Mafia. “La nuit, Palerme danse dans les flaques de sang”

Le 11 octobre, Paolo Taormina, un Palermitain de 20 ans, a été tué d’un coup de pistolet dans la nuque par un homme de 28 ans, apparemment après être intervenu pour calmer une rixe. Un nouvel épisode de violence qui indigne ce journaliste du quotidien “La Repubblica”, spécialiste de la Mafia.

Une ville peut mourir à petit feu, sans que personne ne le dise, sans que personne ne veuille le voir. Aujourd’hui, Palerme agonise sous les balles tirées par des gamins qui n’ont même pas encore appris à se raser. Des gamins armés, féroces, chair à canon du crime organisé qui est loin d’être mort et n’a fait que changer de visage. Chaque nuit, Palerme est éclaboussée du sang de sa jeunesse. Et nul ne sait plus comment nous en sommes arrivés là.

Palerme, Sicile.
Palerme, Sicile. COURRIER INTERNATIONAL.

Paolo Taormina avait 20 ans. Un âge auquel on devrait seulement avoir à aimer, étudier, essayer et se tromper, se battre pour des choses importantes. Lui a eu le courage d’intervenir. De défendre un garçon de son âge en train de se faire sauvagement tabasser par une meute sans pitié ni limites. En récompense, Paolo Taormina a reçu une balle dans la nuque, à bout portant. Une peine capitale exécutée sans procès, sans Dieu. Il n’est pas le premier. Et, à en juger par ce qui se passe tous les week-ends dans les ruelles de la vieille ville, il ne sera pas le dernier.

“À la fois victimes et bourreaux”

À Palerme, on tire pour un oui pour non. Pour une place de parking, un mot de travers, un regard. On tire parce que, aujourd’hui, avoir un flingue dans sa poche est un insigne honneur. Une preuve de virilité. Un laissez-passer pour entrer dans une bande – et dans cet univers criminel qui observe et approuve, en silence. C’est de mafia qu’il s’agit ? Oui, car la Mafia c’est ça aussi. C’est avant tout cela.

Leurs armes, ces gamins ne les fabriquent pas. Ils se les procurent. Ils les achètent avec de l’argent qu’ils n’ont pas. Ils les obtiennent via des circuits opaques, criminels, organisés. Celui qui fournit un pistolet à un gosse de 18 ans le fait dans un seul but : en faire un bras armé, un bouclier humain, un cobaye, à la fois victime et bourreau. Ne nous leurrons pas, la Mafia n’a jamais disparu de Palerme. Elle est revenue dans ces quartiers où grandit la nouvelle génération qu’elle recrute – au ZEN, à Brancaccio, à Falsomiele. Comme dans les années 1970, quand les clans recrutaient des gosses pour mener leur guerre de tranchées.
Analyse“Mafieux ou gangsters ?” Que devient Cosa Nostra à Palerme ?

Répondant aux polémiques qui entouraient déjà la question de la sécurité dans la ville, en août, le ministre de l’Intérieur, Matteo Piantedosi, avait réaffirmé qu’à Palerme, les crimes avaient diminué de 13 % cette année. Pourtant, la perception dans la ville est tout autre, comme l’ont montré les manifestations demandant davantage de sécurité qui ont suivi la mort de Paolo Taormina. Mais cette violence diffuse signale-t-elle une présence accrue de Cosa nostra ou plutôt une perte d’influence de celle-ci ? Dans les colonnes du quotidien milanais Corriere della Sera, l’expert de la Mafia Roberto Saviano livre son analyse.

“Dans les années 1980, en Sicile, les crimes devaient être ‘autorisés’, aujourd’hui, au contraire, la Mafia permet à des groupes de jeunes criminels d’exister, car elle n’a plus intérêt à contrôler le territoire, à verser des ‘salaires’ à des centaines de familles. Ces jeunes veulent être des gangsters, et les boss le permettent en décidant tour à tour de les utiliser, de les éliminer ou de les recruter, s’ils obtiennent des bons résultats.” Le résultat final auquel ces jeunes provenant de quartiers très défavorisés aspirent. Et pour lequel ils sont même disposés à passer par la case prison.

 

Aujourd’hui, la Mafia mène une guerre contre la civilisation, de Monreale [à 7 kilomètres de Palerme, où une rixe entre jeunes a fait trois morts en avril] à Sferracavallo [à 15 kilomètres de Palerme, où une dispute à coups de pistolet a éclaté entre deux groupes de jeunes, blessant une femme enceinte]. Entre deux pizzas, elle tire à tout-va. Les victimes de cette guerre ont 17 ans, 18 ans, 20 ans peut-être. Les armes à feu font partie du paysage et les homicides du quotidien urbain. Les arrestations ne font plus peur, elles ne dissuadent plus. Le système semble inébranlable : le boss récompense, il protège, il arme. Et celui qui se sert de son arme inspire le respect.

Salvatore Riina (archives).
Salvatore Riina (archives). Photo Wikimedia Commons

Le problème n’est pas seulement criminel. Il est culturel. Moral. Et dévastateur. Parce que la culture mafieuse a trouvé des voies et des voix nouvelles. Jusque sur YouTube et TikTok. Les enfants des mafieux rient sur Internet. Ils racontent à quel point Totò Riina [l’un des parrains les plus redoutés de la mafia sicilienne, mort en 2017] était “une bonne personne”, lui qui jamais ne levait la main sur ses enfants. Ils oublient, cependant, ou ils feignent d’oublier, personne dans leur entourage ne venant le leur rappeler, que Totò Riina tuait les enfants des autres. Qu’il en a fait disparaître des centaines. Que son nom reste une blessure béante dans la chair de ce pays. Or aujourd’hui, il est glorifié par des jeunes de 20 ans qui se gargarisent d’être des influenceurs.

“La ville est à la dérive”

Et Palerme, dans tout cela ? Palerme semble impuissante. Les forces de l’ordre multiplient les patrouilles, les interventions, les arrestations. Mais toutes les opérations policières ne sont que des gouttes d’eau dans un océan de feu. Toutes les saisies d’armes n’y font rien. Lorsqu’une jeune femme enceinte est touchée par une balle perdue lors de festivités religieuses (comme ce fut le cas en septembre), lorsqu’une querelle devant un cimetière laisse un homme entre la vie et la mort, lorsque, la nuit, Palerme danse dans les flaques de sang, il est évident que quelque chose s’est brisé. Non, que tout s’est brisé.

La ville est à la dérive. Personne ne semble plus tenir la barre. Les cafés et les restaurants du centre-ville sont aujourd’hui des armureries à ciel ouvert. Les ruelles des coupe-gorge. La nuit, le chaos règne. Et tandis que nous faisons comme si tout était normal, la Mafia arme, dirige, sème. Pas besoin de gestes spectaculaires. Pas besoin d’attentats comme en 1992. Il lui suffit d’observer et de nourrir la colère des plus jeunes. De vendre l’idée que se servir d’une arme à feu, c’est avoir du pouvoir. Que tuer, c’est régner.

Mais quand, à 19 ans, nos jeunes deviennent des assassins et qu’à 21 ans, ils meurent en héros parce qu’ils ont fait preuve d’humanité, nous ne pouvons plus nous taire. Palerme est en danger. Car ce n’est pas qu’un fait divers. Ce n’est pas qu’un triste hasard. C’est un système invisible et infâme qui transforme nos enfants en chair à canon. Nos enfants.

Alors disons-le une fois pour toutes : la Mafia est là. Ce n’est pas du folklore, c’est la mort, la solitude, la destruction. C’est l’hiver qui progresse sur cette terre promise à la lumière. Si nous ne poussons pas ce cri aujourd’hui, nous le hurlerons demain, agenouillés devant un autre cercueil blanc. Trop tard. Une fois de plus.

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