Leçon d’histoire … ou avertissement ?

Leçon d’histoire … ou avertissement ?
« Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte. »
Marx et Engels
(…)
Destruction collective
La chute de Rome fut un sujet d’intérêt historique majeur en Europe tout au long de la vie de Marx et constituait clairement l’un des exemples de destruction mutuelle que lui et Engels avaient à l’esprit. Ils pensaient peut-être aussi aux événements qui se déroulaient dans certaines régions d’Europe, où les serfs et les seigneurs entraient en conflit dans le cadre idéologique des « hérésies » religieuses, pour voir ensuite des forces extérieures prendre le contrôle de leurs territoires au nom de la « véritable Église », avec des effusions de sang considérables et une aggravation des conditions de vie des producteurs agricoles. Je vais ici aborder la chute de Rome en m’intéressant particulièrement à la manière dont Kevin Anderson a analysé les écrits de Marx à la fin de sa vie. Marx a analysé l’impasse dans laquelle se trouvait la partie occidentale de l’Empire romain. Des révoltes d’esclaves ont éclaté dans de nombreuses régions, souvent avec un certain succès au début. Les plébéiens, descendants d’anciens paysans dont les moyens de subsistance avaient été détruits par le passage à l’esclavage dans une grande partie de l’Italie et dans d’autres régions, étaient des alliés potentiels de poids pour les esclaves. Ils vivaient en grande partie du « pain et des jeux » fournis par les classes dirigeantes dans le cadre d’une forme primitive d’aide sociale, sans doute complétée dans une certaine mesure par le petit commerce, quelques métiers artisanaux rudimentaires et la pratique d’activités criminelles. La classe plébéienne était également une importante pourvoyeuse de soldats pour l’armée, qui leur ouvrait la possibilité d’une promotion sociale et d’une « retraite » en tant que propriétaires paysans des terres conquises. Lorsque l’Empire ne fut plus en mesure de conquérir et de conserver de nouveaux territoires, cela provoqua une rupture dans l’approvisionnement en nouveaux esclaves (dont les conditions de vie ne permettaient pas le maintien d’une reproduction suffisante de la main-d’œuvre servile) et compromit également la capacité à garantir la loyauté des plébéiens par le service militaire. C’est ce qui a conduit à la division de l’Empire en deux parties, occidentale et orientale, l’Orient ayant réussi à éviter la « destruction collective » en s’appuyant beaucoup plus sur l’agriculture paysanne. En Occident, en revanche, les classes dirigeantes n’ont pas réussi à établir un ordre social stable, mais elles ont réussi à opposer les plébéiens aux esclaves (grâce à des avantages de type raciste et à des différenciations idéologiques) et à empêcher ainsi les classes inférieures de recomposer la société par une révolution réussie. La forme que prit cette ruine mutuelle se traduisit par l’incapacité à empêcher la conquête par des tiers qui détruisirent la classe dirigeante sénatoriale et son économie esclavagiste, et avec elle les ouvrages publics et la culture que les Européens de l’époque de Marx admiraient tant.
Comme nous l’avons vu plus haut, l’ex-Union soviétique et son empire se sont retrouvés dans les années 1980 dans une impasse analogue. Sa nomenklatura au pouvoir, qui a été définie de manière divergente comme une classe dirigeante capitaliste d’État, une classe bureaucratique collectiviste ou une couche bureaucratique privilégiée par différentes tendances de la gauche, n’était pas en mesure de faire face à la concurrence économique et militaire du système capitaliste et de ses grandes entreprises. Sa classe ouvrière avait été incapable de prendre la relève et de recomposer la société, comme cela est très clairement apparu lors de la défaite du mouvement de masse, idéologiquement et politiquement divers, autour de Solidarnosc en Pologne au début des années 80.
Cette incapacité a entraîné la disparition des rapports sociaux antérieurs et leur remplacement par le haut par de nouveaux rapports sociaux. Comme dans le cas de l’Empire romain, cette chute a conduit à des résultats différents dans les différentes parties de l’empire, le capital néolibéral des grandes entreprises dominant dans les pays d’Europe de l’Est et le capital politique kleptocratique dominant en Ukraine, en Russie et dans d’autres pays. Par ailleurs, la Chine, avec des formes similaires de relations sociales dans les années 1970, et confrontée à une succession de crises économiques et politiques (la plus visible étant la crise de la place Tiananmen en 1989), a pu mettre en place ce qui est devenu une forme florissante de capitalisme dirigé par l’État et le parti, et donc une recomposition des relations sociales, sans passer par une période de destruction collective.
Malheureusement, c’est le monde entier qui est confronté à la perspective d’une « ruine mutuelle » bien plus profonde. En d’autres termes, nous sommes confrontés à une crise qui peut être présentée de manière optimiste comme « le socialisme ou la barbarie » ou de manière pessimiste (réaliste ?) comme « socialisme ou extermination ». Le capitalisme a pris une dimension universelle sur la surface de la Terre et il est confronté à plusieurs crises profondes.
D’une part, il y a une crise économique qui est évidente depuis 2008, voire avant. Jusqu’à présent, ni le capital ni la classe ouvrière n’ont été en mesure de résoudre cette crise, et ses impacts politiques rendent la résolution des autres crises plus difficile. Deuxièmement, il y a une crise profonde de l’ordre impérial causée par la montée de la Chine et d’autres pays qui se posent en rivaux de l’ordre mondial nord-américain jusqu’ici dominant et de ses pays sous-impériaux d’Europe, du Japon et d’Australie. La dernière crise de ce type qu’a connue l’impérialisme a entraîné la Première et la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide et la menace d’une guerre nucléaire. Enfin, le capitalisme a engendré une crise environnementale profonde et multiforme, dont le changement climatique constitue manifestement la plus immédiate des menaces (et les pandémies, une possible menace pour l’avenir).
Cette crise rend également les autres crises plus difficiles à résoudre, car elle pousse chaque année des dizaines de millions de personnes à se déplacer vers d’autres pays – et l’extrême droite racialiste a (jusqu’à présent) été en mesure d’utiliser cette situation pour renforcer la domination de la droite capitaliste sur les choix politiques.
Globalement, les dirigeant ;e.s capitalistes n’ont réussi à résoudre aucune de ces crises, et la montée en puissance des responsables politiques fascistes et semi-fascistes réduit la probabilité qu’ils y parviennent avant que l’effondrement écologique ou la guerre nucléaire ne conduisent à la barbarie ou à l’extermination de l’humanité. Hélas, les organisations de la classe ouvrière et les réseaux populaires n’ont pas non plus été en mesure d’apporter des réponses adéquates à ces défis. Les symptômes de ces échecs sont les guerres génocidaires ou potentiellement génocidaires en Palestine, au Soudan et en Ukraine, un conflit potentiellement hors de contrôle entre l’Inde et le Pakistan l’un et l’autre dotés de l’arme nucléaire, la misère et l’incarcération dans ce qu’on ne peut que considérer comme des camps de concentration d’un grand nombre de personnes déplacées et de réfugié.e.s ainsi que l’aggravation des difficultés économiques (y compris les restrictions en matière de soins médicaux, de santé publique, d’éducation, d’aides sociales et bien d’autres choses encore) pour les classes laborieuses du monde entier.
Le livre d’Ishchenko permet d’entrevoir comment cette situation de destruction mutuelle se déroule en Ukraine. Il ne propose aucune solution à ce qui se passe en Ukraine ou à la crise mondiale. Je ne tenterai pas non plus de le faire ici. Les publications de gauche et de défense de l’environnement sont remplies d’un large spectre de propositions de solutions. Cependant, bien qu’Ishchenko ne semble pas s’en rendre compte, la première étape dans la résolution révolutionnaire des crises devra démarrer par des soulèvements apparemment spontanés qui déstabilisent et remplacent les régimes politiques de manière à déclencher une série de bouleversements similaires, suivis par des révolutions sociales menées « par en bas » par les travailleurs et les membres des groupes opprimés. La gauche peut contribuer à ce mouvement en apportant des idées et, dans une certaine mesure, un soutien organisationnel, mais, particulièrement dans les premiers temps, ces mouvements se caractérisent par leur diversité politique et leur caractère multiclassiste, à l’instar de la révolution politique de Maidan, de la révolte qui a renversé plusieurs présidents en Argentine en quelques semaines au début de ce siècle, ou de Solidarité en Pologne au début des années 1980. »
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