

Napoléon Bonaparte, l’homme qu’on nous inventa
Thermidor. Morne monde. Louis XVI a été exécuté, mais il n’est pas mort. Le soir de ce jour n’est pas terminé. L’Empire n’a jamais pris fin.
Thermidor… Brumaire… Une autre époque de notre histoire devait naître entre le 4 brumaire de l’an IV (26 octobre 1795) et le 18 brumaire de l’an VIII (9 novembre 1799). Le Brumaire du Directoire et celui du Consulat. Le Brumaire de la fausse gauche et celui de la vraie droite. Les deux nouvelles modalités principales de la prison de fer noire.
Ce morceau de planète qu’on appelle la France allait se faire un shoot de Jules-Césarine avec Napoléon et se traîner misérablement le long de la deuxième Restauration, du règne d’Égalité II, de la deuxième République et du Second Empire. On allait nous jouer, comme dira l’autre, la même histoire comme tragédie et comme farce. Comme sitcom avec rires enregistrés et comme film d’horreur.
L’histoire qui vient est d’abord celle de l’accès à la domination illimitée de la bourgeoisie, masquée par le mythe national le plus grossier. Le mythe du grand-homme. L’homme providentiel qui servirait la grandeur de la France en envoyant au casse-pipe des millions de gosses pauvres. Un César en toc, trouvé dans une pochette-surprise. Une attraction pour touristes.
Mais cette histoire est double. Et même triple. Parce que cette histoire est aussi, comme l’a dit très simplement Babeuf, celle de la guerre des riches contre les pauvres. Et donc celle des insurrections et des soulèvements, des conspirations pour l’égalité.
Et elle est celle d’une spiritualité libre, née de la fin de l’hégémonie métaphysique du christianisme institutionnel. C’est l’histoire de la spiritualité révolutionnaire, dont les premiers prophètes seront ces poètes qui, libérés des formes obligatoires du culte, retrouveront l’esprit des Sans Roi.
Ce n’est pas seulement Louis XVI qui n’est pas mort. C’est Robespierre. C’est Saint-Just. C’est Couthon. Ce n’est pas demain que vos noms seront oubliés. Et que votre rêve, qui était aussi celui de Jean-Jacques Rousseau, sera considéré comme obsolète. Et pendant que le petit président fait mine de pleurnicher avec tous les oiseaux de son espèce :
« Le roi n’est plus là ! »
Nous disons, avec le Rimbaud de seize ans :
« Robespierre, Saint-Just, Couthon, les jeunes vous attendent ! »
Les jeunes et les moins jeunes.
C’est maintenant que l’Histoire devient vraiment passionnante.
C’est maintenant que ça commence.
2) Jeunesse de Napoléon Bonaparte
Napoleone Buonaparte, plus connu sous le nom de Napoléon Bonaparte, est né le 15 août 1769 à Ajaccio, en Corse. Il est mort le 5 mai 1821 sur l’île de Sainte-Hélène. Une possession de la Compagnie britannique des Indes orientales, située au milieu de l’Océan Atlantique.
C’est le deuxième enfant de Charles et de Letizia. Charles exerce la fonction d’assesseur de la juridiction royale d’Ajaccio. Letizia est à la maison. Ce sont des gens pas riches. Ils ont une tripotée de mioches. Leur petite maison est partagée avec leurs cousins. Et les deux familles se disputent sans arrêt, allant jusqu’à se verser le contenu de leurs pots de chambre sur la tête.
Les Buonaparte sont d’une petite noblesse de robe. Cela fait frétiller l’escroc de l’Action française, le royaliste de l’arnaque Jacques Bainville, qui, dans son livre sur Napoléon, les dira « plus riches d’armoiries que d’écus » et qui ajoutera :
« La noblesse de sa famille ne lui en imposait pas, bien qu’elle fût assez authentique. »
Calme-toi, pépère. Les Buonaparte n’ont été anoblis que depuis le grand-papa.
En 1779, le jeune Napoleone entre à l’école militaire de Brienne. Sa langue natale est un dialecte corse. Il parle à peine le français. Mais il est bon en maths. Quand il a 16 ans, il intègre la compagnie des cadets gentilshommes de l’école militaire de Paris et son père meurt d’un cancer de l’estomac.
Présent ponctuellement à Paris, le jeune Bonaparte est spectateur de l’invasion des Tuileries le 20 juin 1792. Moins d’un mois plus tard, le 13 juillet, il est nommé capitaine dans le contexte des conscriptions dantoniennes à gogo après le Manifeste de Brunswick pour défendre la « patrie en danger ». En août 1793, pendant la Convention, Bonaparte est présent au moment où royalistes et girondins livrent aux Anglais l’arsenal et la flotte française de Toulon. Il obtient le commandement de l’artillerie le 19 octobre 1793, reprend Toulon aux anglais et fréquente Augustin Robespierre, le frère de Maximilien.
En exil à Sainte-Hélène, Napoléon dira, il faut quand même le souligner, des choses positives non seulement sur Augustin Robespierre mais aussi sur Maximilien. Et même des choses disculpantes. Et à une époque où ce n’était pas la mode. Ainsi, dans le Mémorial de Sainte-Hélène de son fanboy Las Cases, on peut lire :
« L’Empereur rendait à Robespierre la justice de dire qu’il avait vu de longues lettres de lui à son frère, Robespierre jeune, alors représentant à l’armée du Midi, où il combattait et désavouait avec chaleur ses excès, disant qu’ils déshonoraient la Révolution et la tueraient. »
Et aussi :
« Ils ont tout jeté sur Robespierre ; mais celui-ci leur répondait, avant de périr, qu’il était étranger aux dernières exécutions ; que, depuis six semaines, il n’avait pas paru aux comités. Napoléon confessait qu’à l’armée de Nice il avait vu de longues lettres de lui à son frère, blâmant les horreurs des commissaires conventionnels, qui perdaient, disait-il, la Révolution par leur tyrannie et leurs atrocités. »
Étonnant, hein ? Ce n’est pas la seule chose curieuse. Le jeune Bonaparte a même admiré Rousseau :
« Oh ! Rousseau ! Pourquoi faut-il que tu n’aies vécu que soixante ans ! Dans l’intérêt de la vérité, tu aurais dû être immortel ! »
Il l’a renié ensuite. Et pas un peu. Beaucoup. Ses épanchements sur Rousseau, c’était peut-être seulement son côté mouton. Ses seules qualités sont militaires. Pour le reste, il a tendance à prendre les goûts de son temps. Il a pas de goût.
Pour Robespierre, je crois qu’il faut surtout voir le gars amer. Amer face au triomphe d’une arnaque à laquelle il a fortement contribué et dont il est désormais privé des résultats. Ben ouais, mais, sérieux, tu t’attendais à quoi ?
3) Bonaparte devient Bonaparte

Après le 9 thermidor de l’an II et la chute de Robespierre, Bonaparte est brièvement arrêté à Antibes pour amitiés montagnardes. Il se dédouane vite de toute sympathie pour les Robespierre.
Il est libéré et va à Paris. Sa sœur Pauline couche avec une pourriture : Fréron. Un ex-pote de feu Danton. Un de ces représentants en mission corrompus, sanguinaires, responsables de la chute de Robespierre, qui font la fête depuis Thermidor. Et c’est un autre pote de Danton, la pourriture Barras qui, le 5 octobre 1795, demande à Bonaparte de réprimer une insurrection royaliste à Paris. 300 morts. Ça, c’est fait.
Alors que Barras devient un des cinq membres du Directoire, ainsi que Lazare Carnot, autre crapule antirobespierriste, Bonaparte devient général en chef à 26 ans. Et le 11 mars 1796, Bonaparte, poussé par Barras et Carnot, rejoint l’armée d’Italie à Nice. Il va continuer les guerres de rapine qui avaient été lancées par les Girondins et qui ne sont toujours pas achevées.
Au moment de Thermidor, les armées françaises étaient gagnantes sur tous les fronts. La perspective d’une paix générale semblait réalisable à court terme. On avait vu la Toscane signer un traité de paix avec la France le 9 février 1795, la Prusse signer la paix à Bâle en avril 1795, suivie par le landgrave du Hesse-Cassel. Enfin l’Espagne le 22 juillet 1795. À la veille de l’installation du Directoire, la République n’avait donc plus pour ennemis que l’Autriche et l’Angleterre.
C’est le moment où les faiseurs de guerre qui s’étaient opposés à Robespierre, Lazare Carnot en tête, relancent le débat des conditions de survie de la République française fraichement éclose dans une Europe remplie de monarchies. Et c’est reparti, à la Brissot, à la Danton, sur les « nouvelles limites de la France ». On voit alors s’opposer, aux partisans d’une « paix immédiate », les partisans d’une « paix glorieuse ». Et les partisans d’une « paix immédiate » – en gros ceux qui s’opposent aux guerres de pillage et à l’annexion de la Belgique comme de la rive gauche du Rhin – sont qualifiés par les partisans de la « paix glorieuse » de « faction des anciennes limites ».
Astuce. Ne dites plus : je vous déclare la guerre. Dites : je viens faire une paix glorieuse ; je ne fais pas partie de la faction des anciennes limites, moi, monsieur.
Bonaparte n’est pas Saint-Just ou Couthon. Une fois en Italie puis en Égypte, le général sans gêne se sert et sert notre bande de fripouilles partout où il pose les pieds. Le Directoire est content. Il s’en met plein les poches alors que Bonaparte remporte victoire sur victoire : Arcole, Rivoli, Pyramides. Les trucs qu’on grave sur les monuments et qui donnent des noms de rues ou de stations de métro. Pourtant, quand on pense aux causes de ces guerres, et à la façon dont elles ont été menées, il n’y a vraiment pas de quoi se vanter. À chaque fois que vous voyez ces monuments érigés à la gloire de la barbarie, n’oubliez jamais les massacres d’innocents que ces noms de victoire recouvrent.
Dans le pays, alors même que c’est devenu non seulement illégal mais passible de mort, on voit, dans la continuité de Babeuf, des tentatives discrètes de reprendre la flèche montagnarde. Le 6 juillet 1799, c’est le Club du Manège, une Réunion des amis de la Liberté et de l’Égalité qui regroupe des anciens robespierristes et babouvistes. Même s’ils ont quelques partisans en province, ça reste marginal. Mais c’est déjà trop. On commence à dire que ces « néojacobins », ces « anarchistes », vont faire « fuir les riches du pays » et seront responsables du chômage et de la faillite. Déjà ? Oui. Déjà. Et, non seulement toute tentative démocratique est conspuée et réprimée sous le vocable d’anarchiste. Mais elle est instrumentalisée pour monter d’un cran en autoritarisme.
Parce que c’est ça, la question qui les tracasse : Doit-on ou doit-on pas basculer dans le contrôle vraiment autoritaire du pays ? C’est-à-dire un pouvoir exécutif fort qui soit en mesure à la fois d’empêcher le retour des nobles émigrés qui voudraient récupérer leurs biens devenus entretemps biens nationaux, et de réprimer toute poussée démocratique afin d’assurer définitivement le triomphe illimité de la bourgeoisie.
On nous dira plus tard que Barras était en train de négocier un retour possible des Bourbons pour douze millions de livres. C’est possible. Les dantonistes sont comme ça. Spoiler : Les Bourbons reviendront quand même.
Ministre des Relations extérieures du Directoire depuis le mois de juillet 1797, Talleyrand hésite d’abord à tout filer à un Orléans. Le fils de Philippe-Égalité : Louis-Philippe, l’artiste précédemment connu sous le nom d’Égalité II. Et lui aussi, il va bientôt pointer sa fraise pour manger sa part du gâteau. Mais pour l’instant, Talleyrand fait du consulting, et il aboutit à cette conclusion : un bidasse, ce serait mieux.
Alors, que pasa ? En pleine campagne d’Égypte, Bonaparte lâche son armée et retourne à Paris pour être à l’heure pour le coup d’État du 18 Brumaire (9 novembre 1799). Y avait intérêt à se presser parce qu’il avait de la concurrence. Il y avait un autre général en lice : Joubert. Heureusement, Joubert casse sa pipe. Et puis y a Moreau. Mais Moreau ne va pas y aller.
Comprenez bien : Bonaparte n’a pas pris une initiative. Bonaparte a répondu à un appel d’offre. Il est venu à un casting. Bonaparte est un premier rôle masculin.
4) Le Consulat

Le bon plan du 18 Brumaire, c’est d’utiliser cette stupide « menace anarchiste » fantôme comme excuse pour faire démissionner le Directoire trop mollasson et imposer un pouvoir autoritaire. C’est ça, le film. Mais c’était pas sur un scénario de Bonaparte. C’était le scénario de quelques requins du studio « politique », en particulier Talleyrand. Et c’était le bon plan des producteurs du film : les banquiers. Le bon plan de Le Couteulx de Canteleu et de Barillon, des hommes qui ont tiré leur fortune de l’esclavage et de la traite. C’était le bon plan de Perrégaux, un banquier originaire de Neuchâtel. Et c’était le bon plan des fournisseurs de guerre, rétablis depuis la chute de Robespierre, et dont certains, comme Collot et Ouvrard, se sont aussi enrichis avec les colonies. Et cette origine strictement commerciale du 18 brumaire n’empêche pas le fanboy Bainville de bicher dans son Napoléon :
« D’instinct, les Français cherchent un chef. »
Ah bien. Pourtant, c’est curieux :
« Les aspirations du pays sont confuses. »
Oui, je me disais aussi. C’était pas évident, ça, qu’ils cherchaient un chef. Mais :
« Un chef, il n’en est pas d’autre que lui. »
Si tu le dis. Et donc ? Donc :
« Bonaparte trouve la France à prendre. »
Quoi ? « Bonaparte trouve la France à prendre » ?
Il y aurait tout une étude à faire sur la rhétorique du violeur dans le rapport que l’extrême-droite entretient avec la France. M’sieur le juge, c’est la France qui m’voulait. Elle était bien chaude. Elle m’allumait.
L’arnaque du siècle va se faire en trois jours : Les 18, 19 et 20 Brumaire. Le pitch, c’est le « complot anarchiste ». La menace imaginaire. Elle est suivie de provocations bizarres de Bonaparte vis-à-vis des députés qui ne croient pas à cette menace et décident de le décréter hors-la-loi. Puis son frère Lucien lance la fake news que les députés auraient essayé de le poignarder. Mais en fait pas du tout. Et on fait croire à un pseudo-projet de coup d’État parlementaire alors qu’en fait, il s’agit d’un coup d’État militaire.
On se moque du monde et c’est que le début. Le spectacle ne fait que commencer. On dissout le Directoire et on désigne trois consuls dont on prétend qu’ils vont sauver le pays en danger. Trois mecs, mais pas tous en même temps. L’un après l’autre, par ordre alphabétique, et c’est Bonaparte qui commence. Ah bien d’accord. Le Premier Consul prend Talleyrand comme ministre des Relations extérieures et, à la Police : un démon, Fouché, encore un envoyé en mission sanguinaire qui avait été dénoncé par Robespierre et qui a un pied dans tous les salons depuis Thermidor.
Pour amadouer Barras qui n’avait pas forcément envie de céder sa place, on lui file une belle somme d’argent. We’re Only In It For the Money.
Les autres généraux, suspectés d’être trop attachés aux idées républicaines, vont être envoyés loin : Brune à Constantinople, Lannes à Lisbonne, Donnadieu en prison et Lecourbe en exil. Et derrière, Bonaparte réforme le Consulat pour ne pas lâcher le pouvoir. Mieux : il fait adopter une nouvelle Constitution qui entre en vigueur le 25 décembre 1799 et dont l’objectif est de renforcer le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif en rendant ce dernier confus et inopérant. Mettre tout entre les mains d’un seul homme : lui-même.
5) Une nouvelle Constitution
Regardez la petite combine. C’est mignon comme tout. Le pouvoir législatif est divisé en trois assemblées. Un Sénat, nommé par le Premier Consul : Bonaparte donc. Sénat qui ne participe pas à la conception de la loi mais sélectionne les membres des deux autres assemblées. Un Tribunat, nommé par le Sénat, qui discute les lois sans les voter. Enfin un Corps législatif, nommé par le Sénat, qui adopte ou rejette les lois sans pouvoir les discuter.
La préparation de la loi appartient donc à l’exécutif, c’est-à-dire au Premier Consul, c’est-à-dire Bonaparte. Lui-même. Bibi. Nono. Qui travaille avec le Conseil d’État. Et Nono peut corriger les résultats des votes s’ils ne lui conviennent pas.
Nono décide des lois. Nono dirige la diplomatie. Nono nomme les officiers des armées. Nono nomme les fonctionnaires. Nono nomme les préfets à la tête des régions.
La loi du 17 février 1800, date de la création des préfets, choisis par Lucien, le frère de Nono, parmi la noblesse ou la bourgeoisie et ne connaissant pas les régions dans lesquelles ils sont envoyés, radicalise la centralisation du pouvoir exécutif commencée sous le Directoire. Et c’est la création de cette administration préfectorale qu’on appellera ensuite un « centralisme jacobin » alors qu’il s’agit d’une « centralisation bonapartiste ». C’est ce que les historiens Marc Bélissa et Yannick Bosc n’ont cessé de nous expliquer dans leurs livres. À juste titre. La centralisation administrative telle que nous la connaissons aujourd’hui prend sa source dans le Consulat du petit Nono.
Un mois plus tard, le 18 mars 1800, la justice est à son tour placée sous le contrôle du pouvoir exécutif. On supprime jusqu’au jury dans les tribunaux et c’est Nono qui nomme les juges. C’est à cette époque que Bonaparte peut dire, au calme :
« Les Français sont indifférents à la liberté ; ils ne la comprennent ni ne l’aiment ; la vanité est leur seule passion, et l’égalité politique qui permet à tous l’espérance d’arriver à toutes les places, est le seul droit politique dont ils fassent cas. »
Il n’y a pas que le pouvoir législatif qui disparaît. Il y a toute forme d’opposition. Jacques Bainville appellera cette séquence historique un « trop bref âge d’or ». Vous voulez rêver un peu de cet âge d’or ? Très bien. Rêvons ensemble.
Avant Brumaire, il y avait 73 journaux qui paraissaient en France. Par un arrêté du 17 janvier 1800, Bonaparte limite le nombre de journaux à 13. Puis à 10. Au moment de la proclamation de l’Empire, ils ne seront plus que 8. Et tous les titres auront préalablement été rachetés et confiés à des amis du régime. Puis c’est toute la production imprimée qui est placée sous l’inspection du ministère de la Police qui peut saisir et détruire les stocks. Le 26 mars 1806, Nono expliquera :
« Une chose imprimée sans mon ordre, par le seul fait qu’elle est imprimée, constitue un appel à l’opinion et, par conséquent, une indiscipline. »
C’est cette époque de rêve, donc, que Louis Sarkozy, le fils de son père, qualifiera, dans son espèce de livre sur Napoléon, de :
« (…) nouveau départ pour les libraires, les bibliothécaires, les relieurs et les spécialistes de littérature dans tout le pays. »
Un poète, Théodore Désorgues, pour avoir écrit une chanson dans laquelle il dit « Oui, Napoléon / Est un grand caméléon », est interné à l’asile de Charenton. Nouveau départ pour Désorgues. À Charenton, Désorgues peut croiser le marquis de Sade, interné pour écrits pornographiques. Nouveau départ pour Sade. Et on supprime les théâtres. Ça fait des nouveaux départs pour pas mal de monde, tout ça.
Ce n’est pas tout. Fouché met au point un système centralisé de collecte et d’analyse de l’opinion. On parlera d’un réseau de 40000 mouchards qui traînent dans les cafés, les jardins, les salons littéraires, les relais de postes ou les bordels et qui font des rapports hebdomadaires. Oui, le truc à rendre tout le monde parano. Des espions partout.
Et pour avoir vraiment la paix, Fouché et Nono décident de tirer parti d’un attentat raté : l’attentat de la rue Saint-Nicaise le 24 décembre 1800. Un attentat organisé par des royalistes. Mais attribué dans un premier temps à des « néojacobins », en toute connaissance de cause. Ce qui permet, bien que Fouché reconnaisse l’erreur dans un second temps, d’exiger une répression exemplaire, faisait établir le 1er janvier 1801 une liste de 700 personnes à arrêter et plus d’une centaine à déporter.
Enfin, le meilleur pour la fin : le 19 mai 1802, Nono instaure la Légion d’honneur. Un ordre conçu pour rassembler les élites du pays et les placer en corps intermédiaires entre le pouvoir et l’opinion. Une saleté militaire encore à l’œuvre aujourd’hui. Au Conseil d’état, ça grince un peu. Théophile Berlier juge que « l’ordre proposé conduit à l’aristocratie ; les croix et les rubans sont les hochets de la monarchie. » Réponse de Bonaparte :
« C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. »
On connaît cette remarque. On connaît moins la suite. Écoutons :
« Je ne crois pas que le peuple français aime la liberté et l’égalité ; ils sont ce qu’étaient les Gaulois, fiers et légers. Ils n’ont qu’un sentiment, l’honneur ; il faut donc donner de l’aliment à ce sentiment-là, il leur faut des distinctions. »
OK, César. Maintenant, Vercingétorix, c’est nous tous. Tout le pays au garde à vous devant le laquais des riches. Parce qu’il faut quand même le préciser. Les vrais maîtres, c’est pas Nono. Les vrais maîtres, c’est les riches. Les grandes fortunes ont travaillé à son coup d’État, alors elles vont se faire, à travers Bonaparte, un beau cadeau.
Ce beau cadeau, c’est la Banque de France. Une banque indépendante de l’État, qui prêtera à ce dernier avec intérêt. La Banque de France se donne comme une banque au service de la France, mais en fait c’est une banque au service duquel Nono met la France. Créée le 18 janvier 1800 à l’initiative comme au profit des grands financiers qui ont soutenu le coup d’État, comme Perregaux et Le Coulteux de Canteleu. En 1803, elle sera même seule à pouvoir produire du papier-monnaie, et tous les contrefacteurs du papier-monnaie seront, à leur demande, punis de mort.
Il est donc tout à fait normal que Bonaparte soit le héros des grands-bourgeois. Il est, plus exactement, leur majordome. Leur valet. Il est aberrant que ce soit un héros pour les petits. Sauf s’ils s’imaginent à sa place. Et qu’ils s’imaginent que sa place est enviable. Tout ce qu’il va faire, soyons clair, c’est pas pour la France. C’est pour les riches, et même les ultra-riches. Pour eux, ce n’est pas un despote. C’est un César de comédie. Un Auguste au sens circassien du terme.
L’autre truc dont Nono va se vanter, c’est de son Code civil, promulgué le 21 mars 1804 et qui définit les nouveaux droits et obligations. Initialement nommé Code Napoléon, il n’a de civil que le nom. Il est napoléonien jusqu’au trognon. C’est Code Nono. Il s’agit pour Bonaparte de remettre au pas un pays qui s’était un peu trop libéré lors des années révolutionnaires. Mais pas au pas de la noblesse ou du clergé. Au pas de la bourgeoisie.
Le Code Nono remplace donc le droit de l’Ancien régime par une sorte de méritocratie, avec liberté d’entreprise et concurrence. Il met en place les conditions qui permettent d’exploiter la propriété foncière et d’utiliser les forces productives industrielles de la nation. La propriété y est alors considérée comme une « institution directe de la nature. » On est très, très, très loin, de Robespierre et de Saint-Just. Aux antipodes du « droit à l’existence et aux moyens de la conserver ». Le Code Nono, c’est la sanctuarisation d’un ordre social au service des grands propriétaires. Et la famille en devient l’assise fondamentale. Le père dispose d’une tutelle absolue sur ses enfants et sa femme lui est subordonnée :
« En sortant de la tutelle de sa famille, la femme passe sous la tutelle de son mari. »
Le mari domine sa femme et le maître domine ses serviteurs. En cas de litige avec un employé, la parole du patron vaut preuve. Le maître est cru sur son affirmation. Merci, laquais.
6) Rétablissement de l’esclavage
Passons au gros morceau, le rétablissement de l’esclavage. On nous dit qu’il faut admirer Nono quand même. Et : « Ce serait anachronique de le lui reprocher. » Et : « Il ne le voulait pas vraiment, il n’a pas eu le choix. » Et gnagnagna. On connaît la chanson. Je préviens les fanboys que c’est mal barré.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Il s’est passé que, après l’abolition de l’esclavage pendant la Convention, l’empire colonial français commençait sérieusement à se fissurer. Mais l’abolition n’avait été effective qu’à Saint-Domingue, en Guyane et en Guadeloupe. Les colons des îles l’avaient empêchée, de même que ceux de Saint-Louis du Sénégal. L’esclavage et la traite continuaient à s’y pratiquer illégalement.
On a vu que le Consulat avait été la superproduction de financiers et de fournisseurs de guerre qui, pour une bonne part, avaient fait leur fortune dans le commerce colonial et la traite. Certes, Nono leur avait déjà filé la Banque de France. Mais y a pas besoin d’être médium pour deviner qu’ils allaient être chauds pour gagner un peu plus de gniargent.
Surtout à partir de la rétrocession de la Louisiane par les Espagnols le 1er octobre 1800. Nono et ses employeurs voudraient prendre Saint-Domingue comme base d’opérations pour atteindre la Louisiane et se faire encore plus de flouze. Pas seulement. Saint-Domingue alimentait la France en sucre et la fournissait en coton. On voit l’enjeu. Mais il y a un problème, et ce problème porte un nom. Il s’appelle Toussaint Louverture.
Le général Toussaint Louverture. Qui est cet homme ? François-Dominique Toussaint, né esclave vers 1743 à Saint-Domingue. On ne sait pas de quand date son affranchissement, peut-être de 1776, peut-être un peu plus tôt. Après le déclenchement des révoltes d’esclaves en août 1791, Toussaint va mener une armée disciplinée de plus de 3000 hommes et venir à bout des forces d’occupation d’invasion anglaise comme il va résister aux troupes françaises. Une fois lieutenant-général, il ajoute à son nom le surnom de Louverture. Et comme l’explique Aimé Césaire, il est déjà conscient d’une chose : par-delà les hommes, c’est un système qu’il faut détruire.
Toussaint Louverture rallie le camp républicain après l’abolition de l’esclavage par la Convention, le 4 février 1794. Mais dès le Directoire, évidemment, on commence à vouloir revoir de près cette abolition concédée par la Convention. Et Boissy d’Anglas présente un grand rapport sur l’organisation coloniale dont l’unique but est bien de refuser aux colonies toute perspective d’autonomie. Que dit alors Boissy d’Anglas ?
« Pour qu’un peuple puisse être indépendant, il faut qu’il sache se suffire à lui-même. (Les Noirs) recueillent presque sans culture les plus riches dons de la terre, et, loin d’aspirer à une liberté dont la conservation comme la conquête leur coûterait trop d’efforts, ils s’endorment au sein de l’opulence et des plaisirs qu’elle leur procure. Un tel peuple doit donc borner ses vœux à être sagement et paisiblement gouverné par des hommes humains et justes, ennemis de la tyrannie. »
Et c’est avec la compréhension de ce que la France était en train de devenir mais de ce que, pendant un temps, celui de la Convention, elle a pu promettre d’être, que Toussaint Louverture répond alors au Directoire :
« Non, la main qui a rompu nos chaînes ne nous asservira pas à nouveau. La France ne reniera pas ses principes… elle ne permettrait pas que sa morale sublime soit pervertie. Si, pour rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, on faisait cela, cela je vous le déclare, ce serait tenter l’impossible ; nous avons su affronter les dangers pour obtenir notre liberté, nous saurons affronter la mort pour la maintenir. »
Après quoi, non seulement Toussaint Louverture prend le contrôle de l’île, mais il commence à rendre Saint-Domingue économiquement viable en toute indépendance. Il écrit le 6 novembre 1798 au président des Etats-Unis pour reprendre les relations commerciales. Elles reprennent en février. En mars, le gouvernement américain envoie un consul à Saint-Dominique et accepte de servir d’intermédiaire pour négocier un accord commercial avec les Anglais. Et en mai 1801, Toussaint Louverture fait adopter une Constitution autonomiste pour Saint-Domingue, qu’il envoie en France pour ratification une fois accomplie.
Mince. C’est mal barré pour les riches et leur petit Nono. Comment qu’on va faire ?
Eh ben, on va tenter de les duper. On va faire croire aux « braves noirs de Saint-Domingue » (c’est comme ça qu’on leur parle, c’est si charmant) qu’on va maintenir l’abolition, mais on va envoyer quand même des commissaires pour restaurer l’autorité. Le laquais des riches envoie alors sur l’île 22000 hommes sous la direction d’un de ses beaufs, le général Leclerc. Les instructions de Nono sont claires : Mentir, tuer et voler. Ne pas remettre en cause l’abolition dans un premier temps mais s’emparer des généraux noirs, en particulier Toussaint Louverture. Rallier ceux qu’on peut rallier. Déporter les autres. Désarmer tout le monde. Enfin, pour finir, rétablir l’esclavage.
Les troupes françaises sont trop nombreuses. Toussaint Louverture est contraint de se rendre le 6 mai 1802. À l’instant de monter sur le navire qui va le déporter en France où il va être incarcéré, il dit à son chef de division :
« En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des Noirs ; il repoussera par les racines, parce qu’elles sont profondes et nombreuses. »
Toussaint Louverture est mis en isolement au fort de Joux, dans le Doubs. Plutôt que de l’envoyer en procès, on le laisse croupir en prison afin de le briser à force d’humiliations.
C’est une fois Toussaint Louverture emprisonné que le laquais des riches peut se déshonorer, et déshonorer, pas la France, l’Humanité avec lui, en rétablissant l’esclavage. Le festival du racisme décomplexé commence le 17 mai 1802. On entend le conseiller d’État Dupuy porter le projet de rétablissement de l’esclavage et de la traite :
« On sait comment les illusions de la liberté et de l’égalité ont été propagées sur ces contrées lointaines (…) Si, dans un sujet aussi grave, il était permis d’employer les images, nous dirions que les accents d’une philanthropie faussement appliquée ont produit dans nos colonies l’effet du chant des sirènes. »
Puis le 19 mai, c’est le membre du Tribunat Pierre Auguste Adet qui va jusqu’à prétendre que l’esclavage est nécessaire pour « civiliser les peuples grossiers de l’Afrique » :
« Passe encore si d’un geste philanthropique de la France, les noirs devaient tirer quelque avantage ! Hélas il ne fallait point nourrir d’illusions à ce sujet, et plutôt que de donner un exemple bon, mais stérile, il valait mieux suivre le troupeau. »
Géniale, son image. Il vaut mieux suivre le troupeau.
Enfin, le 20 mai 1802 Bonaparte décrète le rétablissement de l’esclavage et de la traite des Noirs « conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 ». Les hommes de couleur qui possédaient la citoyenneté française depuis 1792 la perdent. Leur entrée en France est interdite. Et Bonaparte donne aux maires l’ordre de ne plus célébrer de mariages mixtes. Enfin, le 12 mars 1803, lors d’une séance du Conseil d’État, cette sinistre merde humaine déclare à Truguet :
« Je suis pour les Blancs parce que je suis blanc ; je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient même pas ce que c’était que la colonie, ce que c’était que la France ? »
Napoléon EXPLOSION.
Ça ne leur a pas porté bonheur, cette saloperie. Tout d’abord, le laquais cède la Louisiane aux Etats-Unis en 1803. Et puis Saint-Domingue se libère quand même. Certes, Toussaint Louverture meurt en détention le 7 avril 1803. Mais, en novembre de la même année, l’envoyé de Bonaparte, le sanguinaire Donatien de Rochambeau, aide de camp de feu son beau-frère, qui pratique les noyades de masse et la torture, est contraint de capituler. Et le 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines proclame la République d’Haïti, première république noire. Et le laquais aura perdu rien moins que 60 000 hommes. Comme l’avait dit Toussaint Louverture à une précédente occasion :
« La justice du ciel est lente, mais elle est infaillible et tôt ou tard elle frappe les méchants et les chasse comme la foudre. »
7) L’Empire
Avec un Consulat pareil, le passage à l’Empire ne va pas être difficile. Bonaparte sera donc le premier empereur français à partir du 18 mai 1804 sous le nom de Napoléon Ier.
L’Empire, donc. Mais le problème, c’est que l’Angleterre n’est pas prête à être annexée. Adoncques, en 1805, Ubu Picrochole Napoléon met au point un plan visant à l’envahir. Plan qui sombre lors de la bataille de Trafalgar où la flotte franco-espagnole est détruite par celle de l’amiral Nelson. Une troisième coalition de pays européens se forme, non contre la France, mais contre Napoléon le forcené. Et c’est une guerre soudaine qui apparaît à l’autre bout de l’Europe. Mais le forcené réussit à battre l’Autriche et la Russie le 2 décembre 1805 à Austerlitz. Puis en 1806, nouvelle victoire à Iéna et, en 1807, à Friedland.
Pour cela, le forcené brise les règles de la guerre. Il ne s’agit plus de combattre à armées égales mais de conscrire à la Danton des centaines de milliers de gosses innocents comme chair à canon pour gagner à tout prix et anéantir son ennemi. Le 27 juin 1813, Napoléon dira à Metternich, ambassadeur d’Autriche :
« Un homme comme moi se fout de la mort d’un million d’hommes. »
1806, le forcené veut imposer un blocus continental pour détruire l’industrie et le commerce britannique. Comme le Portugal ne l’applique pas, il envahit le Portugal. 1807, le forcené impose son frère Joseph comme roi d’Espagne. Le peuple espagnol n’est pas d’accord ? Très bien, guerre en Espagne, pendant six ans. En 1812, l’Italie, l’Espagne, le Rhin, la Confédération Suisse font partie des états vassaux. Mais voilà, l’Empire est une drogue dure. Le forcené veut soumettre le Royaume-Uni, et le Tsar ne voit pas l’urgence. Alors Napoléon décide d’envahir la Russie. Et il va tout perdre en deux ans. Sur 600 000 gosses envoyés sur place, seul quelques dizaines de milliers survivent. Le Royaume-Uni, la Russie, la Prusse et l’Autriche s’allient, et Paris tombe le 31 mars.
Les mecs qui l’ont placé au sommet de leur monde l’ont mauvaise. Les banquiers et leurs clients. Leur majordome a pris des initiatives pas fameuses. Il les a mis dans la panade. On arrête les frais. Nono doit abdiquer. On est le 6 avril 1814. Exil à l’île d’Elbe. C’est la première Restauration.
Celle-ci est une sorte de compromis entre l’Ancien Régime et les acquis de la Révolution. On donne le pouvoir à un frère de Louis XVI, Louis XVIII, mais celui-ci accepte une constitution, la Charte de 1814, avec respect des droits individuels. Pas de retour en arrière concernant les biens nationaux – la grande crainte des nouveaux riches – et un pouvoir législatif divisé en deux chambres : une chambre des pairs, composés de nobles. Et une chambre des députés qui ont le droit de poser des questions au gouvernement.
Précision : les députés sont élus au suffrage censitaire. A minima 300 FF de contributions directes mensuelles pour les électeurs et 1000 FF pour les éligibles. Ce qui réduit les citoyens actifs à 100 000 électeurs et les éligibles à 15 000. Les très riches, donc.
Mais Nono revient et il n’est pas content. C’est la parenthèse dite des Cent jours. L’Angleterre, la Prusse et l’Autriche le considèrent comme « Hors la loi des Nations ». Bataille de Waterloo, au sud de Bruxelles. Défaite. Deuxième abdication, définitive celle-ci, le 22 juin 1815. Exil à Sainte-Hélène.
C’est l’heure des comptes. Au moment du départ de Napoléon à Sainte-Hélène, l’Europe a perdu six millions d’hommes, dont deux millions de français. La France est économiquement ruinée, le territoire national ramené à une étendue moindre que sous Louis XVI et son influence internationale réduite à néant. C’est ça, le bilan du régime. Et comme écrira Simone Weil dans Réflexion sur les origines de l’hitlérisme :
« Napoléon n’a pas inspiré au monde moins de terreur et d’horreur qu’Hitler, ni moins justement. On prétend que Napoléon a propagé, les armes à la main, les idées de liberté et d’égalité de la Révolution française, mais ce qu’il a principalement propagé, c’est l’idée de l’État centralisé, l’État comme source unique d’autorité et objet exclusif de dévouement : l’État ainsi conçu, inventé pour ainsi dire par Richelieu, conduit à un point plus haut de perfection par Louis XIV. »
Napoléon a fini aigri, à se plaindre de son sort toute la journée devant Las Cases qui écrit sous sa dictée le Mémorial. Pourtant, Sainte-Hélène, c’est typiquement ce que Louis Sarkozy aurait pu appeler un Nouveau départ.
Pas pour Nono qui meurt d’une espèce de cancer de l’estomac, ou peut-être un mélange d’hépatite et d’ulcère, le 5 mai 1821. Il avait 51 ans. On dit que ses derniers mots furent : « Tête… armée… » OK.
8) La Restauration

Qu’est-ce qui suit ? Eh bien, il suit la seconde Restauration. Pendant laquelle deux petits bourbons, limités par leur petite Charte, vont tirer la France par la barbichette. Deux frères de Louis XVI : Louis XVIII, puis Charles X.
Et il suit la publication du Mémorial de Sainte-Hélène de Las Cases en 1823, qui contribue à faire du petit Nono un mythe national. Je vous en cite un passage pour que vous voyez l’ambiance. Pour situer, c’est au début du livre et Las Cases évoque les modalités par lesquelles son dieu a pris le pouvoir et les conséquences de cette initiative.
« Qu’un simple particulier, dont le nom trois ans auparavant était inconnu à tous, ait osé concevoir de saisir à lui seul les destinées de trente millions d’hommes (Barras, Fréron, Carnot, Talleyrand et surtout tous les banquiers et fournisseurs de guerre véreux de l’époque, mais, si tu veux, OK, le mec était seul), de les sauver des défaites du dehors et des dissensions du dedans (en se mettant toute l’Europe à dos). Qu’il ait abandonné son armée, traversé les mers, au péril de sa liberté, de sa réputation (ben oui, y avait de la concurrence pour le 18 Brumaire, fallait se presser) ; atteint le sol français, volé dans la capitale (dose), qu’il y ait saisi en effet le timon, arrêté court une nation ivre de tous les excès (dose, dose), qu’il l’ait replacée subitement dans les vrais sentiers de la raison et des principes (avec une arnaque bien connue) ; qu’il lui ait préparé, dès cet instant, un jet de puissance et de gloire inconnu jusque-là (quelle image) et que le tout se soit accompli sans qu’il en coûtât une larme ou une goutte de sang à personne (seulement six millions de morts), c’est ce que l’on peut appeler une des plus gigantesques et des plus sublimes entreprises dont on ait jamais entendu parler (ou pas) ; c’est ce qui saisira d’étonnement et d’admiration une postérité calme, sans passions. »
Mon bon Las Cases, c’est bien l’impression que tu nous donnes : un homme calme et sans passion. Si seulement tu étais le seul à marcher à cette fadaise. Tout le monde va marcher à cette fadaise.
Un phénomène tout à fait fascinant commence à apparaître. Ce phénomène, c’est les hommes qui se prennent pour Napoléon. À l’hôpital de Charenton, en 1818, on ne compte rien moins que cinq nouveaux arrivants qui disent être Napoléon. Alors que l’original n’est pas encore mort. Et en 1840, l’année du retour des cendres de Napoléon à Paris, on note l’entrée à Bicêtre de quatorze nouveaux Napoléon. Cette histoire ne va plus cesser. Les hommes vont se prendre pour Napoléon. C’est même devenu un cliché du dessin d’humour : le fou qui se prend pour Napoléon. Ce qui fera dire à Laure Murat :
« La figure messianique de Bonaparte (…) s’accompagne dans la société d’un souci de gloire individuelle sans précédent (…) À travers son image de conquérant, le pouvoir devient a priori accessible à quiconque est désireux de fonder une nouvelle dynastie et de changer le monde. »
9) Le romantisme
Napoléon devient le symbole de l’homme parti de zéro qui a réussi. Et pendant longtemps, perdus dans un siècle qui ne récompense que les ambitieux, les écrivains du XIXe siècle vont napoléoniser comme des bêtes. Même les meilleurs. On appellera cette tendance de bien des noms, mais le principal sera, sans doute, le Romantisme.
Opération complexe. Le Romantisme n’est pas cantonné à la France. C’est un phénomène qui se déploie simultanément dans plusieurs pays européens. Il commence en Allemagne, dès 1798, avec les frères Schlegel et surtout l’immense poète Novalis. Et les romantiques vont être inspirés à la fois par la Révolution française et par Napoléon. C’est qu’il s’agit de gens jeunes qui transposent l’idéal révolutionnaire dans leur discipline. Parmi les grandes influences des auteurs romantiques, il y a le théâtre de Shakespeare, qui a été ignoré et même méprisé en France aux XVIIe et XVIIIe siècles et dont Victor Hugo fera, à juste titre, « la sommité poétique des temps modernes ».
« Disons-le hardiment, écrit Hugo en 1827 dans la Préface de Cromwell, qui est un peu le manifeste du « drame romantique », rejetant les règles du théâtre classique et mêlant les registres du sublime et du grotesque, du recherché et du vulgaire. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il n’y a de plus naïvement libre au monde, les choses de la pensée. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. »
L’enjeu du Romantisme est de faire émerger des œuvres d’art d’une très grande liberté, mais qui, à l’instar de Bonaparte, s’imposent. Et leur premier « combat » pour s’imposer est bien sûr la fameuse bataille d’Hernani, lors de la première de la pièce de Victor Hugo le 25 février 1830, durant laquelle les jeunes romantiques se chamailleront contre les partisans d’un théâtre classique. Vous me trouvez forceur de dire que ce mouvement est inspiré par Bonaparte ? Ouvrons le livre de souvenirs d’un de ses principaux protagonistes, Histoire du romantisme de Théophile Gautier, et lisons simplement le premier paragraphe :
« De ceux qui, répondant au cri d’Hernani, s’engagèrent à sa suite dans l’âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des Classiques, il ne survit qu’un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. Nous avons eu l’honneur d’être enrôlé dans ces jeunes bardes qui combattaient pour l’idéal, la poésie et la liberté de l’art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu’on ne connaît plus aujourd’hui. Le chef rayonnant reste toujours debout sur sa gloire comme une state sur une colonne d’argent, mais le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c’est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d’en raconter les exploits oubliés. »
C’est beaucoup mieux écrit que Las Cases. Mais ça reste très… militaire. Et si on n’avait pas bien compris, Gautier en remet une couche quand, quelques pages plus loin, il évoque leur « chef rayonnant », le général Victor Hugo.
« Dans l’armée romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune. Les soldats pour la plupart n’avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef, âgé de vingt-huit ans. C’était l’âge de Bonaparte et de Victor Hugo à cette date. »
Alors certes, l’art ne s’impose pas par la violence coercitive. Et le Romantisme va produire des chefs-d’œuvre. Mais dans L’Enracinement, Simone Weil se montrera très critique :
« Les romantiques furent des enfants qui s’ennuyaient parce qu’il n’y avait plus devant eux la perspective d’une ascension sociale illimitée. Ils cherchèrent la gloire littéraire comme produit de remplacement. »
Et dans ses Quelques réflexions sur l’hitlérisme, elle demandera également :
« Sous la Restauration, plus encore sous Louis-Philippe, la France était devenue la plus pacifique des nations. Pourtant à l’étranger, le souvenir du passé faisait qu’on continuait à la craindre. Parmi les Français eux-mêmes beaucoup désiraient ouvertement la guerre et la conquête, et se croyaient un droit héréditaire à l’empire du monde (…) Que penser de tant de vers de Hugo à l’éloge des conquêtes françaises, ou l’habitude ne nous laisse plus voir qu’un exercice littéraire ? »
Pardon, Hugo, mais c’est vrai. Tu as napoléonisé plus qu’à ton tour. Je cite Victor Hugo :
« Toujours lui ! lui partout ! – ou brûlante ou glacée,
Son image sans cesse ébranle ma pensée.
Il verse à mon esprit le souffle créateur.
Je tremble, et dans ma bouche abondent les paroles
Quand son nom gigantesque, entouré d’auréoles,
Se dresse dans mon vers de toute sa hauteur (…)
Histoire, poésie, il joint du pied vos cimes,
Éperdu, je ne puis dans ces mondes sublimes
Remuer rien de grand sans toucher à son nom ;
Oui, quand tu m’apparais, pour le culte ou le blâme,
Les chants volent pressés sur mes lèvres de flamme,
Napoléon ! »
Victor Hugo se rattrapera. Et il fera, entre autres, avec Les Misérables, Les Travailleurs de la mer ou L’Homme qui rit des monuments à la gloire des pauvres, des solitaires et des Freaks. On t’aime quand même, Victor Hugo. On t’aime d’amour.
Reste que, pendant longtemps, on va faire de Bonaparte un « fils de la Révolution » qui se serait opposé aux puissantes dynasties de la « vieille Europe » et une espèce de self made man qui ne devrait son succès qu’à lui-même. Presque un rocker. Presque un contestataire. Cette blague. Dans cette salade, il s’agit toujours de faire du cherry-picking dans l’histoire du gars. Mais, tout de même, comment peut-on passer aux pertes et profits le rétablissement de l’esclavage ? Le règne de la censure et de la police ? Ou les six millions de morts ?
Bonaparte « fils de la Révolution », c’est le poncif avec lequel Cavanna – pourtant immense fan de Victor Hugo – s’amusera au début des Aventures de Napoléon, chef-d’œuvre d’esprit Hara-Kiri (coucou Virginie !) :
« Le jeune Napoléon Bonaparte s’était rallié avec enthousiasme aux idées nouvelles. Sur toutes les gravures de l’époque représentant la prise de la Bastille, on le reconnaît très bien, tout au fond, caché derrière les autres, et mangeant des gaufres. »
Peut-être faut-il d’abord voir dans cette napoléomanie une réaction à la gueule de bois de la Restauration. Le retour des petits Bourbons, le dégoût de la Révolution confisquée. Et aussi et surtout une confusion sur les origines de ce grand retour en arrière, confusion nourrie à la fois par la légende noire de Robespierre et par la légende dorée de Napoléon. Deux saletés qui nous ont trompés, et qui nous trompent encore aujourd’hui.
10) La révolution de 1830
Parce que, pendant que nos grands napoléomanes napoléonisent, les petits restaurateurs restaurent. Ils sont partagés entre le respect de la Charte qu’on leur a imposé et le désir de refaire une Monarchie absolue. Le truc de leurs ancêtres. Alors ils retapent en douce leur vieille aristocratie, quand on regarde ailleurs. Surtout Charles X, qui décide en 1825 de rembourser les émigrés qui avaient perdu leurs biens considérés ensuite comme bien nationaux. La Loi du milliard aux émigrés.
Les problèmes s’accentuent en 1828. Bien que les grands-bourgeois « libéraux » soient majoritaires à la Chambre des députés, Charles X décide, à la Macron, de nommer un premier ministre conservateur à sa botte en 1828. Les « libéraux » ne sont pas contents. La presse non plus. Ça râle un peu. Charles X dissout la Chambre des députés et organise de nouvelles élections mais rebelote, les « libéraux » sont à nouveau majoritaires. Punaise. Alors Charles X va faire un coup de force à la fois spectaculaire et complètement idiot : la publication, dans Le Moniteur universel, qui est un peu le journal officiel, des « ordonnances », le 26 juillet 1830.
À quoi sert une ordonnance ? À ordonner. Les ordonnances de Charles X lui donnent les pleins pouvoirs. Il supprime la liberté de la presse, et dissout une fois de plus la Chambre des députés alors qu’elle vient tout juste d’être élue.
Dès le lendemain, et pendant trois jours, le peuple va refaire une révolution. Ce seront les Trois Glorieuses, célébrées par le tableau de Delacroix avec la Liberté qui a tombé la chemise. Les 27, 28 et 29 juillet 1830, les manifestants érigent des barricades, dépavent les rues et distribuent les pavés aux habitants qui les lancent, au milieu des casseroles et des pots de chambre, sur les soldats du haut de leurs fenêtres. Charles X demande à l’armée de tirer sur la foule. La foule pille le musée de l’Artillerie et se défend avec des armures, des casques et des hallebardes de toutes les époques mélangées. Ils sont 8000 face à 12000 soldats. Beaucoup d’ouvriers-artisans, surtout des ouvriers typographes qui ont perdus leur travail avec la suppression de la liberté de la presse. Mais ils ont le soutien de toute la population, et les libéraux ne vont pas tarder à s’associer à eux.
La colonne de la Bastille gardera la trace de 504 insurgés tués. C’est le peuple, une fois de plus, qui a défait le régime monarchique. Mais c’est un banquier, Jacques Laffitte, qui va s’opposer aux revendications des républicains et imposer pour la suite : Louis-Philippe ! Eh là, qui va là : Égalité II ? Alors qu’il le conduit en triomphe à l’Hôtel de ville, Laffitte laisse échapper ce mot :
« Désormais, ce sera le règne des banquiers. »
Oups.
Alors, certes, les Trois Glorieuses vont briser la prétention de la noblesse à diriger le pays comme au bon vieux temps, mais elles ne vont que davantage laisser le champ libre à la grande bourgeoise. Louis-Philippe n’est pas Roi de France, seulement Roi des Français. Mais s’il révise la Charte constitutionnelle en limitant davantage ses pouvoirs et en baissant le coût du suffrage censitaire, il ne le baisse que de 300 FF à 200 FF. Ce qui augmente le corps électoral de 100 000 à 240 000 électeurs pour une population d’environ 33 millions d’habitants. Autour de 2% des hommes en âge de voter.
Ce ne sera donc même pas la bourgeoisie qui va régner. C’est une petite portion de celle-ci : les banquiers, les propriétaires des mines et les magnas de l’industrie des chemins de fer. Et niveau corruption, ça va aller assez loin : une partie des ministres sera intéressée, comme actionnaires, dans les travaux de voies ferrés.
11) La Comédie humaine
On va voir le passage de la Restauration à la monarchie de Juillet décrit dans La Comédie humaine de Balzac. Un labyrinthe de romans, tous plus géniaux les uns que les autres, écrits de 1829 à 1848, et reliés par des personnages qui reviennent d’un récit à l’autre. Avec un pôle royaliste, situé au faubourg Saint-Germain, à Paris, et un pôle bancaire, à la Chaussée d’Antin. Et tous ces jeunes gens qui viennent de province, montent à Paris et veulent réussir. Comme des Napoléon des affaires, des Napoléon des lettres, des Napoléon de la politique. Rastignac, dans Le Père Goriot, qui déclare en regardant Paris : « À nous deux, maintenant ! » Rubempré dans Illusions perdues, qui dit : « Voilà donc mon royaume. Voilà le monde que je dois dompter. »
« Qui donc domine en ce pays sans auteurs, sans croyance, sans aucun sentiment : mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? écrit Balzac dans les premières pages de La Fille aux yeux d’or. L’or et le plaisir. Prenez ces deux mots comme une lumière et parcourez cette grande cage de plâtre, cette ruche à ruisseaux noirs et suivez-y les serpenteaux de cette pensée qui l’agite, la soulève, la travaille. »
L’or et le plaisir, soit les antagonismes de classe et les pulsions. Et ceux qui tirent leurs épingles du jeu, comme Rastignac, qui devient ministre, comme ceux qui n’y arrivent pas, comme Rubempré, qui se suicide en prison, ont exactement les mêmes motivations. Ils sont pris à l’intérieur des serpenteaux de l’or et du plaisir. Ils veulent réussir.
« Ne pas réussir, écrit Balzac dans Illusions perdues, est un crime de lèse-majesté sociale. »
Mais, pour des raisons qui tiennent moins à leur subjectivité qu’aux conditions objectives de leur existence, ceux-ci ne se retrouvent pas impliqués dans les mêmes circuits du labyrinthe. Ce ne sont pas les décisions individuelles qui ont de l’impact sur les vies des personnages de La Comédie humaine, ce sont les mutations de la société elle-même. C’est pourquoi Victor Hugo a pu dire que Balzac, malgré ses convictions monarchiste et catholique, était un écrivain révolutionnaire C’est pourquoi Karl Marx a pu le citer dans Le Capital, Friedrich Engels déclarer qu’il a plus appris dans Balzac sur l’économie et la politique qu’en lisant les économistes et les historiens, Georg Lukàcs, enfin, écrire que « la tragique décomposition des idéaux bourgeois sous la poussée de leur propre base économique, capitaliste » sont rapportés pour la première fois en totalité dans Illusions perdues. Oui. C’est La Comédie humaine qui aura le mieux montré les conséquences de la prise de pouvoir de la bourgeoisie au XIXe siècle, et dont Marx et Engels de leur côté, ont pu dire dans le Manifeste du Parti communiste publié en 1848 :
« Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange et, à la place des nombreuses libertés si chèrement acquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, avide. »
12) La monarchie de Juillet

La monarchie de Juillet va durer dix-huit ans. Dix-huit ans de sentiment d’injustice et d’impuissance politique. Avec, régulièrement, des soulèvements réprimés dans le sang. Les révoltes des Canuts, à Lyon, en 1831 et 1834. Le 2 juin 1832, des combats meurtriers dans le quartier Saint-Merri, insurrection présente dans Les Misérables de Victor Hugo, qui font 800 victimes. Et à la suite de nouvelles barricades le 14 avril 1834, le Massacre de la rue Transnonain, une rue située à l’époque entre la rue Michel-le-Comte et la rue au Maire. Un massacre ordonné par Adolphe Thiers, ministre de l’Intérieur, qui dit alors au général Bugeaud et à sa troupe, comme une espèce de Simon de Monfort :
« Il faut tout tuer. Amis, pas de quartier, soyez impitoyables. »
Deux semaines après cette boucherie : eh là, qui va là, Égalité II ! Oui, c’est Louis-Philippe qui inaugure l’exposition de l’Industrie place de la Concorde. Dans son discours, il déclare que les progrès de l’industrie aboutiront nécessairement à une baisse générale des prix dont toute la population bénéficiera. Une espèce de théorie du ruissellement avant l’heure. Et ça, alors qu’à Paris et dans la plupart des grandes villes, l’écart est désormais de 1 à 10 000 entre les fortunes déclarées. 1% des habitants détient 30% de la fortune globale. Et 68% des Parisiens décèdent sans aucun bien.
C’est le moment où apparaît la photographie. Et la photographie va changer beaucoup de choses. La photographie est une invention scientifique et une nouvelle discipline artistique. Mais c’est aussi un outil de fichage policier. En 1805, l’administration de Napoléon avait rendue obligatoire la numérotation des immeubles dans les grandes villes. C’était un apport indéniable pour les opérations de police. À cela s’ajoutera désormais la photographie qui permet pour la première fois de fixer sans ambiguïté les traits d’un suspect.
Pendant ce temps, 4000 fabriques, forges et usines apparaissent. C’est pas le ruissellement annoncé par Louis-Philippe. Les ouvriers sont payés deux francs par jour, juste assez pour ne pas mourir de faim. Dans certaines villes, comme Lille, ils sont logés dans des caves souterraines et étroites où l’air n’est jamais renouvelé. Une autre des conséquences de cette industrialisation dont Égalité II nous vantait les merveilles à venir, c’est le travail des enfants, conséquence directe de la misère, et d’une mécanisation des tâches permettant le recrutement d’une main d’œuvre peu qualifiée. Dans un rapport de 1832, on peut lire :
« Ils restent seize à dix-sept heures debout chaque jour, dont treize au moins dans une pièce fermée, sans presque changer de place ou d’attitude. Ce n’est pas là un travail, c’est une torture ; et on l’inflige à des enfants de six à huit ans, mal nourris, mal vêtus, obligés de parcourir dès 5 heures du matin la longue distance qui les sépare de leurs ateliers, et qu’achève d’épuiser, le soir, leur retour de ces mêmes ateliers (…) Ils sont maigres, chétifs, ridés : leur ventre est gros et leurs membres émaciés : leur colonne vertébrale est courbée ou leurs jambes sont torses ; leur cou est couturé ou garni de glandes ; leurs doigts sont ulcérés et leurs os gonflés ou ramollis ; enfin, ces petits malheureux sont tourmentés, dévorés par les insectes. »
Entre 1840 et 1848, on compte plus de 140 000 enfants travaillant en industrie. Et non seulement les conditions de travail des prolétaires deviennent plus inhumaines à mesure que l’industrie se développe, mais le chômage augmente. En 1839, on recense 150 000 chômeurs à Paris. Avec ce chômage qui s’ajoute à l’exploitation, les pauvres sont écrasés. Et ils se sentent impuissants à se révolter. Pour l’instant.
Pour l’instant, parce que des idées nouvelles n’ont cessé de circuler ces dernières décennies. Des idées républicaines. Mais aussi des idées socialistes, des idées anarchistes, des idées communistes.
On voit apparaître une personne extraordinaire : Flora Tristan, une franco-péruvienne née en 1803. Elle a fui un mariage arrangé avec un homme qui la battait, et, le divorce étant interdit depuis la Restauration, elle vit cachée. Elle voyage et dénonce successivement le système de l’esclavage dans les Pérégrinations de la paria et le travail en usine dans les Promenades dans Londres. Elle lance l’idée de la « solidarité des travailleurs » et de l’union ouvrière :
« La classe ouvrière est un tout et elle doit se faire connaître comme un tout. »
Elle a même le projet d’une « internationale ouvrière ». D’où le slogan :
« Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! »
Slogan que Marx et Engels n’ont fait que reprendre à la fin du Manifeste du parti communiste, quatre ans après sa mort et sans la citer. Eh ben alors, les mecs ? Pas gênés. Et Flora Tristan associe à ce combat une lutte pour l’émancipation des femmes.
« L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même. »
Enfin, aux antipodes d’Hegel qui nomme Napoléon « l’âme du monde » et considère que le grand-homme, à l’instar de Jules César, peut « écraser mainte fleur innocente » parce qu’il réalise l’Histoire (super), Flora Tristan écrit quelques pages sur Napoléon où les choses sont dites avec une lucidité rare, sans le délire habituel :
« La bataille de Waterloo, jusqu’à ce jour si mal comprise, et par ceux qui l’ont perdue et par ceux qui l’ont gagnée, fut selon moi le second triomphe de la liberté (…) Napoléon est le souverain qui a porté le plus loin la puissance de la force sur les peuples qu’il dominait. Mais que nous a-t-il laissé de durable ? Quelle est celle de ses institutions qui a amélioré le sort de l’humanité ? Il a substitué ses préjugés, ses instincts de tyrannie, aux principes libéraux de la législation républicaine ; il a transformé le mariage en servitude (…) soustrait les actes des agents de l’autorité aux jugements des tribunaux ; presque annulé le jury (…) Sous son règne, la censure était partout ! Il traitait les Français comme des enfants, auxquels on fait apprendre ce qu’ils doivent dire et penser (…) Il a agité le sol européen jusque dans ses fondements et il n’y a pas déposé une semence de liberté (…) Ce fut un dessein bien arrêté et constamment suivi par l’empereur d’anéantir la liberté partout où il pouvait l’atteindre, sous quelque forme qu’elle se présentât à ses yeux. C’était pour lui une nécessité, une condition d’existence, car la puissance qu’il exerçait aurait bientôt tout perdu toute autorité morale si on avait pu, en quelque lieu que ce fut, en discuter le droit et l’esprit de révolte se serait propagé de proche en proche… »
Flora Tristan meurt le 14 novembre 1844. Son dernier ouvrage, complété d’après ses notes, est publié en 1846. C’est L’émancipation de la femme ou Le testament de la paria. Elle y prend des accents messianiques et mystiques :
« Un homme s’est dévoué jusqu’à la mort, et le testament qu’il a laissé a été l’Évangile. Je veux aimer comme il a aimé et mourir comme il est mort. À moi aussi il me faut un calvaire pour y proclamer, en mourant, l’émancipation de la femme ! »
Et elle lance une phrase qui pourrait bien être – après deux siècles de visionnaires déclarés déments – le slogan antivalidiste qu’il nous faudrait aujourd’hui :
« Je serai folle, s’il le faut ! Ce sont les fous qui ont sauvé le monde ! »
Toutes ces idées sociales nouvelles se répandent à travers des banquets qui sont les principaux lieux de politisation de la société. Ça ne plaît pas à Égalité II qui interdit un banquet qui doit se tenir à Paris le 22 février 1848. Pourtant, ce banquet, c’était pas le sommet de la passion révolutionnaire. C’était juste un banquet en faveur d’une réforme électorale. Les intéressés se rassemblent quand même devant la Madeleine et font un cortège qui va de la Concorde aux Champs-Élysées. Les cafés soutiennent les insurgés, et même la Garde nationale dépose ses fusils et fraternise avec la foule. Et là, en seulement deux jours, c’est qui qui s’en va ? Égalité II ! Quoi ? Oui, en seulement deux jours, Louis-Philippe démissionne.
Un gouvernement provisoire est constitué. Un gouvernement de compromis, avec un peu de tout. Même des socialistes. Et même un ouvrier, Albert, de son vrai nom : Alexandre Martin. Pas mal de bonnes choses vont être décrétées. On rétablit l’abolition de l’esclavage. C’est pas trop tôt. Et on passe au suffrage universel, certes toujours masculin.
Mais ce que le peuple demande, là, maintenant, tout de suite, c’est du travail. Et, du travail, y en a pas. Alors on va créer des ateliers afin de résorber le chômage. On a longtemps dit qu’il s’agissait de travaux de terrassement, monotones et inutiles. Il est possible que cette image négative ait été surtout construite par la propagande conservatrice. Et puis on a exagéré leur coût pour révolter les paysans des campagnes, alors qu’ils ne représentaient qu’1% du budget du gouvernement.
Comme ce que le gouvernement cherche, c’est à se faire accepter malgré tout par la bourgeoisie, plutôt que de faire douiller les riches avec un impôt progressif, on fait douiller tout le monde en demandant une taxe additionnelle de 45 centimes sur les impôts directs. Les paysans sont en colère contre ce gouvernement à qui ils reprochent de financer des ateliers pour des chômeurs avec l’impôt des 45 centimes.
En avril, élections de l’Assemblée constituante. Les paysans votent. Ils votent pour les conservateurs. Il y a malgré tout une majorité de républicains libéraux à l’Assemblée, mais en juin, lors des élections législatives complémentaires, les conservateurs continuent à progresser. Et sous la pression des conservateurs qui disent qu’on paie les ouvriers à ne rien faire, les libéraux décident de liquider les ateliers le 21 juin. La honte.
Les ouvriers qui se retrouvent sans emploi et les révolutionnaires vont répondre par une insurrection. Les premières barricades sont dressées le 23 juin. Cela va durer, à nouveau, trois jours. Mais cette fois-ci, l’insurrection sera réprimée d’une façon inouïe. Il n’a jamais été possible de donner une estimation exacte de l’ampleur du massacre. Aujourd’hui, on penche pour 12000 morts du côté des insurgés contre 1500 dans les forces de l’ordre, plus 25000 arrestations, 11000 condamnations à la prison, 1500 fusillés sans jugements et 4000 prisonniers déportés en Algérie. Du jamais vu jusque-là.
« Jamais, écrira Joseph Déjacques dans La Question révolutionnaire, depuis que le monde est monde, on n’avait vu une pareille tuerie. »
Il n’y a même plus l’excuse de la noblesse. Ce sont des républicains qui ont tué d’autres républicains. Et avec une violence hors-du-commun.
Comme l’expliquera Dolf Oehler dans son livre Le Spleen contre l’oubli, cet événement hors-du-commun va faire l’objet d’un refoulement collectif lui aussi hors-du-commun. Et ce refoulement va devenir un motif de la littérature française. En particulier, chez le poète Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal. Avant d’être, selon ses propres dires, « physiquement dépolitiqué » par le coup d’État de Napoléon III, Baudelaire avait été un disciple de Robespierre. Il avait dirigé et rédigé avec deux copains une petite revue nommée Le Salut public. Mais ses poèmes, d’une sublime densité visuelle et musicale, ne garderont les traces de ce traumatisme qu’à l’état d’indices :
« Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid de ses nuits
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts »
Le seul à refuser de refouler, c’est un ancien ami de Baudelaire : l’étrange Louis Ménard. Un historien et érudit mystique, critique d’art, poète et alchimiste à ses heures. Louis Ménard va documenter de manière systématique les horreurs de juin et les décrire minutieusement dans un livre essentiel : Prologue d’une révolution, publié début 1849.
« C’est dans le Marais et dans les quartiers Popincourt et du Temple que se livrèrent les combats les plus sanglants. C’est aussi là qu’on vit le plus de générosité dans le parti du Peuple, et d’acharnement parmi les vainqueurs (…) Deux prisonniers, un soldat de ligne et un tambour étant tombés entre leurs mains, leur dirent « Fusillez-nous ! » « Les démocrates ne fusillent personne », leur fut-il répondu. (…) À l’église Saint-Gervais et à la mairie, aucun vol, aucun dégât, aucun acte de violence ne fut commis par ce Peuple qu’on accusait de rêver le pillage. Lorsque la mairie fut reprise, tous les ouvriers qui y étaient furent fusillés : les cadavres furent amoncelés dans la rue jusqu’à la hauteur d’une barricade (…) On fusilla aussi rue Popincourt un père de quatre enfants, qui demandait grâce : une de ses cuisses fut presque détachée du tronc par les balles. On en fusilla plusieurs avenue Parmentier ; leurs parents allaient reconnaître les cadavres sur un tas de paille. On en fusilla trente-sept sur trois points différents de la rue du Roi-de-Sicile (…) Comme les autres quartiers, le faubourg Saint-Antoine fut après le combat le théâtre de perquisitions, d’arrestations sans nombre, d’exécutions et même de pillages ; plusieurs femmes furent violées : trois furent précipitées d’une fenêtre rue de Charenton. »
13) Le neveu de Napoléon
Après ces horreurs, en décembre 1848, premières élections présidentielles. On va élire pour la première fois au suffrage universel masculin un président qui siégera à l’Élysée et dirigera le pays pour un mandat de quatre ans non-renouvelable. Et le gagnant sera un candidat qu’on n’attendait pas : un certain Louis-Napoléon Bonaparte, le neveu de son oncle, et qui va être élu avec 74,2% des voix.
« Toutes les ressources de la réclame furent employées pour prôner cette candidature, écrit quasiment en direct Louis Ménard, sept journaux impérialistes fonctionnèrent à la fois. Les royalistes voyaient avec plaisir ces intrigues qui leur préparaient les voies, et une partie du Peuple, accusant la République des fautes de ceux qui l’exploitaient à leur profit, se groupait autour d’un nom qui restera populaire tant que l’éducation morale et politique du Peuple ne sera pas faite. »
Et comme dira de son côté son ex-pote « dépolitiqué », Baudelaire :
« En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation. »
Les Bourbons étaient les champions de la grande propriété foncière et Louis-Philippe celui de la banque, Louis-Napoléon Bonaparte va se donner le candidat des paysans propriétaires. Il se prétend même sensible à la Question sociale et publie en 1844 une espèce de livre : L’extinction du paupérisme. Mais une de ses premières décisions une fois élu est le maintien de l’impôt sur le sel dont le Gouvernement provisoire avait décrété l’abolition. Un crachat à la gueule de ses électeurs. Ben ouais. Comme sur un dessin de Reiser : Les Français ont voté comme des cons. Cette humiliation couronnée de gloire rendra Baudelaire amer. Et misanthrope.
« Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple, — et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu ! Les dictateurs sont les domestiques du peuple, — rien de plus, un foutu rôle d’ailleurs, et la gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. »
Question complexe, mais qui nous renvoie à la distinction établie jadis par Rousseau entre l’intérêt général et la somme des intérêts privés – et la question des conditions nécessaires pour une population de choisir l’intérêt général. Question complexe mais surtout compliquée par le télégraphe et l’imprimerie nationale. En gros, par les médias.
Et non seulement Louis-Napoléon Bonaparte écrase tout le monde aux élections, mais, insatisfait de n’avoir que quatre ans pour sa gueule, il s’offre un coup d’État le 2 décembre 1851. Le pire, c’est que ce coup d’État était prévu depuis une paye. Louis-Napoléon Bonaparte avait fait des tentatives de coup d’État ratées en 1836 et 1840. Il avait financé avec l’héritage de maman des brochures de propagande pour le « bonapartisme » : le « gouvernement d’un seul par la volonté de tous ». Il l’avait théorisé. Si on peut appeler cette bouillie une théorie :
« L’idée napoléonienne a combattu pour exister, elle a triomphé pour persuader, elle a succombé pour renaître de ses cendres ; imitant en cela un exemple divin ! (…) La nature de l’Empire fut de consolider un trône sur les principes de la Révolution, de cicatriser toutes les plaies de la France, de régénérer les peuples ; ses passions, l’amour de la patrie, de la gloire, de l’honneur. »
Pitié.
Quelques semaines après le coup d’État, les 20 et 21 décembre 1851, un plébiscite est organisé. 7 400 000 oui contre 640 000 non. Plus de 90% de convaincus. Ça donne envie de crever. Le neveu de Nono est sordide et ridicule, mais il a enfariné tout le monde. Tout ça parce qu’il a compris la puissance du « personal branding » (coucou Ilies ! coucou Mouffette !). Et son « personal branding » passera entre autres par un livre très Louis Sarkozy sur Jules César et présentant évidemment le césarisme comme la condition nécessaire du bonheur des peuples :
« Tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite. Admirons l’amour sincère de ce chef gaulois pour l’indépendance de son pays. Mais n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation : institutions, mœurs, langue, tout nous vient de la conquête. »
L’enfer. Et l’enfer des discours de Napoléon III aux Algériens où il leur dit que, vaincus, ils sont semblables aux Gaulois promis à ressusciter dans une civilisation nouvelle et plus vaste.
Celui qui l’aura d’abord soutenu, puis attaqué, enfin qui se sera exilé jusqu’à la fin de son règne, c’est Victor Hugo. Aujourd’hui, Napoléon III est moins connu que le pamphlet que Hugo lui a consacré, Napoléon le petit :
« Avant le 2 décembre, y écrit Hugo, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis Bonaparte : C’est un idiot. Ils se trompaient. Certes, ce cerveau est trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par endroits plusieurs pensées de suite et suffisamment enchaînées. C’est un livre où il y a des pages arrachées. »
Et Napoléon le petit contient, entre autres, des passages très intéressants sur la transformation des mots par le nouveau pouvoir :
« Le crime de M. Bonaparte n’est pas crime, il s’appelle nécessité ; le guet-apens de M. Bonaparte n’est pas guet-apens, il s’appelle défense de l’ordre ; les vols de M. Bonaparte ne sont pas vols, ils s’appellent mesures d’État ; les meurtres de M. Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s’appellent salut public ; les complices de M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s’appellent magistrats, sénateurs et conseillers d’état ; les adversaires de M. Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s’appellent jacques, démagogues et partageux (…) Et ce faquin dit à la France qu’il l’a sauvée ! Et de qui ? d’elle-même ! »
Lorsque Charles Péguy rééditera Prologue d’une révolution de Louis Ménard au début du XXe siècle, le 28 juin 1904, il parlera du livre comme d’un :
« (…) monument de la perpétuelle utilisation du peuple par la bourgeoisie, de la perpétuelle déception du peuple par la bourgeoisie, du perpétuel massacre du peuple par la bourgeoisie. »
C’est que la guerre qui a suivi Thermidor et qui s’est déroulée jusqu’au Second Empire était très simple, mais si simple qu’on n’a cessé de la compliquer par des artifices. Babeuf l’avait vu. Babeuf avait tout compris. C’est la guerre des riches contre les pauvres.
Mais pour la rendre moins simple, la grande-bourgeoisie a trouvé une arme formidable, qui sera utilisée à son profit par Napoléon III et par tous ses successeurs ayant accès, comme dit Baudelaire, au télégraphe et à l’imprimerie. Cette arme, c’est la propagande, qui s’associe au roman national. Adoncques le mythe de l’homme providentiel qui va nous sauver permet à la domination marchande d’être votée et même plébiscitée – en faisant ainsi rêver la population à une servitude à venir dans laquelle elle trouverait son salut et son repos. Ce seront ces couvertures de magazine, toujours les mêmes, avec toujours le même slogan : « Et si c’était lui ? » Napoléon III était le premier « Et si c’était lui ? »
À partir de ce moment, ça n’allait plus s’arrêter. De Napoléon à Macron. À partir de ce moment, c’était fini pour les conditions nécessaires à la démocratie. Fini, fini, fini.
14) Gérard de Nerval

Fini ? Rien n’est fini, évidemment. Parce que le XIXe siècle a vu quelque chose apparaître ou plutôt réapparaître en France, en même temps que l’oscillation pendulaire entre la fausse gauche et la vraie droite. Ce quelque chose, c’est la poésie. La vraie. Pas celle des rimailleurs de cour. La poésie comme expression de la vie étrange. Ce dont Arthur Rimbaud parlera en 1870 dans sa fausse lettre de Charles d’Orléans sur François Villon :
« Ces poètes-là, voyez-vous, ne sont pas d’ici-bas : laissez-les vivre leur vie étrange. »
Et si, en France, durant la première moitié du XIXe siècle, le génie poétique sera surtout incarné publiquement par Victor Hugo, « chef rayonnant », le plus touchant des poètes de ce temps, issu du romantisme mais déjà tout à fait ailleurs, et du reste méconnu jusque de ses pairs, est Gérard de Nerval. Il est aussi le plus lucide, comme le lui reconnaîtra Baudelaire, qui le dit : « un écrivain d’une honnêteté admirable, d’une haute intelligence, et qui fut toujours lucide ». Peut-être parce qu’il sera le plus directement atteint, dans sa vie étrange, par des crises successives de folie qui l’emmèneront par deux fois en asile.
Né en 1808, fils d’un médecin de la Grande armée, la mère de Gérard meurt alors qu’il n’a que deux ans et qu’elle avait suivi son mari dans les guerres napoléoniennes en Silésie. Pourtant, malgré ça, le jeune Nerval va se montrer parfaitement napoléomane.
« Naguère on vit marcher cette superbe armée,
Comme un fleuve dévastateur,
Sur le front abaissé de l’Europe alarmée,
Passa son flot dominateur »
Très surprenants à lire au vu de la suite, Napoléon et la France et les Élégies nationales sont écrites quand il n’a que seize ans. Mais ce sont des poèmes dont plus tard Nerval aura honte. Il ne les laissera pas republier. Et si Nerval fait partie, avec Gautier, de la « claque » de soutien romantique à Victor Hugo lors de la bataille d’Hernani en 1830, en juillet de la même année, il se retrouve sur les barricades. Pendant trois jours, il transporte des munitions et aide à évacuer les blessés et les morts.
Pendant la monarchie de Juillet, Nerval va être traité de Bousingot. Il va même faire deux fois de la prison pour ça. Qu’est-ce qu’un Bousingot ? Un chapeau de marin que portaient les volontaires du Havre venus au secours des Parisiens en juillet 1830. Par extension, par Bousingot, on désignait un agitateur républicain. Ce qu’on appelle aujourd’hui un « gauchiste ». Et la presque totalité des textes autobiographiques de Nerval évoqueront cette révolution confisquée de 1830, et prendront comme appui un sentiment qui ne peut que nous parler : celui de l’impuissance politique. L’impuissance politique, chez Nerval, c’est celle de l’après-1830. Ces dix-huit trop longues « années de scepticisme et de découragement politique et social qui succédèrent à la révolution de juillet ». Il le racontera mieux que personne dans « Sylvie » dans Les Filles du Feu :
« C’était un mélange d’activité, d’hésitations et de paresse, d’utopies brillantes, d’aspirations philosophiques ou religieuses, d’enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance ; d’ennuis des discordes passées, d’espoirs incertains. »
Certes, toute l’activité artistique et surtout poétique en France après 1830 est portée à la fois par la flamme de la Révolution et par le désenchantement des révolutions confisquées. Ainsi même la notion d’« art pour l’art », qui va se développer durant ces années, surtout sous la houlette de Théophile Gautier, grand ami de Nerval et premier soutien d’Hugo, est une pensée de révolutionnaire déçu.
« Avec ce siècle infâme il est temps que l’on rompe,
Car à son front damné le doigt fatal a mis
Comme aux portes d’enfer : Plus d’espérance ! – Amis,
Ennemis, peuples, rois, tout nous joue et nous trompe »
Mais cela amènera à une dépolitisation des artistes eux-mêmes. Ainsi Gautier, écrivant de lui-même en 1834 :
« Il n’a aucune couleur politique, il n’est ni rouge, ni blanc, ni même tricolore ; il n’est rien, il ne s’aperçoit des révolutions que lorsque les balles cassent les vitres. »
Ça va les rendre misanthropes, ou méprisants, quand ils ne deviendront pas carrément réactionnaires. Pas Nerval. Gérard de Nerval restera fidèle à ses convictions de 1830. Il revendiquera cette affiliation initiale en 1849 quand il répondra à un article parlant de lui comme d’un écrivain apolitique :
« Je ne suis pas un sceptique ne m’occupant ni de politique ni de socialisme… Dans ce dernier cas, comment (aurait-on) pu me classer parmi les membres de cette association, mal appréciée jusqu’ici, qu’on appela les Bousingots ? »
Comme l’écrit avec justesse l’historien de la littérature Paul Bénichou :
« Nerval est le seul parmi ses pairs en désenchantement qui n’affiche pas ce mépris, réel ou prétendu, de la commune humanité, cette déploration de la bêtise universelle dont font parade tous les autres plus ou moins, Flaubert surtout (…) L’âcre humeur n’a gagné Gérard sous nulle forme. Il est remarquable qu’il ignore jusqu’à ce culte de l’Art aux dépens de l’Humanité. »
Nerval aura cette phrase étrange, et plus profonde qu’elle n’en a l’air :
« Je n’ai pas fait de politique, je n’ai fait que de l’opposition. »
C’est parce que Nerval a moins renoncé à la politique qu’il ne l’a déplacée dans des textes où celle-ci transparaît de façon indirecte. Dans des récits autobiographiques, des voyages ou des rêveries historiques. Les Illuminés, Les Filles du Feu, Sylvie, Promenades et souvenirs, Aurélia. Des récits où il fait remonter à la surface du présent un passé qui ne passe pas : un « fantôme » qui continue à hanter les hommes. Qui les hantera jusqu’à ce qu’on lui rende justice.
Ce qui est nouveau chez Nerval, c’est la découverte, à travers ses promenades et souvenirs, des détails de la vie quotidienne renvoyant à des conflits historiques ancestraux. C’est lui qui invente cette pratique de l’observation des signes hors de toute affiliation religieuse, des « hasards objectifs », comme dira André Breton, sans lesquels le Surréalisme, entre autres, n’existerait pas.
Ainsi, Nerval revivant un soir à Saint-Eustache la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Ou rencontrant un paysan lui parlant des amours entre Jean-Jacques Rousseau et Gabrielle d’Estrée. Mais encore, en plein moment de crise, la façon dont lui revient sa napoléomanie de jeunesse, alors qu’il se promène avec son ami Georges :
« Pendant que nous traversions le pont des Arts, je lui expliquai les migrations des âmes, et je lui disais : Il me semble que ce soir j’ai en moi l’âme de Napoléon (…) Je parcourrai la galerie de Foy en disant : J’ai fait une faute, et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon. Il y a quelque chose que je n’ai point payé par ici ! »
Ce n’est pas Nerval qui avait en lui l’âme de Napoléon. C’est tous les hommes de son temps. Mais continuer à napoléoniser après les six millions de morts de Napoléon est bien une faute. C’est de l’ordre d’une facture non-payée.
Et puis c’est un problème de regard porté sur la vie. C’est ce que Simone Weil – qui copiera dans ses carnets les poèmes de Nerval entre mai et juin 1942, lors de son escale à Casablanca avant de rejoindre New York – essayera d’expliquer, dans ses Réflexions sur les origines de l’hitlérisme sur la « conception de la grandeur » que nous avons hérité de l’Empire romain.
« Les Français sont affamés de grandeur. Mais aux malheureux ce n’est pas de la grandeur romaine qu’il faut, écrit Simone Weil. Notre conception de la grandeur est la tare la plus grave (…) Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré la vie tout entière d’Hitler (…) »
C’est cette « conception de la grandeur », héritée de César et de Rome, qui n’a pas empêché les poètes de la première moitié du XIXe siècle de napoléoniser à qui mieux-mieux.
Ce rapport au monde était incompatible avec les autres visions de Nerval. Parce que, non seulement celui-ci est le premier écrivain ou poète français à se réclamer explicitement des « doctrines des Gnostiques » dans Les Illuminés en 1852, mais dans plusieurs écrits, Nerval va s’affilier aux descendants d’une secte dite « gnostique » rejetée par les Chrétiens : les Caïnites.
Les Caïnites, Irénée de Lyon les évoque dans son livre Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur. Ce sont, d’après lui, des Sans Roi qui considèrent que Caïn, fils d’Adam et Eve et frère d’Abel, ayant tué son frère par jalousie, était en réalité un homme bon et en butte aux attaques du mauvais Démiurge. Il est probable que l’hérésiologue lyonnais ait confondu avec les Sethiens, dont on a retrouvé les écrits à Nag Hammadi en 1945. Des Sans Roi qui ne disent pas descendre de Caïn, mais de Seth, le troisième fils d’Adam et Eve.
Mais peu importe. Parce que ce dont il s’agit ici, comme souvent avec les Sans Roi, c’est d’une lecture alternative de la Bible ou des récits de la Genèse. Une lecture dans laquelle celui qui est présenté dans la Bible comme Dieu est dépeint comme un faux dieu fou et méchant. Dans la Genèse, Caïn est cultivateur, alors que son frère Abel est berger. Ils présentent tous les deux des offrandes au Seigneur, mais celui-ci préfère l’offrande d’Abel. Je cite la Genèse :
« Le Seigneur tourna son regard vers Abel et son offrande, mais vers Caïn et son offrande, il ne le tourna pas (Oui, le Démiurge préfère la viande aux légumes, ce bidochard) Caïn dit à son frère Abel : « Sortons dans les champs. » Et, quand ils furent dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : « Maintenant donc, sois maudit et chassé loin de cette terre qui a ouvert la bouche pour boire le sang de ton frère, versé par ta main. Tu auras beau cultiver la terre, elle ne produira plus rien pour toi. Tu seras un errant, un vagabond sur la terre. »
Nerval met en scène Caïn dans un étrange récit, Histoire de la Reine du matin et de Soliman prince des Génies, qu’il dit avoir entendu de la bouche d’un conteur de rue à Constantinople, mais que, sans doute, il a inventé. Dans le récit de Nerval, Caïn explique son geste par l’inégalité de leurs tâches. Lui, l’agriculteur, travaille toute la journée tandis qu’Abel, le berger, passe son temps à se prélasser. Nerval fait de Caïn le père de tous les travailleurs et d’Abel l’ancêtre de leurs exploiteurs.
« Travaillant sans cesse, explique Caïn, arrachant notre nourriture au sol avare, inventant, pour le bonheur des hommes, des charrues qui contraignent la terre à produire, faisant renaître pour eux, au sein de l’abondance, cet Eden qu’ils avaient perdu, j’avais fait de ma vie un sacrifice. Tandis que j’arrosais de mes sueurs la terre où il se sentait roi, oisif et caressé, Adam paissait ses troupeaux en sommeillant sous les sycomores. Je me plains ; nos parents invoquent l’équité de Dieu ; nous lui offrons nos sacrifices, et le mien est rejeté avec mépris… C’est ainsi que ce Dieu jaloux a toujours repoussé le génie inventif et fécond ; et donne la puissance avec le droit d’oppression aux esprits vulgaires. »
Son père Adam intervient alors durant cette prise de parole, et reproche à Caïn les tyrannies subies ensuite par les hommes, tyrannies suscitées par la colère du Démiurge :
« C’est à cause de toi que Jéhovah a suscité des prêtres qui ont immolé les hommes, et des rois qui ont sacrifié des prêtres et des soldats. Un jour, il fera naître des empereurs pour broyer les peuples, les prêtres et les rois eux-mêmes. »
Et Nerval associe les Caïnites, c’est-à-dire les Sans Roi, aux prolétaires et aux poètes dans une malédiction commune : la détestation du Démiurge pour les bienfaits que ceux-ci apportent aux hommes. Et la décision de celui-ci de susciter encore et encore de nouveaux tyrans pour les empêcher de faire de ce monde un paradis.
« Je me suis fait bienfaiteur des enfants d’Adam, explique encore Caïn. C’est de notre race qu’ils doivent tous les arts, l’industrie et les éléments des sciences. En les instruisant, nous les rendions libres… (Le Démiurge) ne m’a jamais pardonné. »
Et Nerval va s’opposer frontalement au Dieu autoritaire des vainqueurs. Ainsi dans le poème Antéros :
« Tu me demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur
Et sur un col flexible une tête indomptée
C’est que je suis issu de la race d’Antée
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur
Oui, je suis de ceux-là qu’inspire le Vengeur,
Il m’a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d’Abel, hélas ! ensanglantée,
J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur !
Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : « Ô tyrannie ! »
C’est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon…
Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et protégeant tout seul ma mère Amalécite,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon. »
La napoléomanie était incompatible avec cette vision à la fois sensible à la condition des travailleurs et hostile à toute forme d’autorité, qu’elle soit religieuse ou politique. A fortiori impériale. Et par une lecture mystique qui associe les artistes aux prolétaires dans la malédiction qu’ils subissent de la part du Démiurge.
La napoléomanie était également incompatible avec le rapport de Nerval à l’amour. Nerval amoureux transi d’une comédienne et chanteuse, Jenny Colon, et portant son deuil une fois celle-ci décédée. Écrivant ses vers fameux :
« Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie »
On ne pourrait être plus loin de Napoléon, misogyne assumé et ennemi de toute sentimentalité, dont Stendhal, napoléomane critique, décrivait avec dégoût le rapport à la sexualité :
« L’empereur assis à une petit table, l’épée au côté, signait les décrets. La dame entrait ; il la priait de se mettre au lit sans se déranger. Bientôt il la reconduisait lui-même avec un bougeoir et se remettait à lire ses décrets, à les corriger, à les signer. L’essentiel de l’entrevue ne durait pas trois minutes. »
La napoléomanie n’était pas seulement incompatible avec sa vision politique, sa vision spirituelle et sa vision de l’amour. Elle était incompatible avec la personnalité de Nerval. Une personnalité notoirement douce, altruiste, serviable, qui a stupéfait ses contemporains qui l’appelaient « le gentil Gérard ». Comme Rousseau, Nerval est un écrivain qu’on appelait par son prénom.
La napoléomanie était incompatible avec sa vulnérabilité… Une vulnérabilité qui n’avait existé précédemment que chez les successeurs arabes et perses des Sans Roi, les poètes et mystiques soufis, et qu’on ne retrouvera aussi splendidement explorée ensuite que dans la musique soul. Chez Otis Redding par exemple. Dans ses chansons d’homme tendre et passionné : « Try a Little Tenderness », « I’ve Been Lovin’ You Too Long » ou « Fa-fa-fa-fa-fa (Sad song) ». Otis Redding auquel Nerval ressemble tant.
Fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa-fa
Je continue à écrire ces chansons tristes
Les chansons tristes, je connais que ça
La napoléomanie est une idée fixe. Celle de la gloire. Celle que l’ambition individuelle est une qualité humaine qui devrait être matériellement couronnée par le succès et qui n’est entravée que par la jalousie des autres. Et cette idée ne nous a pas quittée. Puisqu’elle est la conséquence de l’advenue d’une démocratie qui ne s’est pas accompagnée d’une compréhension de l’intérêt général mais s’est éparpillée dans la confusion des intérêts privés. Napoléon, c’est ce que produit la démocratie lorsqu’elle décide d’ignorer la justice sociale. C’est ce que produit le capitalisme quand il a peur. Tant qu’on n’aura pas définitivement compris que la seule et unique solution sera révolutionnaire, à la fois politique, spirituelle et poétique, on continuera à faire mumuse avec des hommes providentiels et un mélange de hochets et de massacres pour récompenses. Et toutes ces saletés nous rentreront dans l’âme.
Le premier poète à ne pas napoléoniser du tout sera également le premier à vraiment aimer Nerval d’amour. Ce sera Charles Baudelaire, encore une fois, écrivant pour la préface inachevée des Fleurs du mal cette phrase qu’on devrait graver sur le fronton du Panthéon :
« Le grand homme est bête. »
Oui, il aura fallu Napoléon III pour venir à bout du culte de Napoléon chez les poètes. Désormais, il n’y aurait plus que des droitards fragiles, qui ont besoin de se prouver à eux-mêmes leur virilité, pour continuer à napoléoniser. À partir de Nerval et de Baudelaire, la quête du poète, se confondant avec celle des Sans Roi, ne peut plus se confondre avec la gloire. Les poètes ne chercheront plus à s’imposer au centre de la société mais ils se tiendront dans la marge, parmi les Freaks. Leur grandeur ne sera plus celle de César ou de Napoléon. Elle sera de donner de la voix à ceux qui sont sans-voix. Comme dira Antonin Artaud :
« C’est pour les analphabètes que j’écris (…) Les paroles sont un limon qu’on n’éclaire pas du côté de l’être mais du côté de son agonie. »
Et de même que Philip K. Dick avait opposé César et le Christ, on opposera Toussaint-Louverture et Napoléon, Flora Tristan et Napoléon, Otis Redding et Napoléon, Gérard de Nerval et Napoléon. Oui :
« Tel est le récit sous-jacent rapporté à travers les âges, depuis deux mille ans, et qui, en même temps, n’est jamais rapporté. »
Non. Rien n’est fini. Rien n’est jamais fini.
14) Conclusion : La fin de L’Empire n’a pas de fin

Nous sommes en 1870, à la fin du règne de Napoléon III, avant les dernières arnaques qui précipiteront sa chute. Flora Tristan est morte depuis vingt-six ans. Balzac depuis vingt ans. Nerval depuis quinze ans. Baudelaire depuis trois.
Et nous sommes le 10 janvier. Un connard tire six balles à bout-portant sur Victor Noir, un jeune journaliste qui s’était rendu à son domicile en qualité de témoin. Il l’avait pris pour un autre. Le connard va être acquitté. Pourquoi ? Parce qu’il s’appelle Bonaparte. Pierre Bonaparte. Un cousin du neveu.
Il faudra ce troisième Bonaparte pour réveiller la possibilité d’un renversement de situation. Et le 12 janvier 1870, ce sont les funérailles de Victor Noir, dont le corps est conduit au Père-Lachaise. Ces funérailles sont une sorte de parade anticipatrice des événements à venir, presque une bande-annonce. 200 000 personnes suivent son convoi sur les Champs. Les corporations ouvrières, des étudiants. Et tous ceux qui, un peu plus d’un an plus tard, vont vivre le plus grand, le plus beau et le plus tragique moment de toute l’histoire de France. La Commune de Paris.
Dans cette foule, il y a Louise Michel. Elle a quarante ans et elle porte un poignard sur elle.
« Le cortège s’allongeait immense, répandant autour de lui une sorte de terreur, écrira Louise Michel : à certains endroits d’étranges impressions passaient ; on avait froid et les yeux brillaient comme s’ils eussent été de flamme ; il semblait être une force à laquelle rien ne résisterait. »
C’est quand vous croyez avoir compris l’histoire qu’elle vient de vous échapper.
C’est quand vous êtes épuisé qu’elle revient vous chercher.
C’est quand vous la saisissez au vol qu’elle vous glisse entre les doigts.
C’est quand vous pensez que c’est fini que ça n’a pas encore commencé.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret / Margaux Simon
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