
Il est bon de se souvenir qu’il a existé des personnalités comme Abraham Serfaty (1928-2010), militant d’extrême gauche marocain, embastillé durant 17 ans par Hassan II, libéré sous la pression internationale mais expulsé de son pays par ce souverain vindicatif, et enfin restauré dans ses droits par son successeur Mohamed VI, monté sur le trône en 1999. Cent pour cent juif et cent pour cent arabe, voilà comment on pourrait qualifier cet infatigable pourfendeur de l’injustice, chez lui et partout. Son petit-fils a eu l’excellente idée de republier ses Écrits sur la Palestine rédigés entre 1980 et 2004, depuis sa prison de Kenitra d’abord, puis en France, et enfin après son retour au Maroc.
Ce volume rappelle à qui l’aurait oublié que l’antisionisme juif a existé dans le monde arabe, et qu’Abraham Serfaty en a été un des représentants les plus emblématiques. Son antisionisme ne repose pas seulement sur une posture militante, mais sur des analyses dont il faut souligner le souci de prendre en compte toutes les données d’une forme de colonialisme assurément plus complexe que les colonisations ordinaires des puissances impérialistes. Certes, vu l’époque où ces textes ont été écrits, on s’agacera ou l’on s’amusera parfois de l’emploi de formules qui ne sont plus de mise, de références idéologiques désormais largement obsolètes et de certitudes périmées. Mais on saluera aussi quelques fulgurances prémonitoires, comme l’affirmation selon laquelle le Hamas pourrait prendre la place laissée vide par les défaites successives de la gauche palestinienne et les compromissions de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Auquel cas, prévoit-il, « il ne restera plus aux peuples arabes que le déferlement du fanatisme confessionnel à opposer au fanatisme sioniste ».
On notera aussi que Serfaty a été l’un des rares antisionistes à faire remarquer que l’antisémitisme de certains nationalistes arabes ou les outrances de la radio du Caire avant la guerre de 1967 ont fourni un carburant miraculeux à la rhétorique victimaire des dirigeants israéliens. Ils ont converti au sionisme nombre de juifs qui ne l’étaient pas nécessairement. Les rhétoriques jusqu’au-boutistes des gauches arabes sont elles aussi d’autant plus critiquées qu’elles n’ont guère rendu service à la cause palestinienne.
Les « colonisés de l’intérieur ».
Mais il convient surtout d’insister ici sur l’originalité de la pensée de Serfaty à propos d’une série de questions liées au dossier palestinien. Partant d’une position sans ambiguïté, celle de la défense des droits des Palestiniens et d’une condamnation absolue de l’idéologie sioniste, il esquisse quelques pistes de réflexion dont certaines pourraient servir aux analyses d’aujourd’hui et méritent largement d’alimenter le débat actuel. Pour Serfaty, le sionisme — invention du judaïsme européen puis bras armé de l’impérialisme étatsunien au Proche-Orient — est totalement étranger à l’ « habitus » religieux des juifs arabes, en particulier des juifs marocains, dont le Zohar1 a été selon lui la boussole mystique. Son appréhension du fait religieux juif oriental rompt d’ailleurs avec la doxa communiste pour revenir à Marx lui-même : critiquant sans ménagements le laïcisme des dirigeants ashkénazes d’Israël, il tente d’expliquer la profondeur du sentiment religieux de « ses » juifs en reprenant la formule de Marx, lequel faisait de la religion « l’esprit d’un monde sans esprit ». Et, pour lui, la condescendance des Israéliens d’origine européenne envers cette religiosité populaire est une des composantes de leur mépris colonial vis-à-vis des mizrahim (« orientaux », en hébreu).
« Faire renoncer le sionisme à sa propre nature »
S’il aspire à la disparition de « l’entité sioniste » comme il l’appelle lui aussi, Serfaty ne récuse pas pour autant la solution à deux États. On retrouve chez lui une proposition analogue à celle que formula dans les années 1960 le président tunisien Habib Bourguiba, celle de la conquête de la souveraineté par étapes. Si le but reste pour lui la refondation d’un État palestinien égalitaire et démocratique sur la totalité de l’ancienne Palestine mandataire, la reconnaissance de deux États pourrait en être une étape à ne pas négliger. On comprend dès lors pourquoi Serfaty s’est montré si enthousiaste vis-à-vis des accords d’Oslo. Ses écrits de septembre et octobre 1993 sont empreints d’une émotion que l’on peut aussi comprendre comme la réconciliation des deux parts de lui-même. Mais, s’il y a vu au départ l’annonce d’importantes concessions israéliennes et un changement de paradigme d’Israël dans l’appréhension de la question palestinienne, il a déchanté au terme de quelques mois à peine, retrouvant tout son mordant pour estimer le sionisme irréformable. Ce dernier garde en effet pour unique objectif l’installation des juifs du monde entier sur le territoire d’Eretz Israël (« Terre d’Israël », en hébreu), et rien ne peut le faire changer. C’est pourquoi, estime Serfaty avec finesse, même les Étatsuniens, à supposer qu’ils le veuillent, sont incapables de « faire renoncer le sionisme à sa propre nature ».
On ne s’attardera pas sur sa définition de ce qu’il nomme « la formation coloniale » israélienne ni sur son analyse de la formation sociale de ce pays au sujet de laquelle on pourrait reprendre la fameuse formule de Mirabeau décrivant la France de l’Ancien Régime comme « un agrégat de peuples désunis ». La redécouverte de Serfaty est en tout cas bienvenue en ces temps obscurs. La préface du réalisateur palestinien Michel Khleifi lui rend un juste hommage. Quant à la postface de l’association française Tsedek qui se définit comme un « collectif juif décolonial », elle se donne comme priorité de « se réapproprier nos judéités révolutionnaires ». Lire Serfaty est un bon début de programme.
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