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Quelles seraient les conséquences d’un «No-deal» sur le Brexit? Peut-il y avoir une crise financière dans les prochains mois? Philippe Béchade, rédacteur en chef de La Bourse au quotidien, a répondu à nos questions pour un entretien d’actualité politique et économique.
L’imbroglio autour du Brexit est reparti de plus belle: un nouveau délai a été accordé ce lundi 28 octobre par les 27 États membres de l’Union européenne au gouvernement britannique. Donald Tusk, président du conseil européen, annonçait ce 28 octobre sur Twitter le report du Brexit «jusqu’au 31 janvier 2020», le troisième ajournement de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, après le 29 mars et le 12 avril. Alors que Boris Johnson et Bruxelles avaient réussi à s’entendre sur le processus de sortie, notamment sur le statut de l’Irlande du Nord, les députés britanniques ont refusé d’examiner avant le 31 octobre le document. Quelles conséquences économiques peut avoir le Brexit dorénavant prévu le 31 janvier? Sputnik a interrogé à ce sujet Philippe Béchade, auteur de Fake news (Éd. Agora) et rédacteur en chef de La Bourse au quotidien. Celui-ci a répondu également à nos interrogations concernant l’éventualité d’une crise financière, 90 ans après celle de 1929 et 11 ans après celle de 2008.
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Le no-deal s’éloigne et les élections se rapprochent
Au Royaume-Uni, les négociations sur le Brexit n’ont jamais été aussi près d’aboutir. Demeure la question de la tenue d’élections législatives anticipées, probablement en décembre. Un retour aux urnes qui donnerait des marges de manœuvre à Boris Johnson, qui semble en position de force dans de récents sondages. Si la motion du gouvernement réclamant ce scrutin anticipé a été rejetée le 28 octobre, faute de recueillir une majorité qualifiée, Johnson a annoncé dans la foulée présenter un projet de loi, qui ne requiert qu’une majorité simple pour être adopté. Et ce mardi 29 octobre, le Labour, le principal parti d’opposition au Royaume-Uni, a donné son accord à la tenue d’élections anticipées.
L’un des points épineux du Bexit, le fameux «backstop» a par ailleurs été réglé. Londres est désormais acquis à l’idée de ne pas rétablir de frontières dures entre l’Ulster et la République d’Irlande, ce qui aurait pu provoquer de nouvelles tensions. L’Irlande du Nord reste-t-elle pourtant dans l’Union européenne? Philippe Béchade explique le compromis sur lequel les Européens, Londres et Belfast sont arrivés:
«Finalement, l’Irlande du Nord reste en quelque sorte dans l’Union douanière européenne, mais s’il y a des produits qui transitent par l’Irlande du Nord, pour aller vers la République d’Irlande, à ce moment-là, on instaurerait des taxes. Ça paraît ubuesque. On resterait dans ce système pendant quatre ans. Ensuite on évaluerait, est-ce que c’est possible de rester comme ça? Et on pourrait prolonger…»
Les prédictions sur un no-deal apocalyptique s’éloignent donc. Un scénario qui impliquait des négociations bilatérales avec chaque État membre de l’UE. Si hard Brexit il devait y avoir, Philippe Béchade évoque la possibilité de l’instauration d’une place financière offshore aux portes de l’Union européenne:
«La City, le poumon économique, le cœur du réacteur britannique, peut de nouveau se comporter comme un paradis fiscal.»
Un levier que les Britanniques ne se priveraient pas d’actionner. Si le Brexit n’a pas encore été appliqué, sa perspective et les aléas qu’il a subis n’ont pas eu d’incidence négative sur l’économie britannique: le taux de chômage en juillet 2019 était de 3,8% et la croissance en 2018 était de 1,8%. Le rédacteur en chef de La Bourse au quotidien évoque ainsi les échanges de Londres avec ses partenaires:
«Regardez le trafic transmanche, le trafic de passagers et le trafic de fret n’ont pas baissé depuis 2016, ils ont même augmenté. Si on devait se projeter dans un Brexit catastrophique, on devrait déjà voir des conséquences au niveau des échanges de marchandises, de la circulation des personnes, des hommes d’affaires. On voit bien que ce n’est pas le cas. Entre le discours catastrophiste et ce que l’on constate, il y a un sacré fossé.»
Le 23 juin 2016, date fatidique où une majorité de Britanniques a décidé de quitter l’Union européenne: Philippe Béchade se rappelle certaines réactions démesurées dans l’Hexagone, qui s’en réjouissaient, espérant y voir des retombées positives pour les marchés français, la relocalisation de l’Autorité bancaire européenne à Paris, «la Défense tripler de volume, voire de nouvelles tours, certaines monter à l’infini». L’économiste se charge de calmer cet enthousiasme:
«Si jamais le cœur des affaires devait basculer en Europe, ça ne serait pas à Paris, ça serait à Francfort. Parce qu’il y a la proximité avec la BCE, et deuxièmement parce que l’essentiel des échanges, notamment sur le marché obligataire, se fait en Allemagne, et c’est le premier marché […] c’était un fantasme ça, les Londoniens débarquant en masse dans le VIIIe, le VIIe, le XVIe, Neuilly, etc.»
«Whatever it takes»
En attendant cette relocalisation financière, Francfort a assisté le 29 octobre au départ de Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, remplacé par Christine Lagarde. Emmanuel Macron était présent à cette passation de pouvoir pour y prononcer un discours. L’Italien, ancien de Goldman Sachs, est un personnage qui a joué un rôle déterminant dans les affaires économiques européennes de cette dernière décennie. Sa formule «Whatever it takes», prononcée en 2012 est restée célèbre: il fallait selon lui sauvegarder la monnaie unique «à tout prix». Voici comment Philippe Béchade résume son bilan à la tête de l’institution financière:
«Mario Draghi a sorti le bazooka, la big Bertha pour les Allemands. L’euro a été sauvé, mais ça a tué les Européens. En faisant ça, on n’a fait qu’entériner les déséquilibres entre les pays. On a réduit le spread de taux, mais on n’a pas du tout réduit l’écart de compétitivité. Ce qui fait que maintenant, on a une Allemagne avec un solde d’excédents sur l’Italie, l’Espagne […] dont on sait pertinemment qu’il ne sera jamais payé ni par l’Espagne ni par l’Italie, ou alors elles se désintègrent économiquement.»
Et le rédacteur en chef de La Bourse au quotidien en remet une couche sur la stratégie de Mario Draghi et sa politique de taux très bas, voire négatifs, rachetant pour 2.600 milliards de dettes. Béchade tente même une comparaison très osée avec l’alcoolisme:
«Pour l’instant, je bois et je me sens bien, tout le monde se sent bien, l’Europe a le sourire, donc il faut continuer à boire. Sauf que si on continue à boire, on peut développer une cirrhose, des problèmes physiologiques, qui à long terme vont s’avérer mortels. Mais pour l’instant tout le monde se sent très bien […] Il y a 1.000 milliards d’euros de solde négatif pour des pays qui vont devoir une facture gigantesque à l’Allemagne, la croissance est quasi nulle et désespérément lente.»
Un contexte de crise économique
La période de quasi-stagnation dans laquelle les Européens sont entrés peut-elle faire place à une récession voire à une crise économique, comparable à celle de 2008? Philippe Béchade avertit ainsi que les conditions requises sont malheureusement réunies pour un choc d’ampleur. Rien n’aurait changé depuis 2008.
«Ce que l’on fait depuis 2008 avec les Tarp (Trouble asset relief program), le grand plan qui a permis de sauver Wall Street, fin septembre 2008, les Omo (open market operations), les injections permanentes, les Tltro (targeted long-term refinancing operations), les quantitative easing… Si ça avait été simplement des mesures exceptionnelles d’urgence pour sauver le malade, il fallait stabiliser, réduire les fractures, au bout d’un an, les fractures auraient dû être réduites. Et la rééducation aurait dû commencer fin 2009 pour que le blessé retrouve sa mobilité. Depuis 2008 et mars 2009, le malade reste sous morphine. Et là, on continue d’augmenter les doses.»
En 2008, la faillite de Lehmann Brothers, banque d’investissement américaine, est due à la crise des subprimes. La première banque en Europe suscite actuellement de nombreuses craintes, la Deutsche Bank, qui supprimait en juillet dernier 18.000 emplois, et qui serait très exposée vis-à-vis des produits dérivés:
«Tout le monde sait que la Deutsche Bank est un Tchernobyl ou un Fukushima financier en puissance […] Je me demande si les Allemands ne gardent pas aujourd’hui la liquidité au cas où il y aurait un très sérieux problème avec la Deutsche Bank et qu’il faille la recapitaliser massivement.»
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