À San Salvador, Nayib Bukele incarne un autoritarisme d’un genre nouveau

Bukele, Trump et la tentation du goulag cool
L’esthétisation de la brutalité : quand la répression devient tendance
À San Salvador, Nayib Bukele incarne un autoritarisme d’un genre nouveau : scénarisé, esthétisé, revendiqué. Trump l’admire, Rubio s’en inspire. Ce modèle du “goulag cool” gagne du terrain. Et derrière les projecteurs, l’ombre s’étend.
Un dictateur d’un type nouveau s’impose — séduisant pour certains, redoutable pour d’autres. Un homme à la fois inspirant et inquiétant, qui incarne mieux que quiconque la mutation autoritaire en cours sur la scène internationale. Nayib Bukele, président du Salvador depuis 2019, sous ses airs de dirigeant moderne, connecté, cool, a mis en place un régime d’exception permanent, supprimé les contre-pouvoirs, transformé la justice en outil de terreur préventive et construit une immense prison ultra-sécurisée devenue un symbole mondial.
Bukele n’est pas un cas isolé. Il est cité en modèle par plusieurs responsables politiques aux États-Unis, Donald Trump en tête. Leur relation n’est pas anecdotique. Bukele devient une figure charnière de l’international réactionnaire. Ce qui se joue à San Salvador esquisse peut-être ce qui nous attend ailleurs.
Cet homme ne gouverne pas : il scénarise. À défaut de séparation des pouvoirs, il impose une séparation nette entre l’ancien autoritarisme poussiéreux et un despotisme calibré pour les réseaux sociaux. À la tribune des Nations Unies, en 2022, costume cintré, posture conquérante, il se proclame :
« Le dictateur le plus cool de la Terre. »
Cool, donc. Une dictature en édition limitée, avec logo minimaliste et bande-son virale. Au Salvador, la terreur se met en scène. Chaque rafle devient contenu. Chaque prison, un décor. Chaque mesure d’exception, un produit dérivé.
Bukele hérite d’un pays exsangue, ravagé par les gangs, et applique une méthode que l’on croyait reléguée aux manuels d’histoire : répression massive, justice sommaire, état d’exception reconduit sans fin. Mais il le fait avec des drones, des effets de caméra, et des hashtags.
Après un massacre, il décrète l’état d’urgence. Puis il ordonne l’arrestation de toute personne tatouée. Être marqué devient suspect. Être suspect suffit à être coupable. Être coupable, dans le Salvador de Bukele, c’est apparaître torse nu, poings liés, entassé dans un hangar sans fenêtre, devant les caméras de l’État.
Le CECOT, mégaprison de 40 000 places, n’est pas une infrastructure. C’est un argument politique. Et un produit d’appel. Aucun droit fondamental, mais un plan séquence impeccable.
Trump est intéressé par ces superstructures d’internement. Faites en plus. Je vous paierai. (Voyez vous mêmes sur ce lien https://information.tv5monde.com/…/le-president…)
Du pénal au pastoral : théologie du pouvoir et purification morale
La force de Bukele ne réside pas seulement dans sa poigne, mais dans sa prédication. Il sacralise chaque arrestation, chaque cellule, chaque humiliation.
« Dieu m’a choisi pour affronter le mal. »
Les maras ( gangs) deviennent figures du démon. Les prisons, des cathédrales du redressement moral. Le jugement est immédiat, vertical, presque liturgique. Contester l’autorité revient à blasphémer.
Ce glissement épouse une tendance plus large : la politique ne doit plus arbitrer, mais purifier. Le droit devient un obstacle. La foi, un levier.
Trump-Bukele : mimétisme autoritaire et fascination assumée
La proximité entre Bukele et la sphère Trump dépasse les échanges diplomatiques. En juin 2024, Donald Trump Jr., accompagné de Kimberly Guilfoyle, assiste à l’investiture de Bukele. Leurs gestes, leur langage, leur présence soulignent des affinités idéologiques et personnelles.
Quand Trump reprend la formule de Bukele — « le dictateur le plus cool » — il ne la détourne pas, il l’adopte. Et s’y reconnaît. Bukele incarne pour lui un autoritarisme désinhibé, viral, populaire. Avec, en prime, un score électoral de 85 %, malgré des milliers d’arrestations sans procès et un état d’exception sans fin.
Trump avait déjà annoncé la couleur en meeting :
« Si on pouvait avoir une journée vraiment méchante… une heure brutale — et je veux dire vraiment brutale — eh bien, la nouvelle se répandrait immédiatement. »
Et auparavant déjà :
« Je serai dictateur… mais seulement pour un jour. »
Un jour. Juste assez pour purger. Derrière le clin d’œil, une méthode.
Justice prédictive et délit d’opinion : la dérive algorithmique du droit
La collaboration entre Trump et Bukele ne se limite pas à l’esthétique autoritaire ; elle s’étend à une vision partagée d’une justice préventive, où l’intention supposée prime sur les faits établis. En avril 2025, lors d’une rencontre à la Maison-Blanche, Trump a exprimé son intérêt pour l’incarcération de citoyens américains condamnés pour crimes violents dans des prisons salvadoriennes, notamment le centre de confinement du terrorisme (CECOT) . Cette proposition, bien que juridiquement contestable, révèle une volonté de contourner les garanties procédurales en externalisant la détention vers des juridictions moins contraignantes.
Le cas de Kilmar Abrego Garcia, résident légal du Maryland, illustre cette dérive. Déporté illégalement au Salvador en mars 2025, malgré une décision de justice américaine protégeant son statut, il est incarcéré au CECOT sans procès, sur la base d’accusations non étayées d’appartenance à un gang . Malgré une injonction de la Cour suprême des États-Unis ordonnant sa libération, l’administration Trump et Bukele ont refusé de le rapatrier, invoquant des prétextes juridiques discutables .  
Cette approche préfigure une justice où la suspicion suffit à justifier la détention, sans nécessité de preuve ou de procès équitable. Elle transforme le droit en un outil de gestion préventive des risques perçus, au détriment des libertés individuelles et des principes fondamentaux de l’État de droit. Ce glissement rappelle les mécanismes dystopiques décrits dans Minority Report (2002), où des individus sont arrêtés avant même d’avoir commis un crime, sur base de prédictions algorithmiques supposées infaillibles. Plus encore, il rejoint l’univers bureaucratique absurde de Brazil (1985), où une erreur administrative peut suffire à broyer une existence, et où la justice devient le relais froid d’un système déshumanisé. La réalité contemporaine semble désormais non seulement rejoindre ces fictions, mais parfois les dépasser.
Marco Rubio : le pont entre Bukele et Washington
Depuis janvier 2025, Marco Rubio est Secrétaire d’État des États-Unis. Sous son impulsion, la doctrine Bukele devient exportable. Rubio, longtemps obsédé par Cuba et le Venezuela, voit dans Bukele un modèle “moderne”, propre sur lui, discipliné.
En février 2025 :
« Le Salvador offre un modèle de réponse morale et souveraine face au chaos importé. »
La morale comme vernis, la répression comme infrastructure. Rubio va plus loin : il propose de transférer des détenus américains au Salvador. Externaliser la punition, sous-traiter la brutalité comme on délocalise une usine.
Le cas de Mahmoud Khalil, étudiant palestinien arrêté sur un campus pour avoir manifesté, devient emblématique. Rubio tranche :
« Une première victoire contre l’antisémitisme radicalisé des campus. »
Bukele commente, glaçant :
« Il est hors de question que nous rendions un terroriste aussi dangereux. Nos prisons sont prêtes à l’accueillir. »
Le Salvador, jadis vilipendé pour ses violations des droits humains, devient partenaire d’une justice parallèle.
Project 2025 : quand la gouvernance devient croisade
Tout cela s’inscrit dans une stratégie plus vaste : Project 2025, document de 900 pages rédigé par la Heritage Foundation, proche de Trump. Objectif : démanteler l’État administratif, reconstruire une gouvernance verticale, morale, disciplinée.
Quelques mesures :
• Licenciement massif de fonctionnaires jugés “idéologisés”
• Mise au pas du ministère de la Justice
• Création d’un “Office de la foi”
• Encadrement des contenus universitaires
• Abrogation de protections environnementales et sociales
Ce n’est plus une réforme. C’est un changement de régime. Un alignement de l’État sur une idéologie chrétienne conservatrice, autoritaire, hostile à tout contre-pouvoir. Bukele en a donné la démonstration. Trump veut la mise en œuvre.
Deux visites, deux mondes : Bukele choyé, Zelensky humilié
L’image est parlante.
Bukele, reçu par Trump comme un partenaire inspirant. Tape dans le dos, accolades, admiration. Conversation sur la sécurité, l’ordre, la performance.
Zelensky, traité en quémandeur. Interruptions, soupirs, accusations. Pas un mot aimable. Pas même une façade diplomatique.
« Zelensky n’a eu droit ni aux sourires, ni aux formules amicales, ni même à la diplomatie feinte. Bukele, lui, a reçu une accolade idéologique. »
(Washington Post)
Ce que Trump valorise, il le flatte. Ce qu’il méprise, il l’écrase. L’humanisme est épuisant. L’autoritarisme, lui, est “efficace”.
L’heure noire du monde : penser debout, encore
La dérive n’est pas une surprise. Elle est construite. Lente. Cohérente. Technologique. Séduisante pour ceux qui renoncent à l’idéal démocratique.
Ce n’est pas un retour au fascisme. C’est une version lavée, lissée, vendable. Un autoritarisme prêt-à-porter. Le goulag sans la boue. La terreur avec lumière intégrée, comme les cellules du CECOT éclairées 24h/24.
Mais ce n’est pas inéluctable. La lucidité est une forme de résistance. Écrire, c’est refuser. Penser, c’est déjà se tenir debout.
En tous cas, moi tout cela me révolte. Et je ne tairai ni ma colère , ni ma profonde indignation.
Et en cela j’invite á refuser, encore, et à jamais, que la dictature se refasse une beauté dans l’indifférence.
Ce champ est nécessaire.

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