
Fleur Breteau, nouveau visage du combat contre les pesticides : « J’incarne les conséquences d’un système qui part en vrille »
Arrêter progressivement tous les pesticides, visibiliser l’« épidémie » de cancers : c’est ce que cherche à obtenir, avec de nouveaux modes d’action, le collectif Cancer colère. Rencontre avec sa fondatrice, qui a fait irruption dans l’enceinte de l’Assemblée le 8 juillet au moment du vote de la loi « Duplomb ».
« Vous êtes les alliés du cancer et on le fera savoir ! » : c’est ce qu’a crié Fleur Breteau, le 8 juillet, dans l’enceinte de l’Assemblée nationale à l’issue du vote de la loi « Duplomb ». Le texte, qui réintroduit les insecticides tueurs d’abeilles – les néonicotinoïdes – et facilite, entre autres, la construction de mégabassines et de bâtiments d’élevage intensif, est passé avec 316 voix contre 223. La gauche et les Écologistes ont voté unanimement contre, de même que quelques voix minoritaires du bloc central, comme Sandrine Le Feur (Ensemble pour la République), élue du Finistère et présidente de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, et Pascal Lecamp (MoDem), député de la Vienne.
L’intervention de Fleur Breteau, non autorisée, depuis un balcon du palais Bourbon, a jeté un pavé dans la mare. Voilà un visage, un nom, qui incarne l’opposition à un texte aux conséquences lourdes pour la santé et la biodiversité qui restera dans les annales des reculs écologiques de la présidence Macron.
Autour de cette femme atteinte d’un cancer, un collectif s’est créé ces derniers mois : Cancer colère. Fort de quelque 150 membres, en train de se constituer en association, il croule en ce moment sous l’afflux de témoignages. Et tandis qu’une pétition demandant l’abrogation de la loi a obtenu, à l’heure actuelle, plus de 210 000 signatures – à partir de 500 000, recueillies dans trente départements différents, le débat peut être rouvert dans l’hémicycle –, Cancer colère se prépare à des mobilisations à la rentrée.

Mediapart : Nous vous avions rencontrée fin juin lors d’une manifestation contre la loi « Duplomb » où vous aviez harangué la foule. Puis votre incursion à l’Assemblée a fait le buzz sur les réseaux sociaux et vous a fait apparaître comme une nouvelle personnalité publique… Cette intervention était-elle préméditée ?
Fleur Breteau : Non. C’est la première fois que j’assistais à une séance parlementaire. Ce fut un choc d’entendre autant de mensonges dans les explications de vote des groupes parlementaires. Et de constater qu’on ne demandait pas à ces députés de citer leurs sources. Ce n’est pas ce qu’on nous apprend à l’école… Je me souviens encore d’un exposé en CM1 sur les animaux de l’Arctique. Il m’avait fallu citer mes sources !
Si vous mentez ainsi au travail, vous êtes mis à pied ou licencié. Dans votre famille, tout le monde se détournerait de vous. Comment se fait-il qu’à l’Assemblée on puisse le faire ?
Il est temps pour nous de redevenir des sujets. Retrouver notre pouvoir de citoyennes et de citoyens.
J’étais dans un état de sidération. Cette loi « Duplomb » est en réalité un détonateur, elle va faire des milliers de malades, dont des enfants et des enfants à naître. Je n’avais aucun doute sur l’issue du vote. Mais je me suis dit alors que c’était à la société civile de conclure. J’ai donc désobéi avec intelligence : je suis intervenue après le vote.
J’étais la seule à avoir la tête du cancer dans cette salle. Face à des parlementaires qui ne nous identifient pas en tant que personnes, j’étais donc légitime : avec ma tête, je porte la maladie, tout simplement. Je les ai donc interpellés en criant, puis j’allais sortir quand j’ai entendu, après les applaudissements, quelques députés qui me huaient. Alors j’ai pointé mon crâne et j’ai ajouté : « Regardez-moi, regardez-moi, et on se reverra ! »
Prenons ce droit d’intervenir là où nous ne sommes pas attendus. Le respect de la vie humaine vaut bien de petites infractions. Quand la légitimité est là, elle peut enfreindre la légalité. Je crois même que j’aurais fait une grosse erreur en ne prenant pas la parole ce jour-là. On a senti d’ailleurs que pour les députés, quelque chose subitement leur échappait.
Ils n’étaient plus entre eux…
Exactement. L’histoire de cette loi « Duplomb » n’est donc pas terminée. La résonance que mon intervention a eue sur les réseaux sociaux m’a moi-même surprise : c’est le signe que la société civile est en train de s’emparer du sujet, même si un gros élan était déjà en train de monter.
Il faut dire que ce vote a choqué beaucoup de gens. Dans la foulée, un décret revenant sur l’indépendance de l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail. Le décret autorise le ministère de l’agriculture à peser sur ses priorités – ndlr], après la censure de l’étude Pestiriv, montre bien qu’il y a un projet politique derrière tout ça. La menace de mise sous tutelle de l’Anses avait pourtant été retirée du texte, il y a vraiment un mépris absolu.
Tous ces actes parlent d’eux-mêmes. Il n’y a pas besoin d’en dire plus.

Et puis on entend cette semaine François Bayrou annoncer, sans la moindre empathie, que les malades vont devoir faire un effort par rapport à la Sécurité sociale tandis qu’on trouve en quelques jours des milliards pour l’armement… Qu’est-ce que cela signifie pour les personnes atteintes d’affections de longue durée comme les cancers ou Parkinson ?
Il est temps pour nous de redevenir des sujets. Retrouver notre pouvoir de citoyennes et de citoyens.
Vous renversez justement la posture de la victimisation pour en faire une force. S’afficher dans l’espace public est-il pour vous un élément clé de la lutte ?
Je n’utilise pas forcément le mot « victime ». Ce que je perçois, c’est que j’incarne les conséquences d’un système qui part en vrille. Si j’ai deux cancers diagnostiqués en trois ans alors que je viens de fêter mes 50 ans, et que j’ai autour de moi d’autres cas de cancers, c’est qu’il y a un gros problème. Si quand je vais à l’hôpital je vois plein de jeunes, des enfants, des femmes enceintes, c’est qu’il y a un énorme problème.
Être atteinte de cancer, c’est aussi être face à cette réalité très dure : tous ces jeunes malades, parfois non opérables. Moi j’ai eu 50 ans d’une très belle vie. Mais un mouflet de 6 ans ou un jeune de 19 ans, il a autre chose à foutre qu’une chimiothérapie.
Je vais porter mes cicatrices comme je porte mes rides.
Il y a quelques mois, j’ai assisté aux adieux entre un ami atteint de cancer et sa fille qui allait avoir 10 ans. Je ne sais pas si j’ai vécu un moment plus déchirant dans ma vie. Ça fabrique des orphelins, le cancer. Et des parents qu’on ne pourra jamais consoler.
Lorsqu’on est diagnostiqué, on n’a pas le temps de réfléchir : on entre tout de suite dans un protocole avec plein de rendez-vous. On se retrouve sur un tapis roulant, on passe de service en service, on est propulsé dans un truc où on ne s’appartient plus vraiment. Puis on est dans la préoccupation des effets secondaires, on s’observe beaucoup… Je dois dire que j’ai la chance d’être très bien prise en charge dans un hôpital parisien à la pointe. Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir un cancer dans la Meuse, à Marseille ou dans les Alpes.
Quant au fait de porter le cancer sur soi, à vrai dire, j’ai suivi mon intuition. J’ai déjà eu à subir l’ablation d’un sein. Et j’ai décidé que je ne voulais pas de reconstruction. Je vais porter mes cicatrices comme je porte mes rides. Masquer son cancer, j’ai senti que ce n’était pas pour moi. Cela dit, je respecte les gens qui le font. C’est quelque chose de très personnel, de très intime.
C’est ainsi que quelques jours avant la chimio, j’ai fait une petite soirée avec mes proches. Mes amis et mes sœurs m’ont rasé la tête. J’avais une grosse tignasse. Et ma nièce et ma filleule m’ont ensuite maquillée. C’était un moment très doux.

J’ai pris en quelque sorte les devants de la maladie : ce n’est pas elle qui m’a enlevé mes cheveux.
Je suis très regardée dans la rue. Parfois cela me dérange, puis je me dis : en fait on est très, très nombreux. On estime à 430 000 le nombre de nouveaux malades du cancer chaque année en France. Je suis une parmi tellement d’autres.
Plus que physiquement, c’est financièrement et socialement que le cancer m’a fragilisée. Je suis free-lance et mon indemnité d’arrêt maladie correspond à 40 % de mes revenus.
Comment est né votre collectif ?
L’idée de Cancer colère a surgi quand j’ai découvert les chiffres de Santé publique France en début d’année, quand j’ai vu que l’épidémie touchait avant tout les plus jeunes et les enfants. L’incidence de cancer est en augmentation dans toutes les catégories de population. Puis je suis tombée sur le vote de cette loi « Duplomb » au Sénat le 27 janvier. J’étais en pleine chimio à l’hôpital et je vois ça à la télé. Je découvre ensuite qu’il y a un empoisonnement généralisé de la population au cadmium, que le cancer du pancréas pourrait devenir le deuxième cancer le plus mortel dans les années 2030… Ce n’est pas très marrant, là, ce qui se passe. Les chiffres sont dégueulasses.
Et face à cela, les seules paroles de l’exécutif, c’est Annie Genevard qui dit qu’elle comprend les craintes, mais que le gouvernement tient à ce que la loi soit adoptée… Tirez avec des mitraillettes sur les gens, ça ira plus vite !
On va dire aux gens qu’ils n’ont pas à avoir honte de leur maladie, qu’ils ont le droit d’être en colère.
Je rappelle que pour la première fois de son histoire, la Ligue contre le cancer s’est positionnée politiquement contre une loi. Milles deux cents chercheurs et médecins s’y sont également opposés.
Pendant les premières semaines de mon traitement, j’ai fait des dessins. C’était un moment où je n’arrivais plus à lire. C’est là que j’ai commencé à faire mes petits stickers, mes affiches, qui sont devenus les visuels du collectif. C’était aussi thérapeutique : j’avais besoin de me concentrer.
Un peu plus tard, j’ai rencontré les gens du COAADEP, le Collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides, qui m’ont expliqué les conséquences de la contamination au chlordécone. J’ai lu Malcom Ferdinand, et j’ai compris combien l’agro-industrie et l’agrochimie ont été les fers de lance du colonialisme. Ce qu’ils ont fait aux Antilles va nous arriver ici aussi.

Nous nous trouvons en réalité à un carrefour. Soit nous allons vers une transition écologique massive à plein d’endroits de la société, avec un soutien technique et financier massif pour le secteur agricole, l’arrêt de l’élevage intensif et des mégabassines qui aggravent la sécheresse. Soit nous carbonisons notre environnement et empoisonnons notre eau et notre alimentation sur le temps long. Ce choix, c’est maintenant qu’il faut le faire. Et c’est là où la société civile doit s’impliquer.
Quel est, dans cette perspective, l’objectif de Cancer colère ?
Pour commencer, unir les colères et les énergies. On ne peut pas être en colère tout seul dans son coin, c’est trop difficile. Plein de gens nous disent être rongés par le sentiment d’impuissance. Je dois dire d’ailleurs que cette mobilisation me fait rencontrer des tas de personnes, que c’est extrêmement puissant et thérapeutique.
Nous voulons aussi informer. Le gouvernement, à l’heure qu’il est, ne dit rien sur les chiffres des épidémies de cancers, de maladie de Parkinson, de diabète, d’endométriose… Il ne veut pas que tout cela soit visible.
Donc nous, on va visibiliser. Et on va dire aux gens qu’ils n’ont pas à avoir honte de leur maladie, qu’ils ont le droit d’être en colère. La honte, c’est aux politiques de la porter. Nous préparons actuellement des outils d’éducation populaire, nous irons devant des hôpitaux.
Notre collectif reçoit en ce moment tellement de témoignages qu’il n’arrive pas à faire face : des aidantes et des aidants, des gens qui ont enchaîné trois cancers, des personnes qui habitent à côté d’agriculteurs et d’agricultrices malades… Et des collectifs sont en train de se monter localement. Il y a une telle colère…
Aujourd’hui, plus de 250 molécules sont en circulation. Et des produits interdits circulent encore. Il nous faut une sorte de plan quinquennal massif pour supprimer un à un tous ces produits, et investir afin que la France devienne un modèle d’agriculture écologique plutôt qu’une championne des cancers.
Est-ce que vous avez des références, des sources d’inspiration dans votre mobilisation ? On pense à Act Up…
Bien sûr, Act Up en fait partie, mais ses membres étaient bien plus forts que nous ne le sommes à ce stade. J’ai aussi en tête Angela Davis, Greta Thunberg, Claire Nouvian, Banlieues Climat…
Cancer colère entend dénoncer les inégalités sociales, parce que les maladies touchent bien plus fort les personnes vulnérables. La maladie et le traitement ont un impact dévastateur sur les personnes les plus précaires, et cela crée des détresses innommables. En tant que femme blanche, même si je compte mes sous depuis que je suis malade, j’ai bien conscience d’être du côté des personnes privilégiées. Black Lives Matter et Martin Luther King sont d’ailleurs également dans nos références.
J’ai l’impression que nous avons touché un endroit très sensible. Si nous sommes si peu pour l’instant et que nous dérangeons autant, eh bien c’est que nous sommes au bon endroit. J’ai autant le droit de vivre que tous ces ultrariches, et on n’a pas à m’imposer la maladie pour la seule « souveraineté alimentaire ». C’est un mauvais calcul, et c’est mal nous connaître que de croire que nous allons nous laisser faire.
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