
En décembre 2018, des membres des forces de l’ordre ont roué de coups cette femme de 19 ans qui rentrait chez elle. Vendredi 3 octobre, six policiers ont été mis en examen pour non-assistance à personne en danger et l’un d’entre eux l’est aussi pour violences aggravées, selon les informations de Mediapart, confirmées par le parquet.
La justice est-elle parvenue à briser l’omerta qui, depuis sept ans, règne au sein de la police et protège les auteurs de violences inouïes qui ont brisé la vie d’une jeune fille ?
Le samedi 8 décembre 2018, à la sortie de son travail, dans une ruelle du centre-ville de Marseille et en marge des mobilisations des Gilets jaunes, Angelina, alors âgée de 19 ans (voir en boîte noire), reçoit un tir de LBD dans la jambe. Une fois à terre, des policiers, certains le visage masqué, lui fracassent le crâne, jusqu’à atteindre son cerveau. Aujourd’hui encore, sujette à de nombreuses séquelles et suivie par plusieurs médecins, Angelina continue de subir les conséquences de ces violences.
Comme Mediapart l’avait révélé, l’enquête ouverte en avril 2019 par le parquet, confiée à l’antenne marseillaise de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, dont la commissaire chargée de l’enquête a depuis changé), avait été bâclée. Malgré deux non-lieux, prononcés faute de pouvoir identifier les policiers, Angelina et son avocat, Brice Grazzini, n’ont jamais renoncé et ont obtenu, en juin 2021, l’ouverture d’une nouvelle instruction, confiée à la juge Karine Lebrun.
Après deux ans d’investigation, une première étape, qui ne devrait pas être la dernière, a été franchie avec l’identification et la mise en examen de six policiers pour non-assistance à personne en danger. À ce stade de l’enquête, la justice doit encore identifier les auteurs des coups qui ont laissé des séquelles irréversibles. Mais ils ont retrouvé des policiers témoins des violences, qui ne sont intervenus ni pour les faire cesser, ni pour aider la victime.
L’un d’entre eux, Ludovic B., depuis muté à Mayotte tout comme l’un de ses collègues, Christophe M., d’où il a été rapatrié pour être présenté à la juge, est également poursuivi pour violences aggravées (étant commises par une personne dépositaire de l’autorité publique).
Il est suspecté d’avoir frappé le jeune homme qui accompagnait alors Angelina et qui avait tenté de la protéger. Le parquet avait requis contre lui une interdiction d’exercer la fonction de policier. La juge chargée de l’instruction a finalement décidé qu’il soit interdit de voie publique, de port d’armes et de tout acte de police judiciaire. Ces informations ont été confirmées par le tribunal de Marseille auprès de Mediapart. Tous ces policiers appartenaient, au moment des faits, au service interdépartemental de sécurisation des transports en commun (SISTC).
Le commandant Didier D. et son adjoint, le capitaine Benoit A.-L., devenu depuis commissaire, ont également été auditionnés sous le statut de témoins.
« Personne n’est au-dessus des lois »
« Évidemment, c’est une première bataille qui enfin est gagnée mais rien n’est fini, commente l’avocat d’Angelina, Brice Grazzini. La juge d’instruction a fait un travail remarquable et je souhaite lui rendre hommage. Ce qui m’importe le plus, c’est que cela va permettre à Angelina de reprendre confiance et de pouvoir, enfin, se reconstruire. C’est un signal fort lancé par la justice contre l’impunité et l’omerta. Personne n’est au-dessus des lois. »
L’autoprotection des policiers a commencé très tôt dans cette affaire. Dès sa sortie d’hôpital, en décembre 2018, Angelina se voit opposer deux refus de dépôt de plainte dans deux commissariats. Ce n’est qu’en avril 2019 qu’à la suite de sa plainte, le parquet ouvre une enquête. Lorsque l’IGPN est saisie, cinq mois après les faits, les images de vidéosurveillance de la ville ont été écrasées selon les délais d’usage, de même que les écoutes des échanges radio de la police (Acropol), qui sont, elles, conservées deux mois.
D’autres preuves, qui auraient pu être exploitées par la justice, ont disparu : le précieux rapport informatique faisant état de l’ensemble des mouvements et des interventions des policiers pendant la journée du 8 décembre a été tronqué entre 14 h 37 et 23 h 21. Lors de son audition, en 2019, la fonctionnaire chargée de ce logiciel nommé Pegase est catégorique : un tel dysfonctionnement ne peut en aucun cas relever d’un bug informatique mais d’une intervention humaine. Pour autant, l’IGPN n’investiguera pas davantage, pas plus que le procureur adjoint de la République de l’époque, André Ribes.
L’IGPN dispose cependant de deux vidéos et de quelques photos prises par des témoins. Sur l’un des enregistrements, lorsque Angelina, à terre, est rouée de coups, on aperçoit des policiers portant un brassard et un casque identifiables, et d’autres agents sans insigne ni brassard, le visage masqué, affublés de matériels non réglementaires comme des casques de skateboard.
Au cours des auditions, en 2019, les responsables de police disculpent les agents placés directement sous leur commandement. Plusieurs d’entre eux rejettent la faute sur des policiers appartenant aux « compagnies de marche ». Reconstituées à l’occasion des mouvements des Gilets jaunes, ces brigades sont composées de huit à dix agents, en tenue ou en civil et recrutés dans différentes unités, comme la brigade anticriminalité (BAC), le service de sécurité des transports en commun ou de la sûreté départementale.
Lorsqu’il est auditionné, l’ami d’Angelina rappelle qu’il a essayé de lui venir en aide mais que d’autres policiers « l’ont poussé contre le mur […] et [lui] ont donné un coup dans la tête ». Quand il a enfin pu porter secours à son amie, « elle tremblait. Elle était pleine de sang, sa veste était pleine de sang. On voyait qu’elle était blessée gravement. Aucun policier n’est venu pour l’aider […] ou pour appeler des secours ».
Il précise que si « les trois policiers du début qui donnent des coups de pied étaient en civil […], portaient des jeans, certains avec des rangers, d’autres des chaussures normales », ils ont ensuite été rejoints « par des policiers » identifiables à leur casque qui, eux aussi, « ont frappé » Angelina.
Trahi par une attelle
Une partie des difficultés est là : certains des policiers ont sciemment masqué leur visage et ne portaient aucun signe indiquant leur appartenance à la police, comme les y oblige pourtant le règlement général d’emploi (RGE) de la police nationale.
L’exploitation des vidéos fait néanmoins ressortir, en 2019, l’identité de deux policiers qui officient habituellement dans la sécurité des transports en commun. Comme Mediapart l’avait révélé, il s’agit de Ludovic B., trahi par l’attelle qu’il porte à sa main gauche, et de Christophe M., dont on entend le prénom lancé par un de ses collègues dans une des vidéos.
Sur les images, on les voit déambuler, accompagnés de trois autres policiers, dans la ruelle où Angelina a été rouée de coups. L’un des deux hommes a recouvert son visage d’« un masque de couleur blanche de type “masque de bricolage” » et sa tête d’un « bonnet de couleur noire ». Muni « d’une matraque télescopique. Il frappe avec [celle-ci] contre le mur qu’il est en train de longer, en éructant », précise alors l’enquêteur de l’IGPN chargé d’exploiter les vidéos en 2019.
Tous deux nient avoir commis ou avoir été témoins des coups portés sur Angelina. Et là encore, leur hiérarchie assure ne pas les reconnaître sur les vidéos. Tous les responsables des autres unités adoptent la même posture ; certains expliquent même être dans l’incapacité de localiser leurs propres agents au moment des faits. Et la police des polices se contente alors de recueillir leurs déclarations sans interroger ces commissaires, commandants ou majors, sur de telles incohérences.
Comment admettre que l’institution policière ait pu couvrir les comportements violents et injustifiés de certains des siens ?
« Sursaut d’humanité »
La justice ne l’a pas accepté et en rouvrant l’enquête, depuis deux ans, elle a repris l’ensemble des éléments, y compris ceux laissés en sommeil, les a disséqués un à un, en ordonnant notamment de nouvelles expertises des enregistrements. Rien n’a été laissé de côté, et certains policiers de nouveau auditionnés ont été, cette fois, confrontés à leurs propres contradictions.
Lorsque Mediapart avait interviewé Angelina, en juin 2023, quelques jours avant l’annonce de la réouverture de l’instruction, c’était la première fois qu’elle décidait de parler à visage découvert. Parce qu’elle pensait que c’était « la dernière chance pour provoquer un sursaut d’humanité et de dignité parmi les policiers » : « Il y en a bien un qui acceptera de dire la vérité ? »
Une première vague de mises en examen vient donc d’être conduite dans le cadre de cette enquête, qui n’a pas fini de faire toute la lumière sur ces violences en brisant l’omerta policière.
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