés au pouvoir servaient parfaitement cette stratégie : leur excentricité apparaissait comme «antisystème» et le caractère un peu «rebelle» de leur personnalité venait flatter la partie de la population qui s’estimait la plus déçue et trompée par le système.
C’est de cette façon que de véritables gangsters ont pu se présenter comme les défenseurs des opprimés, avec un discours simple : nous allons vous permettre de devenir riche par tous les moyens et nous allons vous servir de modèle. Pour commencer, nous allons donc pratiquer l’arnaque à grande échelle avec la bénédiction de l’État. La pseudo-justice du marché laisse alors place à la loi du plus fort, c’est-à-dire du plus apte à tromper son prochain pour gagner le plus d’argent.
La grande lessive des règles et des institutions
On ne doit donc pas s’étonner si, parmi la centaine de décrets présidentiels signés par Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche, une grande partie vise à faire sauter les régulations, les protections et les agences qui étaient chargées de faire respecter les règles.
L’agence de l’environnement a ainsi pris une trentaine de mesures dans une seule journée pour éliminer une partie des réglementations. Cela va des centrales électriques à l’exploration pétrolière et gazière, en passant par l’eau et la sauvegarde de la nature. L’agence qui chapeaute la construction a été priée de libérer des milliers d’hectares de terres fédérales pour permettre de nouvelles opérations de promotion immobilière. La SEC, le gendarme boursier états-unien, n’a plus le droit de demander la publication des engagements en matière de respect climatique. La Federal Deposit Insurance, un des régulateurs, ne peut plus superviser les mégafusions bancaires.
Et, sans surprise, c’est sur la question de l’argent sale que le pouvoir trumpien s’est particulièrement attardé durant ses premiers cent jours. En février, Trump a signé un décret demandant une révision approfondie des lois anticorruption, vieilles de près de cinquante ans. Il estime que ces dispositions constituent un handicap pour les groupes états-uniens par rapport à leurs rivaux étrangers. Un nouveau texte doit être établi par le ministère de la justice. D’ores et déjà, il vise à supprimer les délits de corruption par agent étranger, les délits de pots-de-vin et de commission occultes, le blanchiment d’argent, et le contrôle de la provenance des capitaux. La fameuse règle du «KYC» («know your customer», pour «connais ton client») pourrait disparaître à plus ou moins brève échéance.
La SEC a également dû renoncer à toutes les mesures et règlements existants ou en préparation sur le contrôle des cryptoactifs. Alors que le groupe Trump a passé un accord d’association avec la plateforme Binance, dont le patron a fait quatre mois de prison après avoir été condamné pour fraude, la Maison-Blanche a décidé de favoriser le développement des actifs, et particulièrement de la plateforme Binance. Il a même été décidé d’inscrire les cryptoactifs dans les réserves monétaires fédérales.
Pour finir, Donald Trump s’est empressé dès son arrivée de changer les responsables des autorités antitrust. Son but est de supprimer un certain nombre de verrous légaux sur les concentrations d’entreprises, en particulier pour les grandes firmes technologiques. Google fait actuellement l’objet d’un procès pour monopole et violation des lois antitrust et, avant l’élection de Donald Trump, la justice envisageait son éclatement. Le procès semble maintenant à l’arrêt.
Ces différentes mesures ont conduit à de nombreuses démissions des responsables de la SEC, des autorités antitrust, estimant qu’ils n’étaient plus en mesure de faire leur travail. De son côté, Elon Musk, dans le cadre du DOGE, le département de l’efficacité gouvernementale, s’emploie à diminuer le pouvoir d’enquête et de contrôle de toutes ces autorités et agences fédérales. La SEC a déjà perdu 12 % de ses effectifs. Elon Musk ambitionne désormais de supprimer 25 % de ses effectifs.
Trump et Musk, symboles du capitalisme de malfrats
Ce type de logique s’inscrit dans une aggravation des tensions internes au capital. Dans un article publié dans le magazine états-unien The Brooklyn Rail d’avril, l’économiste argentin Rolando Astarita évoque l’idée que Trump et Milei représentent une «lumpenbourgeoisie». Dans Les Luttes de classes en France, Marx avait déjà parlé de ce concept en remarquant que «l’aristocratie financière n’est rien d’autre que la renaissance du lumpenprolétariat dans les hauteurs de la société bourgeoise». Le terme «lumpen» ne décrit pas la partie la plus pauvre ou désœuvrée d’une classe, mais bien plutôt celle qui choisit de vivre de la rapacité, de la prédation, celle qui est toujours et partout à vendre, celle qui est destinée «au banditisme le plus vulgaire et à la corruption la plus honteuse».
Pour Rolando Astarita, elle représente la fraction de la bourgeoisie «qui cherche à s’enrichir sur la base de manœuvres spéculatives, d’une utilisation de l’État, de la fraude dans les marchés publics». Sa richesse n’est pas issue de l’activité productive, mais du pouvoir qu’ils ont acquis et qui leur permet la captation de la valeur privée. «Ils ne sont pas experts dans la direction des entreprises capitalistes, mais de toutes sortes de malversations avec une absence de honte sans précédent», résume l’économiste. On comprend mieux comment un Donald Trump qui a fait maintes fois faillite peut chanter les louanges de son acolyte financier qui vient, avec son appui, de réaliser un «bon coup» sur les marchés.
Au reste, les deux têtes actuelles de l’exécutif états-unien incarnent parfaitement cette classe. Elon Musk aime de longue date publier des posts, bien avant d’être le propriétaire de X. Depuis des années, il ne manque pas de s’épancher sur le réseau social pour prodiguer son point de vue, y faire des annonces, fêter les résultats de ses sociétés. Les informations qu’il y donne, en général bien avant d’en faire part à ses actionnaires, vont toujours dans le même sens : elles visent à faire monter les cours.
En 2018, le milliardaire trouvait ainsi que le cours de Tesla se traînait trop par rapport à ses prévisions, en dépit des nouvelles qu’il annonçait (augmentation de production, tests réussis pour la voiture sans chauffeur, etc.). Sur le réseau social, il proclama son intention de retirer Tesla de la bourse et d’en faire une société privée. Il affirmait avoir réuni les 20 milliards de dollars nécessaires pour réaliser l’opération. L’effet fut immédiat : le cours grimpa de 3 dollars dans la journée, soit une hausse de 20%. Évidemment, le projet de retrait de la cote fut mis au rancart.
Poursuivi par la SEC pour fausse information et manipulation de cours, le milliardaire a passé un accord avec l’autorité boursière pour éviter des poursuites pénales en avril. Il a payé en 2019 une amende de 20 millions de dollars et a dû consentir à renoncer à son poste de président de Tesla. Ce qu’il a ensuite contesté estimant que l’autorité de régulation était partiale à son égard. La SEC avait demandé également qu’il soit interdit de tout poste de responsabilité ou de direction dans une entreprise publique, ce qu’elle n’a pas obtenu.
Par la suite, Elon Musk s’est lancé à l’assaut de Twitter en 2022. Mais là, silence. Ce n’est qu’après avoir acquis 9% du capital de la société et s’être vu offrir un poste au conseil d’administration qu’Elon Musk a dévoilé ses positions. La SEC l’a poursuivi pour non-respect des règles d’information boursière. Une plainte d’autres actionnaires a été déposée. Entre-temps, Elon Musk a pris le contrôle total de Twitter fin octobre 2022. Le procès est toujours en cours, mais vu la tournure des événements, plus personne désormais n’ose s’opposer frontalement à lui.
Le règne de la « lumpenbourgeoisie »
Quant à Donald Trump, héritier de la société familiale de promotion immobilière, il a fait six fois faillite et est accusé de fraude. En 2023, un procès civil s’est ouvert à New York pour fraude et irrégularités comptables. Il lui était notamment reproché d’avoir multiplié par trois la surface de son appartement dans la Trump Tower afin d’augmenter ses garanties financières. La procureure avait demandé que Trump soit reconnu coupable, paie une amende de 250 millions de dollars et que lui et ses enfants se voient retirer toutes leurs licences d’exploitation dans l’État de New York.
Dénonçant un procès politique pour l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle, Trump avait réfuté toute faute, expliquant que ce qui était inscrit sur ses états financiers n’avait pas d’importance puisqu’ils comportaient une clause de non-responsabilité indiquant qu’il ne fallait pas s’y fier.
En février 2024, le juge Arthur Engoron a néanmoins condamné Trump à payer une amende de 355 millions de dollars et l’a interdit de tout exercice commercial dans l’État de New York pendant trois ans. Mais il n’a pas prononcé la dissolution de la Trump Organization. Le juge Arthur Engoron fait, depuis, l’objet d’une enquête administrative.
Enfin, juste avant d’entrer à la Maison-Blanche, le groupe Trump a lancé son mème Trump. Dès son lancement, des avocats et des responsables politiques ont mis en garde sur les risques de corruption, y compris par des puissances ou des intermédiaires étrangers, puisque la crypto supprimait tout contrôle sur l’identité des acheteurs et la provenance des fonds. Dans une enquête, le FT dénonce les conflits d’intérêts sous-jacents à la Maison-Blanche.
Le règne de la «lumpenbourgeoisie»
Cette «lumpenbourgeoisie» n’hésite pas, comme son équivalent prolétarien, à se retourner contre une partie de la classe dominante. Dans sa recherche permanente de l’argent rapide par l’usage de la violence la plus décomplexée, elle n’entend pas accepter les règles qui, d’ordinaire, permettent à la classe capitaliste d’assurer son pouvoir. «À un certain point, elle peut même être dysfonctionnelle pour les affaires du capital», souligne Rolando Astarita. En s’empressant de vouloir assurer les profits de certaines entreprises par les droits de douane, Donald Trump est ainsi venu causer le chaos dans une économie mondiale déjà sous pression. Mais pour ces malfrats, le chaos fait partie du projet parce qu’il multiplie les proies possibles pour la spéculation, la rente et la corruption.
Briser les règles pour vivre mieux
Que devient l’État aux mains de cette «lumpenbourgeoisie» ? Il change entièrement de fonction. Dans le néolibéralisme, il pouvait être une forme d’arbitre entre les intérêts de la classe dirigeante. Désormais, c’est une arme dans les mains d’une partie de cette dernière, celle qui est sans foi ni loi et qui a accès au président. La destruction en règle de l’appareil administratif sous couvert de «libération» n’a d’autre fonction que de permettre cette évolution en faisant disparaître tout contre-pouvoir et en réduisant à néant toute redistribution sociale. En étant une proie des intérêts des secteurs rentiers, l’État devient lui-même un point d’appui des malfrats qui s’en sont emparés. Il leur garantit des revenus et des protections.
Là encore, il est logique qu’une partie de la classe dominante soit effrayée par cette prise de pouvoir qui vise explicitement à l’affaiblir. Mais il ne faut pas non plus oublier que cette lutte est le produit même de l’incapacité du néolibéralisme à produire du bien-être pour les masses et à redresser la croissance pour le monde du capital. C’est sur cet échec que cette «lumpenbourgeoisie» a prospéré et a pu s’emparer de la première économie du monde.
Lorsque les conditions de vie sont de plus en plus difficiles, que le gâteau grossit moins vite et que les parts des plus riches augmentent, une partie de la population n’a aucune difficulté à se tourner vers ceux qui se présentent comme des «rebelles», des «outsiders» et des marginaux dans le monde du capital. Puisque les lois renforcent le pouvoir des plus riches, certains électeurs estiment logiquement qu’il faut briser les règles pour vivre mieux. Pour les malfrats d’extrême droite, il suffit alors de mettre en avant la «liberté» contre l’État et les lois pour capter des voix.
La position de ces malfrats est donc ambivalente vis-à-vis de la classe dominante. Cette dernière les présente comme des ennemis et ils le sont souvent concrètement. Mais ils ont aussi une fonction de sauvegarde de la domination du capital. D’abord par les politiques qui sont menées, par exemple en Argentine ou par les mesures de dérégulation évoquées plus haut.
Ensuite parce qu’ils permettent de concentrer la lutte entre ces deux pôles du capital. La fonction principale de Donald Trump est de faire regretter le temps d’avant le chaos, celui de la domination néolibérale. Et de cette façon, l’échec du néolibéralisme est oublié. Mieux encore, une unité défensive se forme dans la société contre les bandits pour revenir au statu quo ante qui est une sorte de dénominateur commun entre les oppositions. Mais ce monde de gangsters qui est celui de Donald Trump n’est pas le fruit d’un malheureux accident. Il est le produit de ce faux «paradis perdu» du néolibéralisme.
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