« Faut leur tirer dans la gueule ! » : la manifestation de Sainte-Soline vue par les gendarmes

Mediapart et « Libération » révèlent des images inédites du 25 mars 2023, filmées par les caméras-piétons des gendarmes. Elles montrent des consignes prohibées et dangereuses données par la hiérarchie, un vocabulaire guerrier et une troublante satisfaction de blesser « l’adversaire ».

Camille Polloni et Laura Wojcik

  

Deux ans et demi après la manifestation contre les mégabassines qui avait fait des dizaines de blessé·es à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) le 25 mars 2023, Mediapart et Libération ont eu accès à plus de quatre-vingt-quatre heures d’images tournées par les gendarmes ce jour-là, principalement via les caméras-piétons qu’ils portaient sur la poitrine.

Ces images ont été saisies par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) dans le cadre d’une enquête préliminaire pour violence par personne dépositaire de l’autorité publique et non-assistance à personne en danger ouverte par le parquet de Rennes, compétent en matière militaire, et désormais en voie d’achèvement.

Le but de la procédure était de retrouver les tireurs qui ont fait quatre blessés graves parmi les manifestant·es. En définitive, aucun n’a été identifié. Mais Mediapart et Libération ont récupéré un matériel exceptionnel pour comprendre, de l’intérieur, l’état d’esprit des gendarmes, leurs actes et les propos échangés dans leurs rangs.

Multiples tirs tendus

Ces images révèlent des consignes de la hiérarchie normalement interdites, car dangereuses. Et une apparente cruauté de certains gendarmes, qui semblent tirer sans discernement : ils se réjouissent à de nombreuses reprises de blesser lourdement des manifestant·es. À la vue de ces images, l’IGGN aurait pu signaler au parquet ces potentielles infractions : elle n’en a rien fait.

Les fonctionnaires sont conscients d’être filmés, puisqu’ils mettent eux-mêmes en route leur caméra quand ils le jugent utile. Il leur arrive toutefois d’oublier que la caméra tourne ou de déclencher involontairement l’enregistrement.

Sur ces images, on voit de nombreux tirs tendus de grenades lacrymogènes et explosives, ce qui est formellement interdit. Compte tenu de la dangerosité de ces munitions si elles touchent quelqu’un à pleine vitesse, les règles d’utilisation du lance-grenades prévoient exclusivement des tirs en cloche, le canon devant être positionné à 45 degrés et surtout pas à l’horizontale.

Ces tirs tendus ne relèvent pas d’initiatives isolées : dans plus de la moitié des escadrons étudiés, des gradés ordonnent à leurs subordonnés de procéder ainsi.

Ces vidéos montrent aussi des dizaines de commentaires particulièrement déplacés et d’insultes visant les manifestants, traités de « fils de pute », d’« enculés », de « pue-la-pisse ». Des gendarmes se vantent d’avoir touché des manifestants « en pleine tête » ou « dans les couilles », se réjouissent de « leur faire mal » et vont jusqu’à dire qu’il faudrait « les tuer ».

Des gendarmes jamais confrontés à leurs propos

L’avocate Chloé Chalot, qui défend les intérêts des quatre blessé·es graves ayant déposé plainte, regrette que tout n’ait pas été consigné sur procès-verbal par l’IGGN. Elle réclame « un nouveau travail de retranscription, beaucoup plus exhaustif », et note que « les enquêteurs n’ont pas confronté les gendarmes en cause aux comportements constatés et propos tenus, malgré la gravité et les conséquences de ceux-ci ».

En effet, les caméras-piétons des gendarmes n’ont été exploitées qu’après les auditions de leurs chefs d’escadron. Aucun gendarme n’a été interrogé sur le contenu des images.

De son côté, le procureur de Rennes, Frédéric Teillet, indique que « si ces images révélaient d’autres infractions pénales que celles dont il était saisi, la procédure prévoit que le service d’enquête en informe le parquet. Ce qui n’a pas été le cas ». Il ajoute que « si ces images révélaient des comportements qui, sans constituer d’infraction pénale, relèvent de manquements aux obligations des militaires de la gendarmerie, cela relèverait de la procédure administrative, pour laquelle le parquet n’est pas compétent ».

La Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) affirme quant à elle que « les enregistrements disponibles, extraits des caméras-piétons des unités déployées lors des troubles à l’ordre public de Sainte-Soline en mars 2023, ont été mis à la disposition exclusive de la justice, dans le cadre d’enquêtes judiciaires toujours en cours, dont il ne revient pas à la gendarmerie de les commenter ».

Un dispositif de maintien de l’ordre exceptionnel

Mediapart n’a pas recensé les injures proférées au pic des affrontements, qui peuvent échapper à tout un chacun, mais seulement celles prononcées « à froid ». Car, tout au long de l’après-midi, selon l’heure et selon les endroits où sont positionnés les gendarmes, l’intensité des violences varie fortement.

La manifestation du 25 mars 2023, organisée par Les Soulèvements de la Terre, le collectif Bassines non merci et la Confédération paysanne, avait été interdite par la préfecture des Deux-Sèvres, qui craignait notamment « une intrusion et l’implantation d’une ZAD [zone à défendre – ndlr] » sur le site de la bassine (déclarée illégale depuis).

« Nous ne connaissions pas le lieu et nous ne l’avons connu précisément que le 24 mars au matin », a indiqué la préfète Emmanuelle Dubée au cours de l’enquête pénale, regrettant « l’incertitude délibérée devant laquelle les organisateurs ont souhaité placer les services de l’État » malgré ses tentatives de contact. Selon la préfète, qui garde en mémoire une manifestation survenue en octobre 2022, « nul ne pouvait ignorer la nature violente du rassemblement qui se préparait ».

Le jour dit, un dispositif exceptionnel de maintien de l’ordre, comptant près de 3 000 agents, est mis en place. Une quinzaine d’escadrons de gendarmes mobiles sont répartis tout autour de la réserve SEV 15 pour empêcher son invasion par trois cortèges convergents : le bleu, le jaune et le rose. Sont aussi déployés deux canons à eau, deux véhicules blindés et vingt quads du peloton motorisé d’intervention et d’interpellation (PM2I) de la Garde républicaine, ultérieurement blanchis par une enquête administrative malgré leurs tirs de LBD en mouvement.

« Pourquoi ne pas avoir laissé les manifestants accéder symboliquement à la bassine comme ils l’ont demandé ? », ont demandé les enquêteurs de l’IGGN à la préfète, pour qui une telle option était exclue : « Ils ont reconnu que ce ne serait pas que symbolique. […] Il m’appartenait d’assurer la sécurité des biens. […] Leur volonté était aussi de s’en prendre aux forces de l’ordre. »

« À l’arrivée vers la réserve de Sainte-Soline, […] les trois cortèges se situaient dans le périmètre interdit à la manifestation », ajoute la préfète. Du point de vue légal, cet « attroupement » peut être dispersé par la force après sommations. Des sommations ont bien été effectuées, mais l’IGGN estime qu’elles sont restées « inaudibles » pour les manifestant·es.

Avec l’autorisation de la préfète, le PM2I tire ses premières grenades lacrymogènes vers 12 h 35 pour disperser le cortège bleu, qui s’approche de la bassine. Puis il vise, « vraisemblablement par erreur », le cortège rose, comme l’a déjà montré le magazine « Complément d’enquête ».

Alors que les cortèges commencent à se mêler, les manifestant·es semblent vouloir « encercler » la bassine (et donc les gendarmes positionnés devant). La préfète autorise alors l’emploi de la force sur l’ensemble des cortèges. « Les tirs de grenades lacrymogènes s’intensifient, à un rythme très soutenu, et ne cesseront quasiment plus », note l’IGGN, qui observe que « la zone est noyée de fumées lacrymogènes » dès 13 heures.

Aux alentours de 13 h 15, « les affrontements les plus violents de la journée » commencent et durent presque trois quarts d’heure. Les gendarmes reçoivent des pierres, des cocktails Molotov et des feux d’artifice, tandis que quatre véhicules de gendarmerie sont incendiés. Des manifestant·es essaient de pénétrer dans la SEV 15 en faisant tomber les grillages qui entourent le site.

« Acculés », les gendarmes tirent sans arrêt. « La plupart des grenades CM6, MP7 ou GM2L atterrissent dans les premiers rangs des black blocs, et parfois au-delà, parmi les manifestants restés en retrait en spectateurs », constate l’IGGN. Les gaz lacrymogènes finissent par « noyer » la « zone des blessés », qui s’est créée spontanément sur un chemin légèrement en retrait.

Les affrontements se calment vers 14 heures et reprennent brièvement une heure plus tard, quand un médecin de la gendarmerie s’approche de Serge D., très grièvement blessé, pour le secourir. De 15 h 30 à 16 h 30, les manifestant·es quittent le site.

« Un putain de trou qui appartient même pas à l’État »

Sur la journée, notent les enquêteurs, la gendarmerie « fait état de la consommation de 5 015 grenades lacrymogènes (2 783 CM6, 857 MP7, 1 375 GM2L), de 89 grenades de désencerclement GENL, de 40 grenades assourdissantes ASSR et 81 munitions de LBD 40 ». Quarante-cinq gendarmes sont déclarés blessés, tandis que les manifestant·es dénombrent environ deux cents blessé·es dans leurs rangs.

Les images issues des caméras-piétons témoignent de ces affrontements. Mais elles montrent aussi des gendarmes prenant leur pause dans les camions, en chantant sur du Michel Fugain ou du Dalida, mangeant leur sandwich ou se plaignant de devoir après cirer leurs chaussures pleines de boue.

Ces dizaines d’heures d’enregistrements ouvrent une fenêtre inédite sur leur quotidien, leurs doutes sur l’utilité de protéger « un putain de trou qui appartient même pas à l’État », leurs plaisanteries souvent de mauvais goût (« Tu veux une pipe et un Mars ? — Le Mars non, mais la pipe je suis pas contre »), leurs projets d’apéro.

Trois escadrons de gendarmerie mobile (EGM) n’ont transmis aux enquêteurs aucune image de leurs caméras-piétons. L’EGM de Saint-Étienne-lès-Remiremont a expliqué que ses caméras étaient en maintenance. Celui de Chambéry s’est excusé : malgré la réquisition adressée par l’IGGN, il a essayé d’extraire les images trop tard, au-delà du délai de trente jours où elles sont effacées automatiquement. L’EGM de Cherbourg n’a fourni ni images ni explications.

Certaines caméras-piétons ont bien été saisies par l’IGGN mais n’ont jamais été exploitées par ses soins (EGM de Clermont-Ferrand). La plupart des images ont bien été visionnées et en partie retranscrites. Mais une grande partie des tirs tendus, insultes et autres propos problématiques qui y figurent ne sont même pas mentionnés.

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