
L’ancien président de la République a donné dimanche une interview au « Journal du dimanche », avec cette citation pour titre : « Ce n’est pas moi qui suis humilié, mais la France ». Il faut le prendre au mot : rarement une affaire aura autant avili une démocratie.
Fabrice Arfi et Michaël Hajdenberg
Nicolas Sarkozy n’est pas la victime d’un complot. La France, elle, est victime de Nicolas Sarkozy. Tel devrait être l’enseignement évident de la condamnation de l’ancien président de la République pour association de malfaiteurs à cinq ans de prison ferme avec mandat de dépôt dans l’affaire des financements libyens.
Mais non, dans le moment trumpien que nous vivons et qui a plongé depuis quatre jours le pays dans un monde parallèle où la vérité n’est plus qu’une opinion comme une autre, Nicolas Sarkozy serait en réalité le souffre-douleur de juges « haineux » alliés à une presse – Mediapart en l’occurrence – « militante ».
Dans Le Journal du dimanche, propriété de son ami Vincent Bolloré (qui lui avait prêté son yacht en 2007 pour qu’il fête tranquillement son accession à l’Élysée dans les eaux de Malte), l’ex-chef de l’État s’est indigné le 28 septembre : « Ce n’est pas moi qui suis humilié mais la France par ces pratiques si contraires à l’État de droit. »
Il n’a pas tort. Mais pas dans le sens où il l’entend. Car il faut bien prendre la mesure de la « gravité exceptionnelle » (pour reprendre les mots du tribunal) de l’affaire libyenne, révélée en 2011 par Mediapart. Et c’est précisément ce que Nicolas Sarkozy, aidé il faut bien le dire par une cohorte de médias qui sautent à pieds joints dans le piège de ses éléments de langage, veut faire oublier.

Alors rappelons-le : non seulement Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux et Claude Guéant ont bien été condamnés pour avoir négocié avec un terroriste libyen recherché par la France, Abdallah Senoussi, un pacte de corruption dans la perspective du financement occulte de la campagne présidentielle de 2007, mais le tribunal affirme aussi qu’au moins 6,5 millions d’euros, dont 2 millions d’Abdallah Senoussi, ont été effectivement versés entre janvier et novembre 2006 par le régime Kadhafi en conséquence des tractations de l’équipe Sarkozy, à Tripoli. Les flux bancaires ont été retrouvés et l’intention de financer la campagne est prouvée.
En contrepartie, l’équipe Sarkozy a, toujours selon le juge, promis – ou fait croire – qu’elle réexaminerait la situation pénale du terroriste, qui a tué plus de personnes qu’au Bataclan, en plus d’aider la Libye à revenir dans le concert des nations. Personne n’a oublié la visite de Kadhafi à Paris pendant cinq jours, ni sa tente plantée dans les jardins de la République comme un couteau dans la mémoire des victimes de son terrorisme.
Un pays dans la main d’un dictateur
En d’autres termes, Nicolas Sarkozy, quand il était ministre de l’intérieur, s’est mis à partir de 2005 dans une situation de dépendance inouïe vis-à-vis d’un dictateur dont la terreur armée a été la marque de fabrique pendant des années. Et la France en sait quelque chose, elle qui a été victime de l’attentat qui a fait exploser en plein vol, en 1989, l’avion de ligne DC-10 de la compagnie UTA, faisant 170 morts.
L’organisateur de l’attentat, Abdallah Senoussi, numéro deux du régime libyen, est justement l’homme au cœur du « pacte corruptif » décrit par le tribunal. Des rendez-vous ont eu lieu en Libye alors que Senoussi avait été condamné seulement six ans plus tôt à la perpétuité pour l’attentat du DC-10 et était visé par un mandat d’arrêt international.
Il y a une information, parmi tant d’autres, qui semble n’avoir jamais percé le rideau de certains plateaux de télévision : le tribunal a condamné solidairement Nicolas Sarkozy, Claude Guéant et Brice Hortefeux à verser des dommages-intérêts aux familles de victimes du DC-10 dont la justice a reconnu le préjudice moral subi du fait des tractations menées avec le terroriste Senoussi.
Nicolas Sarkozy a aussi mis son pays dans une incroyable situation de faiblesse. Non seulement le colonel Kadhafi pouvait à tout moment exercer un chantage ou une pression diplomatique sur le chef de l’État, en raison des pourparlers avec Senoussi et des millions versés.
Mais si un simple journal comme Mediapart a eu accès à ce type d’information, qui sait combien de services de renseignement dans le monde ont pu également y avoir accès, et donc eux aussi, potentiellement, exercer une forme de chantage. Que cela ait eu lieu ou non, le candidat Sarkozy a pris le risque qu’une fois élu la France se retrouve ainsi dans la main de puissances étrangères.
Une magistrature piétinée
Depuis jeudi, la présidente du tribunal correctionnel qui a condamné Nicolas Sarkozy est agonie d’injures sur les réseaux sociaux et potentiellement en danger. Deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes à la suite de « messages menaçants » la visant.
Comme président de la République, Nicolas Sarkozy était censé garantir l’indépendance de l’autorité judiciaire (article 64 de la Constitution), un des piliers de l’État de droit. Aujourd’hui il l’étrille.

Dès jeudi, il a semblé paver la voie à ce déchaînement en dénonçant la « haine » des magistrat·es à son égard. Son entourage continue d’expliquer cette supposée « haine » par une phrase prononcée en 2007 à propos de la nomination de Rachida Dati comme ministre : « J’ai voulu m’entourer de gens différents […] Je n’ai pas envie d’avoir le même moule, les mêmes personnes, tout le monde qui se ressemble alignés comme des petits pois, la même couleur, même gabarit, même absence de saveur. »
Ainsi donc, toutes les condamnations judiciaires de Nicolas Sarkozy au cours des dernières années s’expliqueraient par cette comparaison culinaire élaborée il y a dix-huit ans dans l’émission « Vivement dimanche », présentée par Michel Drucker. Ce qu’ils peuvent être rancuniers ces juges quand même…
Il faut imaginer des centaines de magistrat·es se réunir ce soir d’octobre 2007, de tous bords politiques, de tous âges, de toutes origines sociales, et se faire une promesse : « Nous savons cet homme parfaitement innocent, mais nous le poursuivrons et le condamnerons jusqu’à la fin de sa vie sans preuves et au mépris de toutes les lois. Pour lui faire payer cette comparaison culinaire déplacée. »
Si elle subit la vindicte de Nicolas Sarkozy, la présidente du tribunal n’est pourtant que le dernier maillon de la chaîne judiciaire. Déjà, elle ne décide pas seule : une décision de justice est toujours collégiale (deux assesseurs). Ensuite, avant ce tribunal, des juges d’instruction, des procureurs, des magistrats de la chambre de l’instruction, mais aussi des policiers anticorruption ont eu à connaître de ce dossier. Le jugement n’est que l’aboutissement d’un long processus, le fruit d’une instruction qui aura duré dix ans.
Peu importe : depuis jeudi, des informations personnelles concernant la magistrate sont divulguées à grande échelle sur les réseaux sociaux. À l’identique de ce qui était survenu après la condamnation de Marine Le Pen. Il faut un bouc émissaire.
Tout cela a un but : intimider. Faire peur à la présidente du tribunal, bien sûr. Mais aussi terroriser tous les prochains magistrats qui auront à se prononcer sur le sort de Nicolas Sarkozy. Qui a envie de voir sa photo, son adresse, sa vie privée étalées sur Internet ? Ses compétences et son honnêteté publiquement remises en question ? Il faudra être courageux à l’avenir, pour oser condamner Nicolas Sarkozy.
La question se pose même déjà à cette aune dans les couloirs du palais de justice : qui présidera la cour d’appel chargée de réexaminer les faits ? Là aussi, la pression sera maximale tant la vie de celui ou celle qui présidera sera épluchée.
Depuis la condamnation et une fois de plus, les relais de Nicolas Sarkozy ont fouillé le passé de la présidente, jusqu’à en extraire un bout d’information qu’ils ont transformé afin de pouvoir la présenter comme une magistrate partiale et avide de vengeance. L’extrait de vie en question ?
En 2011, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait suscité la colère de la magistrature en assénant, au mépris des faits, après l’assassinat de Laëtitia Perrais, jeune serveuse de la région nantaise, violée puis tuée par un multirécidiviste : « Quand on laisse sortir de prison un individu comme le présumé coupable sans s’assurer qu’il sera suivi par un conseiller d’insertion, c’est une faute. » Il avait promis des sanctions. Une semaine de grève d’audience avait été décidée au tribunal de Nantes en guise de protestation.
Comme beaucoup de ses confrères et consœurs, la magistrate avait marqué son opposition à cette saillie. De là à se venger en envoyant un homme en prison quatorze ans plus tard, il y a un pas que les proches de Nicolas Sarkozy ont franchi allègrement.
Si Nicolas Sarkozy et ses conseils l’avaient souhaité, ils auraient pu demander la récusation de cette juge. Ils ne l’ont pas fait, préférant susciter une polémique médiatique après le jugement.
Attaque de la presse indépendante
La liberté de la presse est elle aussi un pilier de la démocratie (loi du 29 juillet 1881). Nicolas Sarkozy la piétine. Il n’a jamais fait condamner Mediapart pour diffamation ou pour atteinte à la présomption d’innocence. Il a tenté de contourner le droit de la presse, et nous a attaqué pour « faux et usage de faux » à propos de la note Moussa Koussa que nous avons publiée en avril 2012. Seulement, il a perdu en première instance, en appel et devant la Cour de cassation.

Alors, il salit. Avec toutes ses relations dans les médias (Lagardère, Bouygues, etc.), Nicolas Sarkozy avait l’embarras du choix. Il avait opté pour une interview sur BFMTV lors de l’épisode de la fausse rétractation de Ziad Takieddine (pour laquelle il est mis en examen). Cette fois, pourquoi pas Le Journal du dimanche, propriété de son ami Vincent Bolloré ? D’autant que, comme Mediapart l’avait révélé en février 2022, les deux hommes ont déjà échangé par le passé sur la communication de crise en cas d’enquête judiciaire. « Tu sais, je suis un spécialiste de tout ça », expliquait en 2016 Nicolas Sarkozy à un Vincent Bolloré qui en riait.
Dans son interview au JDD, l’ancien président est donc libre de s’en donner à cœur joie, il ne risque pas la contradiction : « Mediapart voulait mettre un terme à ma carrière politique », « Ce qui est un danger pour l’État de droit, c’est le mensonge utilisé à des fins partisanes. Qui pourrait contester qu’il s’agit de leurs pratiques régulières ? » Nicolas Sarkozy invente ensuite de supposées collusions entre notre journal et la police… Incapable de respecter un travail d’information indépendant ainsi que les règles en vigueur quand il s’agit de le contester.
Image à l’étranger
Comme le dit l’ancien président, cette situation humilie la France. Mais ce n’est pas la condamnation qui la mortifie, ce sont les faits qu’elle établit. Quelle image renvoie à l’étranger une démocratie qui avait à sa tête pendant des années une « association de malfaiteurs » ? Quelle confiance ? Quelles leçons pouvons-nous à présent donner et avec quelle crédibilité ? Ces hommes, Nicolas Sarkozy, Claude Guéant, Brice Hortefeux, ont occupé les plus hautes fonctions de l’État. Ils ont présidé aux destinées de la France. Comment vont être relus leurs politiques et leurs choix quand on sait à présent de quoi ils étaient capables dans le dos des Français·es ?
D’autant que Nicolas Sarkozy n’en est pas à son coup d’essai. Certes, le dossier libyen ferait presque passer ses précédentes condamnations pour des petites affaires. Mais quand même. Certains semblent encore surpris alors que l’ancien président a déjà été définitivement condamné pour corruption dans l’affaire Bismuth et qu’il a été condamné en première instance et en appel dans l’affaire Bygmalion : sa campagne présidentielle de 2012 avait coûté environ deux fois le montant autorisé (la Cour de cassation se prononcera prochainement).
Avant Nicolas Sarkozy, un autre président, Jacques Chirac, avait été condamné pour des atteintes à la probité. Tout comme les anciens premiers ministres Alain Juppé et François Fillon. Mais comment cela pourrait-il changer tant que le pays restera dans le déni ?
L’« enthousiasme » et la guerre
Il y a un événement que personne ne se rappelle depuis le jugement. Nicolas Sarkozy est l’homme qui a entraîné en 2011 la France et ses alliés occidentaux et arabes dans une guerre en Libye, qui a abouti à la chute du régime et à la mort de son dictateur. Le même dictateur qui, d’après le jugement du tribunal de Paris, a donc noué un « pacte corruptif » avec l’équipe du même Sarkozy.
Le rapprochement de ces deux faits ne devrait-il pas légitimement provoquer un émoi politique et, pour y voir clair, provoquer par exemple la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la guerre en Libye ? Les Britanniques l’avaient fait en 2016 (avec des conclusions peu amènes pour Nicolas Sarkozy), et le président de la commission, Crispin Blunt, avait eu cette phrase : « Nous avons été entraînés par l’enthousiasme français. » De quelle lumière le jugement du tribunal de Paris éclaire-t-il aujourd’hui l’offensive militaire de 2011 et cet « enthousiasme » français ?
Jamais, nous ne dirons que la guerre a été fabriquée, comme certains complotistes l’affirment. Une révolution est bien née à Benghazi en février 2011 dans le sillage des printemps arabes en Tunisie et en Égypte, et le régime Kadhafi a commencé à réprimer la dissidence dans le sang, y compris à l’aide de moyens technologiques vendus… par la France en 2008. Il n’y a aucun doute là-dessus. Des populations civiles étaient en danger et des groupes révolutionnaires armés violemment combattus par le régime, c’est certain.
Mais les questions sont légitimes. Par exemple : pourquoi la France a-t-elle bombardé en août 2011 la maison d’Abdallah Senoussi dans un quartier résidentiel, faisant au moins un mort civil, selon l’AFP à l’époque ? Cette maison, qui avait accueilli six ans plus tôt les pourparlers secrets de Brice Hortefeux avec Abdallah Senoussi en compagnie de l’intermédiaire Ziad Takieddine, était-elle une cible militaire stratégique ? La mort de Senoussi était-elle un objectif de guerre validée par l’ONU ? Des archives ont-elles disparu ?
Ces interrogations méritent plus que jamais des réponses.
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