Là, se réinvente une société humaniste

17 octobre 2025

C’est un lieu où on squatte la vie à pleines dents. Déclinaison du mouvement des Gilets jaunes, Lou Madrigal est un refuge où on accueille sans jugement, où on répare plutôt que détruit, où des vies cabossées se ménagent une pause, tout en gardant pudeur devant les blessures intimes. Ce squat réinvente une société de liens, de solidarités, de partage, de communs… pas sans obstacles.

Yves GUILLERAULT (avatar)

Yves GUILLERAULT

Paysan et journaliste, tous les deux en retraite active

« Quand le monde banalise la violence et la séparation des classes, ce qui reste, c’est le collectif. » Adèle Exarchopoulos, actrice française actuellement à l’affiche du film « Chien 51 » de Cédric Jimenez.

« Dans le désert, on peut toujours tomber sur une oasis. » Fatou Diome, écrivaine militante sénégalaise dans Le ventre de l’Atlantique (2003)

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Lou Madrigal à Lannemezan (Hautes-Pyrénées) © Y. G.

Quand vous arrivez au Madrigal, c’est bien souvent Divine qui vous accueille. À trois ans et demi, elle enjôle le visiteur avec sa bouille de fausse candide qui, en réalité, vous analyse, interroge vos intentions. Et après vous avoir enjôlé, elle vous enrôle pour une visite des lieux.

Lou Madrigal, c’était, il y a plus de quinze ans, un hôtel-bar-restaurant comme il en existait dans toutes les petites villes de province, lorsqu’on voyageait encore par les nationales. Un lieu d’accueil et de convivialité par excellence, aux pieds des Pyrénées, pour les locaux comme pour les itinérants, où la note comptait moins que les visages familiers, les rencontres impromptues, les retrouvailles ou les repas de mariage. L’établissement a périclité lorsque les voyageurs ont été happés par l’autoroute vers la côte basque, sans un regard pour le lieu qui s’est dégradé, s’est ouvert aux quatre vents du plateau. En 2019, un groupe de Gilets jaunes tient le rond-point, juste en face. Le mouvement national s’éteint dans la froideur de l’hiver. Pourtant, certains veulent prolonger l’expérience du vivre ensemble et la faire fructifier en projet alternatif. Alors ils traversent la rue, pas pour se mettre au service d’un patron, mais pour investir l’hôtel, persuadés qu’ils peuvent y projeter leur utopie. « Au début, ils voulaient juste poursuivre le mouvement de contestation sociale, prolonger les liens d’entraide et de solidarité » qui avaient germé là, au milieu du rond-point, raconte Élodie, chef cuistot d’un food truck le jour, animatrice enthousiaste et impliquée au Madrigal le reste du temps, avec Cyrille, Mima… et d’autres qui veulent bien s’impliquer. « Il leur fallait un lieu commun où se retrouver ».

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Divine et sa copine © Y. G.

Avant d’entrer dans les lieux, le petit groupe contacte l’ancienne propriétaire des lieux, mais banque et créanciers ont désormais la main sur l’établissement. « On n’avait moins de scrupules », raconte un ancien. Ils obtiennent tout de même l’accord du sans-domicile-fixe qui occupe les lieux. Le Madrigal a depuis longtemps perdu de sa superbe. Le petit groupe s’attelle alors à l’immense tâche de nettoyer les lieux de ses gravats, à retaper avec les maigres moyens à leur disposition. Cela va durer des mois et user les énergies, d’autant que la menace d’une démolition se précise. « On s’est retrouvés à quelques-uns, avec le choix entre rendre le Madrigal à la rue ou en faire un lieu alternatif d’accueil », poursuit Élodie. Une première réunion est organisée avec d’autres collectifs et des associations de la région pour imaginer des projets avec pour fil rouge, l’hospitalité, le partage de l’habitat. « La base, c’était la lutte contre la précarité. » Et Lou Madrigal va très vite prendre vie, parce que la précarité est un fardeau partagé par une frange de plus en plus grande de la population. Ils s’aperçoivent vite que la chaleur de la solidarité des bénévoles embarqués dans l’aventure ne demande qu’à se répandre.

« Un brassage de ouf ! »

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Thomas et Elodie © Y. G.

Les visiteurs qu’ils soient d’un jour ou qui inscrivent une tranche de leur vie dans le collectif du Madrigal, sont d’une grande diversité d’origines et d’histoires personnelles. Ce sont de jeunes travailleurs saisonniers qui cherchent à se poser entre deux saisons, entre plage et montagne, ou des travailleurs pauvres qui peinent à se loger malgré un emploi trouvé en ville ; des passagers d’un train qui n’est pas parti (la gare est proche) ; des « accidentés » de la vie qui ont besoin d’un refuge pour se poser. Ce sont des mineurs non accompagnés, envoyés là par d’autres structures saturées. Ou encore des migrants déboutés de l’asile et qui se retrouvent dans une impasse administrative. « Il y a un brassage de ouf ! », s’exclame, enthousiaste, Élodie. Aujourd’hui, au Madrigal, habitants et bénévoles s’exercent à refaire société, à tisser liens et réseaux solidaires, à tenter de réparer les vies cabossées et remettre sur les rails ceux qui sont abandonnés sur le bas-côté par l’indifférence ou par des structures en manque de tout, d’outils, de moyens, de personnel. Lou Madrigal a retrouvé sa vocation d’héberger, de restaurer et s’est développé autour de cette base d’accueil. On y guide dans la jungle administrative, on y accompagne dans la reprise en main de sa vie. Tous s’activent à faire grandir le lieu : recyclerie, friperie, jardin potager, atelier de remise en état de vélos… La dernière création ? Un pôle culture pour que le théâtre, la musique, la littérature… viennent soutenir l’intégration. Le lieu est fondamentalement anti-capitaliste, tout est à prix libre dans le seul but de soutenir les actions du collectif. La seule valeur qui vaille ici est celle de l’humanisme.

« Le bateau rouge qui te sauve de la noyade »

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Un moment de partage entre habitants, bénévoles et soutiens © Y. G.

Le 27 septembre dernier, une fête de la famille MAdrigal a réuni dans les jardins ses habitants et tous ceux qui soutiennent le lieu et l’action de son collectif. Sous un doux soleil, devant un repas aux couleurs et saveurs aussi diverses que les cultures présentes, les attitudes réservées se libèrent, les langues se délient, les sourires se répandent, les accolades se succèdent. Les habitants lâchent quelques bribes de récit sur leurs parcours chaotiques. Avant d’arriver au Madrigal, tous ont eu à faire face à une menace, physique, économique, culturelle, religieuse, quelle qu’elle soit, mais trop puissante pour qu’elle dissuade de s’engager dans une fuite vers l’inconnu et parfois vers des dangers encore plus grands. Désormais en sécurité (relative), ils confient leur reconnaissance : « Le Madrigal, ça été comme le bateau rouge qui te sauve de la noyade », confie Malan, 31 ans, originaire de Côte d’Ivoire, en référence aux bateaux qui sauvent les vies qu’ils peuvent en Méditerranée, « c’est ma maison blanche». D’une ethnie minoritaire menacée, il a connu cinq ans d’errance pour rejoindre le Madrigal.

Au barbecue, officie Thomas, 28 ans. Il parle lui aussi de son errance, de familles d’accueil en foyers, de ses addictions et d’une rupture qui l’envoie à pied sur les chemins rejoindre l’Olympe. « J’ai bien appelé le 115, mais ils ne m’acceptaient pas avec mon chien et ça, c’était pas possible ». Ici, il retrouve le sourire et est fier d’annoncer qu’il va s’occuper du pôle culturel du squat. Johanna, 25 ans, elle, a trouvé refuge là alors qu’elle était enceinte et à la rue, après une rupture difficile. Elle a quitté le squat il y a presque deux ans, mais elle vient toujours au Madrigal, avec son fils, deux à trois fois par semaine. C’est un peu la famille qui l’a accompagné jusqu’au bout de sa grossesse. « On m’a beaucoup aidé. Grâce à un bénévole, deux mois avant mon accouchement, j’ai obtenu un appartement et je vais bientôt avoir un travail ». Un retour vers l’autonomie.

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© Y. G.

À l’intérieur, Ève et Rodrigues préparent, avec d’autres, une cuisine qui invite à passer à table. Ils sont arrivés là après un long et éprouvant périple à travers l’Afrique de l’Ouest jusqu’en Tunisie, pays à l’époque en grande instabilité politique et où Éve accouche. Puis la périlleuse traversée de la Méditerranée les sépare, manque de moyens pour payer les passeurs. Rodrigues suivra plus tard. Si le Madrigal est pour eux une pause bienvenue, ils confient leur malaise de se sentir dans une impasse, sans papiers et avec leur petite fille sérieusement malade. « On est mieux ici que dans la rue, surtout que lorsque nous avons trouvé le Madrigal, on était en plein hiver. L’ambiance est familiale, mais Divine est ici la seule enfant et réclame un milieu de vie plus adapté. Et surtout de vrais soins. »

La marmite de la solidarité

Sont là aussi les soutiens, ceux qui tendent la main. Guitou, un retraité du coin, débarque avec une boîte d’œufs frais : « je les ai troqués avec un paysan ». Jean-Pascal, qui brasse une bière locale à quelques encâblures de là, ne boude pas son plaisir d’être là et donner un coup de main : « c’est un lieu merveilleux, hyper riche d’humanité, mais aussi de réflexion sur la société qui nous entoure et sur comment on peut pallier les manques créés par la société capitaliste. Et comment restaurer les communs qu’elle détruit. » Christophe et Isabelle, retraités récemment arrivés dans la région, sont là parce qu’ils partagent de manière inconditionnelle la lutte du collectif : « nous sommes révoltés qu’on leur mettent des bâtons dans les roues. » L’un des piliers de la communauté, c’est Mima, 71 ans, qui est là depuis le premier jour. « J’étais un peu recluse chez moi depuis la retraite. Mes fils m’ont dit “il faut que tu sortes”. Je me suis retrouvée sur le rond-point avec les Gilets jaunes. Je suis tombée dans la marmite de la solidarité, de la débrouillardise, je me suis dit, voilà ce que je veux faire ! Le soir, je rentre crevée, mais heureuse. » Le collectif peut se targuer de belles réussites comme ces mineurs non accompagnés tous scolarisés ou ce jeune adulte désormais en apprentissage dans le restaurant de la famille d’Antoine Dupont. À propos de ces mineurs non accompagnés, l’ONU vient de dénoncer les violations « graves et systématiques » de ces enfants par l’État français.

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A droite, Mima, pilier du Madrigal depuis sa création © Y. G.

Cette micro société presque idéale, si elle ne recouvrait des parcours douloureux, ne s’affranchit toutefois pas totalement des blocages politiques, même s’ils sont locaux. La voie du dialogue avec le maire socialiste n’a pas été facile à trouver et reste fragile. Alors que le collectif avait fait une offre au prix pour racheter l’ancien hôtel, l’édile a surenchéri de quelques milliers d’euros, avec l’intention de démolir le bâtiment. Si la vente n’est pas encore totalement réalisée, c’est bien lui qui a la main sur cette oasis d’humanité. « Le groupe réfléchit à l’avenir, ici ou ailleurs », poursuit Élodie, expliquant que le collectif explore toutes les pistes. « Les entrevues avec le maire n’ont rien donné de clair, nous restons dans le flou, une future réunion devrait arriver… Mais nous préparons pour l’avenir un recours juridique, des travaux, ainsi que deux futures scolarisations », le tout financé par les dons. Des contacts sont pris avec des associations et fondations qui ont réussi à pérenniser de tels projets à travers le pays pour trouver de nouvelles pistes de pérennisation.

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© Y. G.

D’ici là, de nombreux événements sont organisés pour faire vivre ce projet politique, au sens noble du terme, et pour le soutenir concrètement. Récemment, un ciné-rencontre a eu lieu autour du film « Luttopia » avec son réalisateur sur « la question du “mal-logement”, en explorant la solidarité qui naît dans l’urgence, tout en offrant une réflexion profonde sur l’exclusion et les fractures sociales de notre époque. » Une soirée sur le thème de l’exil doit avoir lieu le 23 octobre, notamment autour du film d’animation « Interdit aux chiens et aux Italiens », suivie le 1er novembre d’une journée sur les « Exils d’hier et d’aujourd’hui » avec témoignages et concert. Alerter, récolter des dons et recruter : le collectif reste ouvert à toutes les énergies et a même rédigé des fiches de tâches pour que chaque nouveau·elle bénévole puisse s’inscrire dans le collectif à la mesure de ses possibilités.

Lou Madrigal est une oasis d’humanité et de résistance. Écoute, partage et bienveillance pourraient être inscrits à son fronton.

Pour soutenir Lou Madrigal

https://www.helloasso.com/associations/lou-madrigal/formulaires/1

Contacts et infos

Facebook : https://www.facebook.com/lou.madrigal.146

Instagram : https://www.instagram.com/lou.madrigal?igsh=Zm16bzJ3Y3Y2cmRo

Mail : loumadrigal2025@gmail.com

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