
À la différence de la SNCF, ses concurrents exploitant des grandes lignes n’auront aucune mission d’aménagement du territoire et seront exonérés d’une partie de l’entretien du réseau. L’entreprise publique, privée d’une partie de ses recettes, va devoir assumer seule toutes les charges.
9 juillet 2025 à 19h02
Cela leur a pris trente ans. Mais ils y sont en train d’y parvenir : le dernier clou dans le cercueil de la SNCF et du système ferroviaire français est en train d’être enfoncé. Selon des informtions publiées le 4 juillet par le site l’Informé, les concurrents de l’entreprise publique ferroviaire qui s’apprêtent à exploiter des lignes TGV en France seront dispensés de toute obligation de service public en France. Questionné par Mediapart à ce sujet, le ministère des transports n’a donné aucune réponse.
Mais la conférence des transports, dont le ministre des transports Philippe Tabarot a présenté les conclusions mercredi 9 juillet, a confirmé en creux ce que beaucoup redoutaient : rien ne sera demandé au privé, ni aux concessionnaires autoroutiers [voir encadré], ni aux concurrents de la SNCF. L’idée avancée par les experts que tous les exploitants du réseau ferroviaire français participent à l’aménagement du territoire n’a pas été retenue.
« Je ne vois pas au nom de quoi [les concurrents de la SNCF] récupéreraient uniquement les dessertes les plus rentables et ne concourraient pas aux logiques d’aménagement du territoire que nous avons tous en partage », avait assuré l’ancien ministre des transports François Durovray devant les députés en octobre. Un ministre plus tard, ces réflexions ne sont plus de mise. La simple menace des concurrents de la SNCF (Trenitalia, Renfe) de se retirer du marché français, où ils ont commencé à exploiter quelques dessertes (Paris–Lyon, Paris–Marseille, Madrid–Marseille ou Barcelone–Lyon), a suffi à faire plier le gouvernement.
Contrairement à la SNCF, qui a l’obligation d’assurer des dessertes sur tout le territoire, ses concurrents n’auront aucune obligation à assurer des lignes qu’ils considèrent comme non rentables. Et leur définition très extensive. Car il ne leur était pas demandé d’assurer la desserte Briançon–Sisteron ou Cahors–Brive-la-Gaillarde. Non, le simple fait, pour ces exploitants ferroviaires, de s’arrêter au Creusot ou à Mâcon – sur la ligne Paris–Lyon – ou à Poitiers ou Angoulême – sur la ligne Paris–Bordeaux – est déjà considéré comme une surcharge insupportable, qui ne fait pas partie de leur « business plan » et ruinerait leur rentabilité.
« Comment s’en étonner. C’est la logique même de l’ouverture à la concurrence. Nous l’avions annoncé depuis des années : le privé va exploiter tout ce qui ce qui est rentable et laisser tout le reste. La SNCF est la vache à lait du privé », constate Julien Troccaz, responsable du syndicat Sud-Rail.
Le gouvernement – et tous ceux qui l’ont précédé – a décidé d’appliquer à la SNCF la même logique que celle qui a été imposée à EDF lors de l’ouverture des marchés de l’énergie : faire subventionner par le public les profits futurs du privé. Au nom de la concurrence libre et non faussée, les entreprises publiques sont priées de céder à leurs concurrents une partie des bénéfices et des avantages dont elles bénéficient historiquement pour permettre au privé d’exister.
Dans le cas d’EDF, cela s’est traduit par l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH), avec le succès que l’on sait : une explosion des prix, des milliards de bénéfices pour des intermédiaires privés sans aucun profit pour les usagers, la sécurité du système et l’intérêt général. Tout est en place que les mêmes effets se produisent à la SNCF, en pire.
Les concurrents de la SNCF sur les lignes de TGV – des sociétés publiques dans leur pays par ailleurs – ont déjà obtenu de multiples avantages. Non seulement ils vont être dispensés de toute obligation d’aménagement du territoire. Mais afin de permettre leur entrée sur le marché français, ils se sont vu accorder également des rabais conséquents sur leurs charges d’exploitation : ils n’auront pas à payer les péages prévus pour l’utilisation du réseau.
« On pensait que ce rabais était lié seulement pour leur première exploitation d’une ligne en France. Mais il s’avère que c’est pour toutes les lignes exploitées », relève Bérenger Cernon, député insoumis et ancien responsable de la CGT cheminots. Ces nouveaux entrants vont bénéficier d’un rabais de 36 % sur les péages des lignes TGV la première année, puis de 16 % la deuxième année, et 9,5 % la troisième.
La fin de la péréquation territoriale
Ce qui pourrait sembler des coups de canifs dans l’organisation ferroviaire française risque, de l’avis de nombreux experts, de mettre tout à terre. Car la SNCF est tenue de respecter la règle d’or, c’est-à-dire d’assurer constamment son équilibre financier. Une clause qui a été imposée par la Commission européenne et qui n’a jamais été contestée par la présidence française – à la différence d’autres États membres –, en contrepartie d’une reprise partielle de la dette de la compagnie ferroviaire.
Privée d’une partie des recettes des lignes à grande vitesse, qui constituent l’essentiel de son chiffre d’affaires, la SNCF risque de ne pas pouvoir faire face à toutes ses charges. Tous les principes de péréquation territoriale, qui permettaient d’assurer le financement des lignes déficitaires grâce aux lignes rentables, sont ébranlés.
Désormais, chaque ligne va devoir être rentable par elle-même. Des dessertes considérées comme vitales dans toute la France sont déjà menacées notamment dans le Centre-Val-de-Loire, la Savoie ou une partie de la Bretagne. « Une ligne qui ferme ne rouvre jamais », prévient Bérenger Cernon, ayant en tête des centaines d’exemples de voies ferrées démantelées, converties en pistes cyclables alors qu’elles assuraient auparavant un maillage dense du territoire.
Mais demain, pourquoi la SNCF devrait-elle s’arrêter au Creusot, à Valence, Vendôme, Poitiers, Le Mans ou même Saint-Étienne, si ses concurrents ne sont pas tenus de le faire ? La SNCF est déjà en train de supprimer certains arrêts dans ces gares au nom de la rentabilité. « Les mêmes élus qui ne jurent aujourd’hui que par la concurrence et le privé seront les premiers à demander à cor et à cri que la SNCF assure la desserte de leur ville, alors qu’ils ont tout fait pour la ruiner », pronostique, amer, le syndicaliste Julien Troccaz.
La destruction du réseau français
Mais les dégâts à long terme risquent d’être encore plus irréversibles. Car la SNCF va se voir aussi priver de ressources pour financer son réseau, charge qu’elle doit assumer seule, puisque ses concurrents en sont en partie dispensés et qu’à la différence de la route, entièrement subventionnée par les impôts, l’État ne lui consent aucune aide.
Au cours des quinze dernières années, 15 000 kilomètres de voies ferrées ont déjà été supprimés car l’entreprise publique ne pouvait plus subvenir à leur entretien. Si rien n’est fait, quelque 10 000 kilomètres supplémentaires sont menacés de disparition dans les dix prochaines années, ont prévenu les experts de la commission sur le financement du transport.
Le ministre des transports a promis que des moyens seraient dégagés pour permettre d’assurer le maintien des infrastructures ferroviaires. Mais il n’a indiqué ni les moyens ni les montants. Cette inconséquence et cette désinvolture politiques sont insupportables. Alors que les besoins de transports publics décarbonés n’ont jamais été aussi importants, que la demande de train est dix fois supérieure à celle de la voiture, le gouvernement achève de détruire le réseau ferroviaire qui a été le plus dense et le plus performant d’Europe.
Les échecs patents de la privatisation du rail
Toutes les privatisations des réseaux ferroviaires, inspirées par la révolution thatchérienne et reprises sans réserve par la Commission européenne, ont tourné à l’échec. Après l’effondrement de son réseau ferroviaire, le gouvernement britannique a été obligé de renationaliser non seulement son réseau, mais aussi ses compagnies ferroviaires. La Suède en train de prendre le même chemin, son réseau ferroviaire tombant lui aussi en pièces, faute d’entretien et de financement suffisant. Cela n’empêche Thierry Guimbaud, président de l’Autorité de régulation de transports (ART) de soutenir que la concurrence est bénéfique et fait baisser les prix.
Depuis trente ans, par idéologie, des responsables maintiennent le même discours, aboutissant à mettre en pièces tous les services publics français, qui ont participé pourtant à l’attractivité de la France. Cela a commencé en 1994 par l’abandon du tarif-kilomètre, qui garantissait un prix unique pour tous les voyageurs au kilomètre quel que soit le trajet, pour un système de yield management (variation des prix en fonction de la demande) emprunté aux compagnies aériennes. Trente ans plus tard, ce système est toujours rejeté massivement par les usagers. Mais personne ne les écoute.
Cette transformation majeure, qui coûta son poste au directeur général de l’époque, allait entraîner toutes les autres. Aidés par des banquiers , des cabinets de conseil (les mêmes qui justifient toutes les méga-fusions entre grands groupes privés au nom des économies d’échelle), les responsables politiques et les directions successives de la SNCF ont mis en pièces toute l’organisation ferroviaire, ont découpé en morceaux le groupe, ont cassé l’existant, à commencer par le fret en voie de liquidation.
À la différence de toutes les autres compagnies ferroviaires nationales européennes, les directions de l’entreprise publique – à commencer par celle de Guillaume Pepy, qu’il convient de remercier pour l’ensemble de son œuvre pendant vingt ans – se sont même employées avec acharnement à gommer jusqu’au nom de la SNCF. À la place, elles ont imposé des marques débilitantes, à l’instar des « Ouigo » ou des « Inoui ». Dans l’espoir de nous faire oublier ce qui fut notre service public ferroviaire.
Qu’avons-nous gagné en échange ? Des services de plus en plus dégradés et insuffisants, des gares sans personne, des liaisons qui ont disparu, des correspondances qui deviennent impossibles pour tout voyage en dehors des grandes métropoles ou d’une région à l’autre, des trains qui n’arrivent plus à l’heure, des prix prohibitifs, une entreprise qui a perdu ses compétences et ses avancées techniques, et n’a plus de boussole.
Mais il semble que nous n’avons pas accompli la totalité du chemin de l’effondrement. Afin de bien montrer que le chemin de fer français vit désormais à l’heure de la concurrence, chaque exploitant, chaque région qui finance son réseau de TER entend développer son propre système de tarification ferroviaire, son propre réseau de billetterie, afin de se « libérer du système de la SNCF ».
La Fédération des associations des usagers de transports dénonce une gabegie et une complexité sans nom. Selon ses calculs, l’éclatement du système unifié de billetterie pourrait coûter au moins un milliard d’euros. Sans qu’il soit assuré que demain, il soit possible d’aller de Belfort à Angoulême en moins de vingt-quatre heures et après avoir acheté trois billets. Un vrai progrès !
Nombre d’historiens, à commencer par Fernand Braudel, ont souligné le rôle majeur qu’ont joué les chemins de fer pour la cohésion territoriale et sociale de la France moderne. C’est toute cette cohésion qui est en train de se défaire. Après avoir vu disparaître leur palais de justice, leur centre d’impôt, leur hôpital, c’est leur gare qui est appelée à être supprimée dans nombre de villes moyennes. La France, selon les vues de la technostructure partagées par les groupes privés, ce n’est que neuf à dix métropoles : Paris, Strasbourg, Lille, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Marseille et Lyon et Grenoble. En dehors de ces grandes villes, point de salut.
Tout cela ne peut participer qu’au sentiment de déclassement et d’injustice sociale qui anime la majorité des Français, et fait le lit du populisme d’extrême droite. Mais l’exécutif, comme nombre d’élus politiques, s’en moque. Après tout, dans les gares, il n’y a que « des gens qui ne sont rien ».
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