
Décidé à garder le pouvoir malgré l’absence de majorité, Emmanuel Macron a pioché dans son premier cercle pour remplacer François Bayrou. En nommant le ministre des armées sortant, il choisit de propulser une figure appréciée par Marine Le Pen pour mieux assurer sa survie politique.
À 39 ans, le ministre des armées accède à une fonction que le chef de l’État souhaite lui confier de longue date. C’est là que réside l’incongruité, sinon l’indécence de cette nomination : dépourvu de majorité parlementaire depuis un an, Emmanuel Macron choisit un de ses plus proches pour diriger le gouvernement après que la représentation nationale a renversé ses deux derniers premiers ministres.
Le décalage est frappant entre un président de la République plus jaloux que jamais de ses prérogatives constitutionnelles et le résultat du suffrage universel, qui a durement sanctionné ses soutiens en juillet 2024. Après avoir laborieusement reconnu que « la majorité sortante [avait] perdu » les élections législatives, Emmanuel Macron avait nommé un représentant du parti Les Républicains (LR), Michel Barnier, pour donner l’impression d’une cohabitation.
Après sa chute, trois mois plus tard, il avait déjà failli nommer Sébastien Lecornu à Matignon mais s’était finalement résolu à céder aux menaces de François Bayrou, un de ses alliés historiques. L’incapacité du centriste à durer plus que neuf mois lui a donc offert la possibilité de revenir à son plan A, sans tirer aucune leçon de l’année écoulée : nommer le ministre des armées et retrouver une pleine mainmise sur les affaires de l’État.
L’ami du président
L’alignement entre les deux têtes de l’exécutif est désormais parfait. Des sept premiers ministres nommés depuis 2017, Sébastien Lecornu est de loin le plus proche du président de la République. C’est l’un des rares qu’Emmanuel Macron consulte sur tous les sujets ou presque, l’un de ceux à qui il accorde la plus grande confiance, au point d’avoir failli le nommer directeur de sa campagne présidentielle de 2022.
Une relation nouée au cœur de la crise des Gilets jaunes. Alors ministre des collectivités territoriales, Sébastien Lecornu s’est imposé comme le chef d’orchestre des « grands débats » organisés par Emmanuel Macron à travers le pays. Depuis, son ascension au sein du camp présidentiel est discrète mais puissante : après deux ans passés au ministère des outre-mer à la fin du premier quinquennat, il hérite du portefeuille des armées à partir de 2022. Il est le seul à avoir fait partie de tous les gouvernements depuis 2017.
Les proches d’Emmanuel Macron racontent depuis des années l’affection qu’il porte à ce ministre « loyal », « discret », « fin politique ». Les voix les plus sévères disent « politicard ». Ce que confirme sa biographie : militant de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) dès l’adolescence, Sébastien Lecornu n’a pas de métier. C’est la politique qui le fait vivre depuis ses 19 ans, au fil d’un CV qui fleure bon le XXe siècle : assistant parlementaire, conseiller ministériel, maire, président de conseil départemental, sénateur, ministre…
Le voilà désormais premier ministre, avec l’objectif de sauver le président de la République de la crise de régime qu’il a lui-même créée. Le texte de l’Élysée est limpide quant à l’ambition limitée de son magistère : « la défense de l’indépendance et de la puissance » de la France, « le service des Français » et « la stabilité politique et institutionnelle » du pays.
Des formules flatteuses pour dire la priorité absolue de l’exécutif : convaincre une partie des oppositions de ne pas renverser le gouvernement, faire adopter le budget de l’État avant la fin de l’année et tenir au moins ces « prochains mois », un horizon assumé par la présidence dans son message aux rédactions. Comprendre : dans l’attente des futures échéances électorales. « Si ça tient jusque-là, plus personne ne pensera au départ du président de la République », imaginait récemment une figure du camp présidentiel.
Reste à savoir en qui Sébastien Lecornu trouvera l’appui nécessaire pour réussir là où ses deux prédécesseurs ont échoué. Alors qu’un consensus se dégageait dans le camp présidentiel pour changer de méthode, cesser de trouver des voies de passage avec le Rassemblement national (RN) et sceller avec le Parti socialiste (PS) un accord de non-censure, le choix de l’élu de l’Eure fait planer la suspicion sur les ambitions réelles de l’exécutif.
Lors d’une réunion avec les chefs des partis de sa coalition gouvernementale, organisée le 3 septembre avant le vote de confiance ayant précipité la chute de François Bayrou, Emmanuel Macron lui-même avait enjoint à ses interlocuteurs de « travailler avec les socialistes » et d’autres partis – à l’exclusion de La France insoumise (LFI) et du RN, « pour élargir » son assise dans la perspective du 8 septembre « et le cas échéant après ».
Pour finir, le président de la République a tout de même choisi de nommer une des personnalités privilégiées par Marine Le Pen. « Elle trouve Lecornu sympathique », confiait récemment l’un des soutiens de la cheffe de file des député·es d’extrême droite. Et pour cause : l’intéressée a eu le loisir de rencontrer le nouveau premier ministre à l’occasion des dîners confidentiels organisés par son ami Thierry Solère, conseiller de l’ombre du pouvoir.
Longtemps niées par le cabinet de celui qui était alors ministre des armées, ces rencontres secrètes se sont tenues au printemps 2024 dans un cadre tout à fait informel, amical et resserré. Comme l’avait révélé Mediapart, Sébastien Lecornu n’en avait pas informé le reste du gouvernement, alors même qu’il s’était permis d’aborder le sujet de la guerre en Ukraine avec la dirigeante d’extrême droite, dont le parti a été financé par Moscou.
Fin avril, Le Canard enchaîné rapportait que Marine Le Pen et Jordan Bardella avaient de nouveau dîné avec le ministre des armées dans ses bureaux de l’hôtel de Brienne, « toujours dans le plus grand secret ». Après Michel Barnier et François Bayrou, le président de la République a donc donné de nouveaux gages au RN dans l’espoir de se maintenir au pouvoir grâce à lui. Un choix qui choque – ou désespère – jusque dans les rangs du camp présidentiel.
Un mauvais signal
La nomination de Sébastien Lecornu est aussi un mauvais signal envoyé aux outre-mer qui ont pâti de son passage rue Oudinot entre juillet 2020 et mai 2022. Avec son ami Gérald Darmanin et Emmanuel Macron, le nouveau premier ministre est en effet membre du trio qui a précipité la Nouvelle-Calédonie dans le chaos, en rompant avec la méthode qui avait permis à l’archipel de maintenir la paix pendant des décennies.
Alors que les plaies nées de la révolte kanak sont toujours vives, Sébastien Lecornu arrive à Matignon à la veille d’un autre mouvement de mécontentement, plus hexagonal. Une mobilisation protéiforme menace ainsi de « tout bloquer » le mercredi 10 septembre, tandis que les centrales syndicales promettent manifestations et grèves à compter du 18 septembre. « Nommer un mec qui prend la mobilisation pleine balle, ça serait une très mauvaise idée », soufflait mardi une ancienne ministre, cadre du parti présidentiel.
Sur le strict plan de la cohésion de son faible socle partisan, le choix d’Emmanuel Macron n’est pas sans risques. Si Bruno Retailleau et Édouard Philippe, chefs respectifs des partis Les Républicains (LR) et Horizons, devraient s’accommoder de la promotion de celui qui ne fait pas office de concurrent pour la prochaine présidentielle, le lien entre Matignon et Renaissance promet d’être distant. À l’image des relations (polaires) qu’entretiennent Sébastien Lecornu et Gabriel Attal, secrétaire général du parti macroniste, qui a fait mine de se féliciter de sa nomination.
Dans l’opposition de gauche, l’hostilité à la décision présidentielle est plus claire. Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise (LFI), a dénoncé sur X la « triste comédie du mépris du Parlement, des électeurs et de la décence politique », tandis que Marine Tondelier a évoqué, au nom des Écologistes, la « nouvelle provocation d’Emmanuel Macron ». Le PS, au cœur des attentions du pouvoir, a regretté que le chef de l’État « s’obstine dans une voie qui a conduit à l’échec et au désordre » et prenne « le risque de la colère sociale légitime et du blocage institutionnel du pays ».
À l’extrême droite, Éric Ciotti, chef de file de l’Union des droites pour la République (UDR), a critiqué « le dernier sursis d’un pouvoir agonisant ». « On ne change pas une équipe qui perd », a abondé Jordan Bardella, président du RN, sans dire toutefois si ses député·es censureront le gouvernement Lecornu, qui devrait ressembler comme deux gouttes d’eau au précédent. « Nous [le] jugerons – sans illusion – sur pièces, à ses actes. » L’impression d’un retour à la case départ, en attendant celle d’une nouvelle dissolution.
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