« Le Secret, c’est de tout dire ! »


Mort de Gianfranco Sanguinetti, un hommage spontané

paru dans lundimatin#491, le 6 octobre 2025
Nous venons d’apprendre le décès, le 3 octobre dernier, de Gianfranco Sanguinetti. Ancien membre de la section italienne de l’Internationale Situationniste, auteur du fameux tract « Le Reichstag brûle-t-il ? » en 1970 dans lequel il mettait en cause la responsabilité de l’État italien dans l’attentat de Piazza Fontana, expulsé de France par le ministère de l’Intérieur en 1971, instigateur en 1975 de l’un des plus beaux canulars politique du XXe siècle et vigneron, il avait récemment confié à lundimatin un texte d’une grande clairevoyance intitutlé Le despotisme occidental. En guise d’hommage spontané, Alex Ratcharge nous a fait suivre cette chronique extraite d’un travail en cours. Il y revient succinctement sur un roman que Sanguinetti avait publié sous pseudonyme en 1983 et que tout le monde devrait avoir lu au moins une fois : Le Secret, c’est de tout dire !

« Quand j’ai l’occasion de jeter la première pierre sur ceux qui détiennent le pouvoir, je m’offre sans hésiter ce plaisir, en visant de préférence la tête. »
– Salvatore Messana

Il y a une figure qui apparaîtra et réapparaîtra tout au long de ce livre. Si ses instincts sont bons, la moindre de ses actions fait polémique. Il propage le chaos et cède à toutes les tentations, parce qu’il sait être du bon côté de la barricade. Il est d’une séduction indicible, laissant derrière lui des camarades inspirés, quand ce n’est pas transformés. C’est un moraliste et un rationaliste, mais chacun de ses gestes semble ne vouloir qu’hurler l’inverse. Il ne laissera pas de trace dans les livres d’Histoire et n’en a rien à faire ; il semble condamné aux marges, dans lesquelles il nage comme un poisson dans l’eau. Le théoricien et poète français Ivan Chtcheglov en est une version ; le clochard céleste mexicain Mario Santiago Papasquiaro, une autre. Mais dans le présent livre, Salvatore Messana en est le prototype.

C’est à Vérone, en Italie, qu’apparaît ce personnage, dans un roman publié anonymement sous le titre Il segreto è dirlo. Nous sommes en 1983, « au moment où la révolte prolétarienne, commencée en sourdine dans les années 1966 et 1967, semble sans issue. Depuis plus de seize ans, elle renaissait chaque fois sous des formes différentes, dominant habilement la répression et ne cédant jamais à la tentation d’accepter de sournoises offres de paix. » [1]. Le livre, attribué à un certain Gianni Giovannelli lors de sa parution française en 1989 sous le titre Le secret c’est de tout dire !, narre les aventures du lumpen-prolétaire Salvatore Messana, né en 1937 dans « une petite ville des Pouilles à peine plus importante qu’un bourg, misérable et constamment noyée de poussière. » [2] Rédigé à la première personne, on le qualifierait volontiers d’autobiographique si son auteur ne faisait pas un tel mystère de son identité. À ce sujet, tout a été dit : ouvrage collectif, canular situationniste, vrai faux, faux vrai… Passons, car cette question de paternité n’a ici que peu d’intérêt.

Ce qui importe, c’est ce que ce livre raconte, et la façon dont il le fait. Sur ce second point, Salvatore Messana n’a pas froid aux yeux et fait preuve d’un humour décapant. J’emploie le terme « humour » au sens où l’entends Bruno Gaccio, « L’arme des dominés face aux dominants » [3], même si qualifier Salvatore Messana de « dominé » a des airs de contresens : à première vue, si une chose « domine » notre personnage, c’est l’envie de prendre du bon temps, non au lendemain du Grand Soir, mais ici et maintenant. Et ce que livre raconte, ce sont ses stratégies pour y parvenir. Sa « philosophie de vie » semble calquée sur le titre d’un autre ouvrage italien, qu’il m’arrive d’ailleurs de brandir lors de telle ou telle manifestation : Nous voulons tout [4]. À ceci près que Salvatore Messana s’exprime à la première personne.

En introduction, notre anti-héros pose le décor d’une enfance placée sous le signe de la pauvreté. La mère est comme il se doit alors au foyer ; le père, travailleur journalier, est vite appelé sous les drapeaux, malgré sa famille nombreuse puisque les Messana dorment à douze dans une seule pièce. Il se fait tuer en Russie « en évitant soigneusement de se demander pourquoi ». Quand la guerre touche l’Italie, la famille monoparentale déménage « dans une pièce encore plus petite » et le petit Salvatore découvre sa vocation de scugnizzo, d’« enfant voleur », en faisant les poches « pleines de fric » des soldats américains, puisque « Parmi les gens qui avaient gardé le respect d’eux-mêmes, il y en avait bien peu qui les aimaient. »

En 1949, Salvatore et son ami Saverio ont douze ans et se décrivent déjà comme « de vrais hommes ». Car nos petits scugnizzi sont d’ores et déjà « capables de démonter sans difficulté les roues de n’importe quelle voiture, de rafler quelques petites valises à la gare, et même de faire glisser (le cœur battant) la montre du poignet d’une personne distraite. » Leurs parents s’en inquiètent, leur trouvent leur premier boulot, et les voilà manutentionnaires, à charger des camions pour quelques centimes de l’heures, à la merci d’un patron sadique n’hésitant pas à rouer nos pauvres enfants de coups de pieds dès lors qu’ils s’accordent une pause.

Après avoir volé de la marchandise et s’être fait renvoyer, Salvatore s’enfuit du domicile familial et commence ses vagabondages, qui l’amèneront jusqu’à Dakar avant de s’établir à Milan. Le roman d’apprentissage se double alors, de façon très claire, d’une sorte de guide de survie pour réfractaires au travail n’ayant pas froid aux yeux. Tout y passe : fuite d’une maison de redressement, adultère, mensonges éhontés, trafic de drogues, fréquentation de travailleuses du sexe, démontage de bateaux pour en revendre les pièces, braquages à mains armés, sabotage, affrontements avec la police, arnaques visant des néo-nazis, menaces au patronat, occupations de bâtiments, vols de chèques, faux papiers, combines pour « faire cracher » des banques en leur échangeant des faux billets contre des vrais… Le tout avec, je le répète, un culot, un sens de l’à-propos et un humour faisant de la lecture un bonheur de chaque page ; il me semble d’ailleurs qu’aucun autre livre ne m’a jamais autant fait rire.

Pour qui n’a pas encore eu la chance de lire Le secret c’est de tout dire !, il faut bien comprendre que, sous prétexte de raconter ses aventures, l’auteur y révèle les rouages d’une quantité notable de combines, de sorte que le lecteur d’alors puisse se les approprier. C’est notamment le cas d’une pratique apparemment répandue à Milan en ces temps de plein-emploi, où le moindre prolétaire sans diplôme peut trouver du travail en claquant des doigts. La magouille consiste à se faire employer dans une usine, à s’y comporter en employé modèle jusqu’à l’obtention d’un CDI puis, sitôt ce contrat signé, à radicalement changer d’attitude, à foutre au maximum le bordel, à devenir l’agitateur de service dans le seul but de se faire renvoyer et de toucher au passage de copieuses indemnités de licenciement.

Vu sous cet angle, le titre du roman prend toute sa dimension subversive, puisque la logique et le bon sens voudraient à priori que le secret soit de ne rien dire de telles combines. Pourquoi ? D’une, pour ne pas risquer d’arrestation, et de deux, pour ne pas attirer l’attention sur les dites arnaques, afin de ne pas fournir au Capital d’outils pour les tuer dans l’œuf. Mais faut-il alors conclure que l’auteur publie ce texte en dépit de la logique et du bon sens ?

Ici, il est intéressant de revenir sur la « connexion situationniste » que l’on prête à ce roman. Pas une simple rumeur si l’on en croit une lettre à Charles Vincent, datée du 25/02/1991 [5], où Guy Debord lui-même révèle que Le secret c’est de tout dire ! serait l’œuvre d’un ancien membre de l’Internationale Situationniste, l’italien Gianfranco Sanguinetti, déjà auteur d’un canular publié sous pseudonyme, le Véridique Rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie, dont la traduction française [6] fût assurée par… Guy Debord.

Comme je le disais un peu plus tôt, la véritable identité de Gianni Giovannelli n’a ici que peu d’intérêt. Mais il en va autrement de ce qu’il semble raisonnable de qualifier, tout au moins, de ses « accointances situationnistes ». Car contrairement à ce qu’en retient une partie du monde de l’art et des médias, les situationnistes étaient avant toute chose des révolutionnaires, dont les publications visaient avant toute chose à être suivies d’effets. Ma conviction est qu’il en va de même du Secret c’est de tout dire !, dont l’auteur lui-même semble aller dans ce sens quand, en 2021, il écrit dans sa préface à la nouvelle édition française : « Ces aventures se déroulent à une époque de révolte, alors que c’est plutôt la peur qui règne aujourd’hui. Mais il suffit d’un rien pour que tout change à nouveau. »

Alex Ratcharge

[1Gianni Giovannelli, Le secret c’est de tout dire ! Préface à la première édition française. (Allia, 1989)

[2Dans le présent chapitre, toutes les citations non sourcées proviennent de la seconde édition française de Le secret c’est de tout dire ! de Gianni Giovannelli (Allia, 2021)

[3Bruno Gaccio, Médias, les nouveaux Guignols ? (Thinkerview, 2019)

[4{} Nanni Balestrini, Nous voulons tout (Entremonde, 2012)

[5Guy Debord, Correspondance Volume 7 (Attention, il s’agit là d’un livre à voler ou à emprunter, mais pas à acheter, puisqu’il est édité par Fayard, maison d’édition appartenant désormais au milliardaire d’extrême-droite Vincent Bolorré.)

[6Editions Champ Libre, 1976.

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