Guillaume Lancereau: Géopolitique de Donald Trump

Perspectives sur l’actualité Doctrines de la Russie de Poutine Géopolitique de Donald Trump

En ciblant l’ancien président russe Medvedev sur les réseaux sociaux, Donald Trump est-il en train d’installer les États-Unis et la Russie dans une logique d’escalade ?

L’affaire Epstein peut-il être à l’origine d’une crise nucléaire ?
Que se passe-t-il dans les coulisses de ce théâtre de l’escalade verbale ?
Guillaume Lancereau signe six points sur la géopolitique d’un spectacle particulièrement dangereux.

3 août 2025

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1 — Des réseaux sociaux aux sous-marins nucléaires

Ce 23 juillet, un pirate informatique a annoncé être entré en possession d’un téraoctet de données de Naval Group, propriété de l’État français et de Thalès, qui conçoit, construit et maintient en condition opérationnelle les sous-marins de la dissuasion nucléaire française. Il est pour l’heure (et il restera sans doute) impossible de vérifier cette déclaration, qui mériterait toute l’attention publique s’il s’avérait que ce piratage concernait notamment, comme on l’a affirmé, le code source des systèmes de gestion de combat 1.

Ce n’est cependant pas à ce titre que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins ont occupé la presse et les esprits ces derniers jours, mais en raison de l’annonce par le président des États-Unis du déploiement de deux d’entre eux, en réponse aux provocations de l’ancien président russe Dmitri Medvedev.

Ce vendredi 1er août, à une heure déjà avancée à Moscou, Donald Trump a adressé aux responsables russes deux messages sur son réseau TruthSocial.

Dans le premier, il déclarait que, d’après les données dont il disposait, 20 000 soldats russes avaient trouvé la mort sur le front ukrainien au cours du seul mois de juillet, portant les pertes russes à 112 500 soldats depuis le début de la guerre 2. Ce total reste inférieur à l’estimation la plus fiable à ce jour, fournie par Mediazona, qui avance le chiffre de 121 507 décès confirmés, pour un bilan probable de 165 000 morts 3.

Le second message a beaucoup plus ému l’opinion internationale, puisque Trump l’informait cette fois-ci du déploiement de deux sous-marins nucléaires « dans les régions appropriées », en réponse aux « déclarations hautement provocatrices de l’ancien président de la Russie, Dmitri Medvedev » et « au cas où ces déclarations stupides et incendiaires seraient plus que de simples paroles » 4.

Le mardi 29 avril 2025, lors d’une session intitulée «  Notre monde dangereux  : qui est responsable et que faire  ?  » au Musée de la Victoire à Moscou, Dmitri Medvedev s’exprime devant une image de Donald Trump blessé après une tentative d’assassinat, projetée en arrière-plan.

2 — Pourquoi Trump cible-t-il Medvedev ?

L’altercation verbale entre Donald Trump et Dmitri Medvedev, qui s’est déroulée sur les réseaux sociaux et dans la presse, ne cesse de prendre de l’ampleur depuis plus d’un mois.

Ce qui reste étonnant, c’est que bien qu’il soit un ancien président, Medvedev est aujourd’hui un personnage marginal qui se distingue par une rhétorique extrême. Selon le Moscow Times il ne serait qu’un « provocateur à l’intérieur du régime », sans véritable pouvoir exécutif, et dépendrait entièrement du Kremlin 5, autrement dit, une figure outrancière sans réelle influence, dont les prises de position ultranationalistes servent surtout à tester des lignes de propagande sans engager Vladimir Poutine directement.

Pourquoi Donald Trump prend-il donc la peine de commenter les propos d’un ancien président, aujourd’hui privé de pouvoir et d’influence, dont les fonctions de vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie ne lui offrent aucune marge de manœuvre politique ?

Selon Grigorii Golosov, professeur de sciences politiques à l’université européenne de Saint-Pétersbourg, Medvedev est une cible de choix pour Trump, car il lui permet de critiquer les responsables politiques russes sans attaquer personnellement Vladimir Poutine : « Trump cherche quelqu’un à critiquer en Russie, mais il espère encore parvenir à un accord sur l’Ukraine avec Poutine » 6.

Début juin, les premiers échanges entre Trump et Medvedev par réseaux sociaux interposés portaient sur le nucléaire iranien. Ils n’avaient cependant pas donné lieu à l’escalade verbale qui s’est produite un mois plus tard, début juillet, lorsque Medvedev a réagi aux critiques de Poutine par Donald Trump :

« L’Américain s’amuse à nouveau sur sa balançoire politique préférée. ‘Je suis content de ma discussion avec Poutine’, ‘Je ne suis pas content de ma discussion avec Poutine’, ‘Nous n’enverrons pas de nouvelles armes en Ukraine’, ‘Nous allons envoyer beaucoup d’armes à l’Ukraine pour sa défense’.

Comment devons-nous réagir à tout cela ? Comme nous l’avons fait par le passé. Comme le font nos combattants. Comme le fait notre commandant en chef. Aucunement.

Nous devons continuer à remplir les objectifs de l’opération militaire spéciale. Récupérer nos terres. Œuvrer pour la victoire. » 7

 

3 — L’Ultimatum du 7 (ou 9) août 

Quelques jours plus tard, le 22 juillet 2025, Dmitri Medvedev a de nouveau commenté les déclarations du président états-unien en affirmant : « Chaque nouvel ultimatum est une menace et un pas de plus vers la guerre. Non pas de la Russie avec l’Ukraine, mais avec son propre pays » 8.

Pendant sa campagne électorale, le président Trump proclamait qu’il mettrait un terme à la guerre en Ukraine en quelques jours à peine, dès son arrivée au pouvoir.

Plus de six mois après son retour à la Maison-Blanche, il a envoyé un ultimatum de « dix ou douze jours » à la Russie le 28 juillet, concluant son message par une note qui ne doit pas rendre optimiste le camp ukrainien : « C’est la guerre de Biden, pas celle de TRUMP. Je suis juste là pour voir si je peux y mettre un terme ! » 9.

Au détour d’une publication sur la poursuite des échanges économiques entre l’Inde et la Russie — à commencer par les achats de pétrole russe —, deux pays qu’il désignait comme des « économies mortes » (dead economies), Donald Trump a de nouveau répondu le 31 juillet aux provocations de Medvedev en l’appelant à « surveiller ses propos », car il commençait à entrer « en terrain dangereux ».

C’est dans ce contexte que Medvedev a publié le message qui allait mettre le feu aux poudres et pousser le président américain à déployer ses sous-marins nucléaires :

« À propos des menaces de Trump à mon égard, publiées sur son réseau personnel Truth Social, auquel il a lui-même interdit l’accès depuis la Russie : 

Si quelques mots d’un ancien président de la Russie suffisent à provoquer une réaction aussi nerveuse de la part d’un président américain si redoutable, cela confirme que la Russie a raison sur tous les plans et persévérera sur la voie qu’elle a choisie.

Quant à ces ‘économies mortes’ de l’Inde et de la Russie et à cette ‘entrée en terrain dangereux’, eh bien qu’il se souvienne de ses films préférés sur les ‘morts-vivants’, sans oublier non plus à quel point la ‘main morte’ peut, elle aussi, s’avérer dangereuse » 10.

4 — Face à l’escalade verbale le silence du Kremlin

L’annonce de Donald Trump constitue donc une réponse à une menace nucléaire explicite — la « main morte » évoquée par Medvedev (Perimetr en russe, Dead Hand en anglais) est un système créé sous l’Union soviétique qui permet de déclencher automatiquement une réponse nucléaire massive en cas d’attaque nucléaire dévastatrice contre le territoire russe.

Dans l’ensemble, les principaux responsables russes ont traité par le silence ces échanges houleux et la réponse brutale de Donald Trump.

Vendredi, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président biélorusse, Vladimir Poutine s’est contenté d’appeler à la poursuite des négociations dans une atmosphère sereine : « Pour obtenir une résolution pacifique de la question, il faut organiser des discussions approfondies, non pas en public, mais dans le calme, en respectant le processus de négociation. » 11

Ni Dmitri Peskov, ni Maria Zakharova, ni Sergueï Lavrov, ni les animateurs des principales chaînes de télévision russes n’ont commenté la réaction du président américain.

À ce jour, les seuls commentaires sont venus de quelques députés russes, dans l’ensemble assez peu connus, comme ce Victor Vodolatski, premier vice-président de la Commission de la Douma pour les affaires concernant la Communauté des États indépendants, l’intégration eurasiatique et les relations avec les Russes à l’étranger, qui a déclaré à l’agence russe TASS :  « Pourquoi Trump a-t-il réagi de cette façon aux paroles du vice-président du Conseil de sécurité ? Personne ne le sait. Il a une fois de plus montré à la face du monde que la ‘matraque nucléaire’ était entre ses mains. Cette méthode relève de la pure intimidation, mais on ne peut pas encore parler de menace d’action directe. Surtout, il est inutile d’intimider la Russie. Ceux qui ont tenté de le faire par le passé sont ensuite venus au Kremlin signer des accords d’amitié et de bonne entente ». 12

Du côté des analystes politiques et stratégiques russes, l’annonce de Donald Trump a également été accueillie avec un certain scepticisme. Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, a souligné qu’il ne fallait pas accorder trop d’importance à la moindre saute d’humeur d’un président changeant et irascible : « Trump, comme on le sait, rédige lui-même ses publications en ligne et réagit de manière, disons, émotionnelle, humaine et spontanée. Je pense que les Forces armées et la Marine des États-Unis ont dû découvrir son dernier message avec une certaine stupéfaction. Si cet échange de vues se poursuit et si Trump a l’intention de continuer à répliquer, alors il devra probablement commencer à entreprendre des actions concrètes, d’une manière ou d’une autre. Mais à mon avis, pour l’instant, toute l’affaire reste au niveau des mots ». 13

À la même occasion, Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité russe et chef de Russie unie, s’exprime au Musée de la Victoire à Moscou avec en arrière-plan une image de l’Ordre de la Victoire.

5 — Dans les coulisses du spectacle, le rapprochement avec la Russie continue

Selon Loukianov, ce n’est pas sur les réseaux sociaux que se déroulent les processus décisifs du dialogue diplomatique entre la Russie et les États-Unis, et il est peu probable que ces altercations purement verbales, sans proposition concrète, soient de nature à transformer les processus en cours.

De ce point de vue, l’arrivée de Steve Witkoff à Moscou dans les prochains jours semble constituer une information bien plus importante.

Ces passes verbales spectaculaires ne doivent toutefois pas nous faire oublier qu’une convergence de fond entre les visions stratégiques de la Maison Blanche de Donald Trump et du Kremlin est en cours, structurée autour de principes partagés et d’un agencement plus stable que conjoncturel.

L’administration américaine et la Russie de Poutine sont d’accord sur plusieurs points : culte du chef, intérêt pour la fragilisation de l’État de droit et les contre-pouvoirs, affairisme sans limite.

Jusqu’à présent, le président américain a toléré, voire encouragé, les initiatives géopolitiques de Poutine, considérant l’OTAN comme une charge inutile et l’Ukraine comme un vassal ingrat.

6 — Un problème de méthode : vers une égo-géopolitique ?

Si nous avons affaire à une série de déclarations para-diplomatiques dont l’effet reste inconnu, que les responsables russes n’ont pas tenu à commenter et que les experts jugent sans grande conséquence pour le déroulement de la guerre et des négociations, pourquoi tant d’encre et d’efforts ont-ils été dépensés à leur propos en Europe  ? C’est que l’on ne sait plus exactement à quoi s’en tenir.

Depuis l’investiture de Donald Trump, et plus précisément depuis le début de la guerre en Ukraine, les décisions géopolitiques semblent de plus en plus arbitraires, prises par une poignée de chefs d’État.

Les sciences sociales, l’histoire et les études géopolitiques nous mettent en garde contre le risque de psychologisme dans l’analyse des événements passés ou en cours, ainsi que de leurs développements possibles. Or nous voilà projetés dans un monde où un président en exercice peut décider, sur un coup de sang, de déployer des sous-marins nucléaires en réponse aux provocations d’un ancien président sur X et Telegram.

On pourrait croire que la politique internationale repose désormais sur les moindres revirements affectifs d’un président susceptible et sur l’ego offensé d’une figure politique marginale, isolée et humiliée pendant tout son mandat présidentiel (2008-2012) par son Premier ministre, Vladimir Poutine, avant de sombrer dans l’alcoolisme.

Andriy Yermak, chef de cabinet du président Zelensky, n’a d’ailleurs pas manqué d’ironiser sur ce penchant connu de tous, en écrivant le 30 juillet : « Pour ce qui est de Medvedev, j’ignore dans quel état psychologique il se trouve. Peut-être avait-il bu. » 14

Quoi qu’il en soit de ces addictions, c’est avec l’invasion de l’Ukraine que Medvedev a trouvé l’occasion de se forger une nouvelle stature publique. Il publie en effet des messages militaristes, souvent racistes, excessifs et extravagants, au point que personne ne les prend au sérieux — sauf, manifestement, Donald Trump.

En se recentrant sur les individus, la guerre perd en lisibilité, c’est un fait. On sait ou peut savoir combien de chars russes sortent de l’usine Ouralvagonzavod, combien d’uranium la Russie exporte chaque année vers les États-Unis ; mais on ne peut pas savoir ce qui se joue dans la psychologie profonde de personnalités telles que Donald Trump ou Dmitri Medvedev.

Ce revirement est une aubaine pour un débat public superficiel : il n’est plus nécessaire de se demander quels sont les effets tactiques d’une bombe russe larguée sur un pont de Kherson ou ce qui se passerait sur le terrain en cas de prise de Tchassiv Iar, Pokrovsk et Konstantinovka ; il suffit de commenter la personnalité du président américain et celle de Dmitri Medvedev — ou, plus volontiers encore, celle de Vladimir Poutine.

L’actualité gagne en spectacularisation, mais la guerre perd donc en lisibilité ; elle perd du même coup en prévisibilité. Or, la guerre en général, et la dissuasion nucléaire en particulier, ne sont pas des domaines dans lesquels l’imprévisibilité est souhaitable, surtout si elle est suspendue aux humeurs variables de quelques hommes de pouvoir.

Voilà plusieurs années que les milieux diplomatiques (mais aussi militaires) s’alarment des empiètements, des excès et des faux-pas commis par les détenteurs du pouvoir exécutif — en Russie, aux États-Unis et ailleurs, y compris en Europe de l’Ouest. S’il y a là sans doute un effet de défense du corps, ces réactions ont aussi quelque chose de sain. Elles signalent que le véritable péril se situe en amont d’un envoi de sous-marins nucléaires  : au moment précis où la politique internationale se voit réduite à un jeu de rôles interindividuel, où elle se trouve à la merci d’une lubie personnelle ou d’un ego blessé.

C’est à ce moment qu’une rumeur — comme celle d’un faux post de Medvedev sous-entendant l’existence de vidéos pédophiles impliquant Donald Trump 15 — peut faire courir un risque bien réel à la sécurité du monde.

Sources

  1. L’annonce est issue d’un post daté du 23 juillet 2025, posté sur DarkForums par un hacker se faisant appeler Neferpitou. Sa déclaration a ensuite été confirmée et analysée par divers médias spécialisés, tandis que Naval Group a réagi officiellement en lançant une enquête interne.  French submarine secrets surface after cyber attackBitdefender, 28 juillet 2025
  2.  Donald Trump, Post du 1e août 2025 à 5h41Truth Social.
  3.  Russian losses in the war with Ukraine : Mediazona count, update, Mediazona, page consultée le 3 août 2025.
  4.   Donald Trump, Post du 1e août 2025 à 6h53Truth Social.
  5.  Who Is Dmitry Medvedev, Russia’s Hawkish Ex-President ?, 1er août 2025.
  6. Anton Troianovski, Trump Tells Russian Official to ‘Watch His Words,’ but He Bites Back Instead, New York TImes, 31 juillet 2025.
  7.  Медведев призвал никак не относиться к риторике ТрампаTASS, 8 juillet 2025.
  8. Как Медведев, сенатор Грэм и Трамп поспорили из-за ультиматума по УкраинеRBC, 1er août 2025.
  9. Trump sets new deadline of 10 or 12 days for Russia to act on UkraineReuters, 28 juillet 2025.
  10. Медведев дал совет Трампу после его слов про « мертвую экономику » РоссииTASS, 31 juillet 2025.
  11.  Путин заявил, что Россия « готова подождать » Украину с переговорами, RBC, 1er août 2025.
  12. Медведев дал совет Трампу после его слов про « мертвую экономику » РоссииTASS, 31 juillet 2025.
  13.  Эксперт назвал заявление Трампа о подлодках процессом « на уровне слов »RBC, 1er août.
  14. Медведев затеял перебранку с Трампом в соцсетях. В итоге президент США куда-то отправил атомные подлодки Цепочка тревожных заявлений, Meduza, 2 août 2025.
  15.  Un post viral sur X attribue, par exemple, à Dmitri Medvedev une fausse déclaration en réaction au redéploiement de sous-marins nucléaires par Trump : « Trump ne devrait pas croire que les archives vidéo de ses immoralités passées ne sont détenues que par le Mossad. »

 

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