Liban, Chili, Hong Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ?

Une flambée d’insurrections embrase la planète depuis plusieurs mois. Le moteur commun de ces soulèvements est la dénonciation des inégalités économiques et sociales ainsi que la perte de contrôle démocratique. Entretien avec Mathilde Larrère, historienne des révolutions.

Des manifestants dans les rues de Beyrouth (Liban), le 20 octobre 2019. (FATIMA ABDULLAH / APA IMAGES VIA ZUMA WIRE / REA)

Notre monde est-il en ébullition ? Depuis plusieurs mois, de nombreux conflits sociaux traversent les continents, du Hirak en Algérie à la fronde à Hong Kong en passant par les « gilets jaunes » en France. La planète connaît des révoltes populaires dont les points communs sont la dénonciation des inégalités, la demande de démocratie et le rejet des élites.

L’étincelle qui déclenche la colère peut sembler dérisoire, comme la hausse du prix des tickets de métro au Chili ou la taxe sur les appels via des messageries comme WhatsApp au Liban, mais elle est révélatrice d’un malaise plus profond. Pour comprendre ces soulèvements au regard de l’histoire, franceinfo a interrogé Mathilde Larrère, maîtresse de conférences à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée, spécialiste des mouvements révolutionnaires au XIXe siècle. Elle est l’autrice d’Il était une fois les révolutions (Editions du Détour).

Franceinfo : Peut-on dire qu’il existe un « climat insurrectionnel » dans le monde en ce moment ?

Mathilde Larrère : Il y a des explosions insurrectionnelles dans différents points du monde et cette simultanéité crée un climat insurrectionnel. D’autant plus que chaque insurrection fait référence aux autres et que dans chacune, les contestataires cultivent les similitudes et les symboles communs. Par exemple, lorsqu’on regarde les graffitis sur les murs, on voit clairement que les révoltes font référence les unes aux autres. J’ai vu une photo d’un graffiti à Malmö, en Suède – qui n’est pourtant pas un lieu de contestation – faire référence en caractères latins et arabes à ce qu’il se passe au Chili, au Liban, en Irak ou à Hong Kong.

On est dans ce qu’on appelle la « citation révolutionnaire », qui est du registre de la solidarité internationale, où on fait référence aux autres pays en lutte. Apprendre à Beyrouth que le peuple se soulève au Chili, puis au Chili qu’il se lève en Equateur rend aussi la contestation légitime. Et on se dit qu’elle est possible puisque d’autres le font.

Chaque nouvelle insurrection suscite des marques de solidarité avec les autres insurrections.Mathilde Larrère, historienneà franceinfo

Autre similitude : quand on regarde les images de ces révoltes, les insurgés portent les mêmes vêtements et masques pour se protéger des forces de l’ordre et de la reconnaissance faciale, ils lancent des objets, il y a souvent du feu… Si on ne connaît pas bien chaque révolte, si l’image est peu identifiable, on peut avoir du mal à faire la différence, d’autant plus que les médias choisissent le même type de photos « iconiques » pour symboliser les révoltes.

A propos des symboles communs, des masques du Joker ont été repérés dans plusieurs manifestations. 

Ce n’est pas étonnant. Ce personnage est associé à la révolte, tout comme le masque de Guy Fawkes. Et puisque ces révoltes sont portées par la classe populaire et moyenne, les manifestants vont utiliser les codes de la culture qui est la leur : la culture populaire, avec des personnages qui sont connus du continent sud-américain au Moyen-Orient.

Une manifestante au Liban, avec un maquillage du Joker, le 19 octobre 2019.
Une manifestante au Liban, avec un maquillage du Joker, le 19 octobre 2019. (PATRICK BAZ / AFP)

On a moins affaire à des mouvements organisés de façon classique comme le mouvement ouvrier par exemple, donc les symboles traditionnels de la révolution – comme le poing, le drapeau rouge, la faucille et le marteau, ou le drapeau noir dans une culture politique plus anarchiste – sont moins mobilisés. Les images circulent sur les réseaux sociaux, on voit un symbole qui marche à un endroit et on le reprend par mimétisme. Il est ensuite relayé dans les médias et se retrouve à plusieurs endroits du globe. Par ailleurs, internet accélère aussi la diffusion de ces symboles. Il existe un « internationalisme du numérique ».

Cette accumulation de soulèvements simultanés est-elle inédite ?

Non, ce n’est pas inédit qu’il y ait des mouvements d’embrasement dans plusieurs espaces, c’est même très classique. Sauf que cette fois, ils se produisent dans un temps très ramassé, notamment grâce aux réseaux sociaux.

De 1770 à 1790 par exemple, on a eu la révolution américaine, la révolution batave [actuels Pays-Bas], la révolution en Irlande, la révolte haïtienne dans les Caraïbes… A partir de 1810, les colonies d’Amérique latine conquièrent leur indépendance en l’espace d’une quinzaine d’années. Et puis autour des années 1820 et 1848, on a une série de révolutions dans l’Europe méridionale, au Portugal, en Espagne, à Naples… Toutes visent à renverser des monarques autocrates pour les remplacer par des monarchies constitutionnelles. La Grèce rentre en insurrection pour arracher son indépendance à l’Empire ottoman en 1821, il y a la révolution de juillet 1830 en France contre la monarchie… En 1848, le Printemps des peuples est un soulèvement quasi généralisé en Europe.

En 1917, la révolution d’Octobre aboutit à la création de l’Internationale communiste, qui doit propager la révolution dans les autres pays. Quand l’Allemagne ou la Hongrie tentent leur révolution en 1918-1919, elles font référence aux bolcheviques…

Sans oublier 1968, qui est un mouvement mondial : les révoltes explosent au Japon, au Mexique et sur tout le continent européen. En 1989, les pays du bloc soviétique d’Europe de l’Est s’effondrent, à l’instar de la Tchécoslovaquie pendant la révolution de Velours. En 2011, c’est au tour de la Tunisie, de l’Egypte et de la Libye de connaître leur Printemps arabe.

Comment expliquer le basculement vers l’insurrection ?

Il ne faut pas s’arrêter au détail du déclenchement ou de l’étincelle. A première vue, les raisons de la colère dans certains pays peuvent paraître dérisoires, mais il faut voir cela comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. L’historien britannique Edward P. Thompson a étudié cette étincelle et l’a expliquée avec son concept d' »économie morale de la foule »

La population est prête à accepter un certain nombre de sacrifices, financiers, économiques, sociaux… Mais arrive un moment où le sacrifice supplémentaire est perçu comme inacceptable, illégitime et injuste. C’est à ce moment que se fait la rupture et la bascule.Mathilde Larrèreà franceinfo

On refuse ce nouveau sacrifice, mais aussi tout ce qui a été accepté jusqu’ici : les politiques néolibérales et leurs effets austéritaires, les écarts de fortune qui se creusent. La goutte d’eau de trop provoque le rejet du vase entier.

Il semble que l’un des points communs de ces mouvements soit la dénonciation des inégalités économiques…

Certains économistes ont montré que les politiques d’austérité choisies par certains Etats après la crise financière de 2007 pèsent encore très lourdement sur les classes populaires et les classes moyennes. Les ultrariches ne cessent de s’enrichir depuis une décennie tandis que beaucoup d’autres connaissent des processus de paupérisation. Et quand l’élite de la classe moyenne s’allie aux classes populaires, on assiste à des situations explosives. Quand il n’y a que les classes populaires, c’est plus facile à modérer, mais là, il y a une alliance. On l’a vu chez les « gilets jaunes », où la dimension interclassiste a été démontrée par des études.

Ces mouvements pointent-ils une crise de la démocratie et de la représentation ?

Il y a une véritable demande de démocratie dans ces révoltes. On assiste, à Hong Kong, en France ou encore au Liban, à l’expression de la souveraineté populaire, qui est à la base de la démocratie. Les contestataires usent de moyens d’action qui ne sont pour l’instant pas considérés comme démocratiques, puisqu’ils utilisent la violence, mais le fond de leurs demandes est profondément démocratique : ils veulent mettre fin aux politiques qu’on leur impose.

Ils rejettent le fait d’être gouvernés toujours par les mêmes familles ou par des personnes issues des mêmes classes sociales, que ce soit les mêmes qui monopolisent le pouvoir.Mathilde Larrère, historienneà franceinfo

A Santiago (Chili), j’ai vu un graffiti qui faisait le rapprochement entre le président Sebastian Piñera et Augusto Pinochet [dictateur entre 1973 et 1990].  Ces insurrections montrent que la démocratie n’est pas à l’abri de la révolution. Elles questionnent la nature même de la démocratie et de son application.

La violence a-t-elle augmenté au cours de l’histoire ?

En France, on n’est pas au niveau de la violence politique du XIXe siècle, encore heureux ! Les révolutions du XIXe siècle que j’étudie laissent sur le pavé des centaines de morts et se concluent par des jugements massifs qui débouchent sur un grand nombre de peines de mort et de déportations. Le niveau de répression au XIXe siècle est évidemment bien supérieur.

Mais cela dépend des pays et des régimes. En ce moment, au Chili ou en Irak, on tire aussi à balles réelles. L’escalade de la violence dans plusieurs endroits s’explique aussi par la répression des forces de l’ordre. C’est leur violence qui explique le passage à l’acte. Les deux sont liés.

Le désordre est toujours coconstruit, il y a une répression d’un côté, et en réponse, des actes émeutiers de l’autre.Mathilde Larrèreà franceinfo

Quant aux tactiques de la guérilla urbaine, elles circulent depuis toujours. Aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, on dispose en plus des photos de ces techniques. A Hong Kong, on a repris la tactique « Be Water », qui consiste à être insaisissable pour les forces de l’ordre. C’est une tactique assez classique du bloc [les black blocs] depuis les grands sommets internationaux et altermondialistes. Elle est juste appliquée à des masses plus importantes à Hong Kong.

Les femmes sont-elles plus présentes dans ces mouvements ?

De fait, on représente davantage les femmes. Non pas forcément qu’elles soient plus présentes ; les femmes ont été présentes dans toutes les luttes. Mais elles étaient moins représentées parce qu’elles combattaient moins les armes à la main. Elles étaient à l’arrière, pour recharger les fusils, soigner les blessés, ravitailler les barricades… Mais ce qu’on représente en priorité, ce sont les combattants.

A chaque révolution, on tend à invisibiliser le rôle et la présence des femmes. On les a davantage vues au sein des « gilets jaunes » parce qu’on est sans doute plus sensibles qu’avant à leur présence et parce qu’elles ont aussi plus été en première ligne que dans les mouvements précédents, où elles étaient là, mais en retrait. Et il y a aussi eu des manifestations de femmes « gilets jaunes ».

Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ?

Si, après une révolte, on peut avoir des vagues contre-révolutionnaires, il n’y a plus de retour en arrière. On peut avoir cette impression, mais quand on regarde la décennie qui suit, il y a quand même des évolutions. Après les révoltes de 1848 en Europe, le système féodal et le servage ont définitivement été abandonnés. Il y a des points de non-retour. L’histoire montre qu’après-coup, des compromis et des améliorations ont lieu. Je suis optimiste.

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