CONTRE LE RÉGIME HÉRITÉ DE LA DICTATURE
Le Chili vit des jours historiques, et les événements se succèdent à grande vitesse. La hausse du prix des transports a donné lieu à une rébellion populaire. Le gouvernement a réagi en envoyant les militaires dans la rue. Mais c’était pour éteindre le feu avec de l’essence. La réponse populaire a été retentissante. Samedi, le président Piñera, annonçait face aux pressions de la rue la suspension de la hausse des prix des tickets de métro. La lutte bat toujours son plein, remettant en question tout l’héritage de la dictature.
dimanche 20 octobre 2019
Article initialement publié en castillan sur La Izquierda Diario Chile qui fait partie du même réseau international de journaux en ligne que Révolution Permanente. Traduction : Flo Balletti
Une véritable explosion sociale. C’est ce qu’il se passe actuellement au Chili. Vendredi a été un jour de révolte spontanée dans la capitale du pays. Le gouvernement a réagi par un état d’urgence en remettant le commandement de la capitale Santiago au général Javier Iturriaga et, pour la première fois depuis le retour à la démocratie en 1990, en faisant descendre les militaires dans la rue, pour installer la peur, affirmant que le crime et le vandalisme avaient été déchaînés. La rage continue d’éclater. Désormais avec plus de force encore.
Si le vendredi a été historique, la réponse populaire contre l’état d’urgence a été encore plus impressionnante. Depuis samedi midi, le nombre de cacerolazos [concerts de casseroles, mode d’action apparu après le coup d’Etat mené par le général Augusto Pinochet fin 1973], de rassemblements et de barricades s’est multiplié, non seulement à Santiago mais aussi dans les principales villes du pays.
Les militaires étaient stationnés dans les principaux axes de Santiago, essayant de dissuader les manifestations. Mais la réalité a été tout autre, marquée par plus de colère et d’indignation. Le slogan « Piñera cagón, me paso por la raja tu estado de excepción » [« Piñera enfoiré, je me fous de ton état d’urgence »] résonnait dans les rues de Santiago. Des jeunes entourant les soldats avec leurs cacerolazos leur criaient de partir. « Fuera los milicos » [« Les militaires cassez-vous ! »] est un slogan que l’on entend dans les rues, tandis que les barricades et les incendies d’autobus à quelques rues à peine des militaires armés de fusils de guerre se poursuivent. L’état d’urgence a été dépassé par l’épreuve des faits.
La révolte bat toujours son plein. Le gouvernement a convoqué des parlementaires, des maires, des partis officiels et de l’opposition pour discuter selon ses dires d’un « plan visant à atténuer l’impact de la hausse des prix du transport sur les secteurs de la population vulnérable ». Le Frente Amplio [coalition de partis et mouvements de centre-gauche] et le Parti communiste [qui a fait partie de la coalition de centre-gauche Nueva Mayoria prenant part au gouvernement de Michelle Bachelet] ont certes refusé de se réunir alors que l’armée est encore dans la rue, mais pour l’heure, ils refusent aussi d’appeler à une grève nationale pour faire échec à l’état d’urgence. Les partis au pouvoir n’ont pas de ligne politique commune claire. Les partis de l’ex-Concertación [dissoute en 2013, coalition de partis du centre et de la gauche, les quatre premiers présidents qu’a connu le Chili à partir du retour de la démocratie sont tous issus de la Concertación la dernière en date étant Michelle Bachelet] ont rejeté l’état d’urgence le considérant comme un « échec » du gouvernement. Ils ont appelé au dialogue.
Les images des manifestants défiant l’armée parcourent le monde entier.
L’étincelle qui a déclenché la révolte
Les étudiants qui se sont auto-organisés ont été l’étincelle. Elle s’est rapidement propagée à de larges secteurs de la société. “Aguante los jóvenes, arriba los viejos” [« Résistez les jeunes, les vieux arrivent ! »] sont quelques mots qui sont scandés et qui expriment le sentiment de millions de personnes. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase a donc été la hausse des prix des du métro. Celle-ci a fait exploser la rage accumulée. Les factures et le ticket de métro augmentent, mais les salaires n’augmentent jamais. Salaires et pensions ne suffisent tout simplement plus. C’est ce qui est dit au coin des rues, dans les manifestations, dans les cacerolazos et les barricades.
Vendredi, les jours d’ »évasion massive » [acte de protestation des étudiants qui consiste à passer en masse au-dessus des portiques afin de ne pas payer, faisant écho à l’augmentation des prix des tickets de métro] se sont intensifiés et ont forcé l’interruption de l’ensemble du service de métro de Santiago. Cela ne s’était même pas produit lors du tremblement de terre de 2010. Ces derniers jours, les stations ont été militarisées par les Forces Spéciales des Carabiniers. Mais vendredi, la répression a passé un cap, avec des centaines de personnes arrêtées et des dizaines de blessés. Les vidéos de jeunes gravement blessés par des tirs à balle réelle des carabiniers ont commencé à circuler sur la toile et à devenir virales.
Dans l’après-midi, avec l’interruption du métro, les rues coupées et les barricades dans différents quartiers de la ville, des centaines de milliers, voire des millions de travailleurs ont marché en l’absence de moyens de transport dans les rues engorgées pour regagner leurs foyers. Beaucoup ont adhéré aux chants. Certains ont rejoint les barricades.
Le gouvernement s’est réuni en urgence dans l’après-midi et le ministre de l’Intérieur Andrés Chadwick, sur la chaîne nationale, a annoncé la mise en œuvre d’une loi dictatoriale : la Loi sur la sécurité intérieure de l’État, une loi qui renforce les peines pour les délits commis lors de rébellions ou lors de manifestations de masse. Lutter contre le vandalisme et la délinquance, tel était le discours du gouvernement.
Mais les annonces n’ont fait qu’enflammer les esprits et la réponse a été impressionnante avec des cacerolazos dans différentes parties de la ville, y compris dans les quartiers riches. L’Alameda [plus grande avenue de Santiago du Chili] a été coupée en divers endroits par des cacerolazos et des barricades. Beaucoup de jeunes, non seulement des étudiants, mais aussi de nombreux anciens étudiants qui ont vécu la mobilisation de 2011, sont retournés dans la rue. Il y avait également des familles qui sortaient sur les balcons pour taper sur les casseroles et beaucoup s’engouffraient vers la rue. A la périphérie, les barricades ont été étendues et se sont radicalisées. Des stations de métro ont été incendiées et certains pillages et incendies ont été enregistrés.
Le gouvernement a réagi en décrétant l’état d’urgence, qui est un état d’exception constitutionnelle qui offre le contrôle de Santiago aux militaires. Santiago s’est réveillé avec des camions militaires et le déploiement de l’armée. Déployer les militaires pour faire face à la mobilisation populaire, une mesure sans précédent dans la démocratie chilienne post-dictature. Une image explicite et brutale de l’héritage de la dictature. Comme nous l’avons dit, si le gouvernement voulait imposer la peur, c’est le contraire qui s’est produit. « Ils nous ont tellement volé, qu’ils nous ont même pris notre peur », est-il écrit sur des pancartes improvisées.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase
« J’ai combattu en 1973 [lors de la dictature de Pinochet, ndt] et je suis de nouveau ici avec les jeunes. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants traversent toutes les calamités que nous avons traversées », a déclaré entre deux cris un retraité, ce matin sur la place Maipú.
La révolte a commencé avec la hausse des prix des tickets de métro, mais a rapidement posé sur la table la remise en question profonde des aspects les plus irritants de l’héritage de la dictature. Les pensions de famine, les bas salaires, la répression systématique. Tout cela, alors que les grands patrons continuent à faire des millions, qu’ils s’entendent pour fixer les prix, qu’ils intoxiquent des communautés entières. Les scandales de corruption chez les Carabiniers [institution militaro-policière du Chili] et dans les forces armées défient la peur que la dictature a semée.
La rage s’est accumulée face à une caste politique et un président multimillionnaire qui se moque de la classe ouvrière, des femmes et des jeunes. « Lève-toi tôt pour payer moins », c’est ce que disait le ministre de l’Economie avant la hausse des prix du transport. « Le prix des fleurs a chuté de 3,7 %, une bonne nouvelle pour les romantiques », a plaisanté le ministre des Finances. « Quand les tomates augmentent, ils ne protestent pas », avait lancé en guise de provocation pour des millions de travailleurs et de pauvres, le président du « panel d’experts » pour la hausse des prix des transports.
Pendant ce temps, Piñera se vantait que « le Chili est une véritable oasis en Amérique latine ». Les images du soulèvement en Équateur sont restées dans la mémoire vive de millions de personnes et beaucoup l’ont mentionné comme source d’inspiration. De nombreux analystes voient dans les gilets jaunes en France une autre source d’inspiration.
Samedi, le président Piñera, annonçait face aux pressions de la rue la suspension de la hausse des prix des tickets de métro.
Impulser la grève générale pour faire tomber Piñera
La révolte a été spontanée. C’est l’explosion d’une rage accumulée lors de laquelle la jeunesse a joué le rôle d’une étincelle qui s’est rapidement répandue. Très vite, les premières initiatives organisationnelles ont commencé à voir le jour. Les dockers ont lancé un appel pour préparer la grève générale et, ce samedi, les ports d’Iquique et de San Antonio ont été paralysés, et des assemblées générales se tiennent dans différents ports pour voter et organiser l’appel.
La Confederación de Estudiantes de Chile [CONFECH, principale organisation étudiante au Chili], l’Asamblea Coordinadora de Estudiantes Secundarios (ACES) et la Coordinadora Nacional de Estudiantes Secundarios (CONES) ont appelé à une grève nationale lundi, convoquant des assemblées d’urgence dans les universités et à des journées de protestation pour cette journée. Des organisations comme le Coordinadora 8M ont repris l’appel à la grève et se sont jointes aux appels à la mobilisation. Dans certaines régions, les premières assemblées territoriales ont été convoquées pour ce samedi, ainsi que des mobilisations, des blocages de route et des barricades.
Ce sont les premières étapes de la dynamique qu’il s’agit de développer. Cependant, des organisations comme la Central Unitaria de Trabajadores [CUT, principale centrale syndicale du Chili] dirigée par le Parti communiste et d’autres organisations syndicales dirigées par le Frente Amplio, ont refusé pour l’instant d’appeler à une grève nationale. Le Parti communiste, a en revanche déclaré « si le président renonce à gouverner et se cache derrière l’armée, le mieux serait qu’il démissionne et appelle à de nouvelles élections maintenant », le tout sans appeler à une action qui mettrait la classe ouvrière et les organisations de masse à l’avant-garde du soulèvement populaire.
L’appel des dockers à la grève générale devient urgent. Ils ont été rejoints par les travailleurs du métro et les camionneurs. Les principales organisations syndicales, les étudiants, la Coordinadora NO+AFP et les autres organisations regroupées au sein de la « table sociale », doivent appeler à une grève générale. En commençant par faire tomber l’état d’urgence et provoquer le départ des militaires des rues, cette grève générale doit permettre d’avancer vers la démission du gouvernement et l’obtention de revendications telles que la nationalisation des transports publics sous la direction des travailleurs et usagers, la réduction de la journée de travail avec un salaire minimum en fonction du panier familial et la répartition des heures de travail entre salariés et chômeurs, la fin des AFP [Administradora de Fondos de Pensiones, système de capitalisation individuelle, fond de pension obligatoire au Chili] et pour un système de retraite par répartition géré par les travailleurs et retraités. Nous devons mettre fin à tout l’héritage de la dictature, et impulser sur les ruines du régime une Assemblée constituante libre et souveraine basée sur la mobilisation, sur la voie de la lutte pour un gouvernement des travailleurs en rupture avec le capitalisme.
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