Personne n’en savait rien : la grande hypocrisie autour des vidéos des gendarmes à Sainte-Soline

La justice et la gendarmerie se renvoient la balle quant à l’absence de prise en compte des vidéos vieilles de deux ans révélées par Mediapart et « Libération ». Retour sur l’accès des différents protagonistes à ces images… ou sur la connaissance qu’ils auraient dû en avoir.

Camille Polloni

  

Depuis la révélation par Mediapart et Libération de vidéos mettant en cause le comportement des gendarmes déployés à Sainte-Soline, une question en apparence assez simple reste sans réponse.

Comment est-il possible que des vidéos tournées par les gendarmes le 25 mars 2023, transmises à la justice peu après et visionnées par un service d’enquête – en l’occurrence l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) – n’aient entraîné aucune conséquence, ni administrative ni pénale, depuis deux ans et demi ?

Le ministre de l’intérieur l’a rappelé jeudi 6 novembre 2025 sur France Inter : avant leur publication, qui a conduit Laurent Nuñez à demander l’ouverture d’une enquête administrative, ces vidéos étaient déjà « sous main de justice » de longue date, dans une procédure aujourd’hui en attente d’une décision finale.

Laurent Nuñez entend ainsi démontrer que tout s’est passé normalement. Que les gendarmes ont fait leur devoir en transmettant les images au parquet de Rennes, chargé de l’enquête sur les graves blessures de quatre manifestants. Que ces enregistrements n’allaient pas rester lettre morte, puisque la justice s’en était saisie. Et surtout, selon le ministre, que la gendarmerie ne pouvait rien faire de plus.

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© Mediapart

Mais il omet plusieurs points d’importance. D’abord, le contenu de ces images, visionnées par l’IGGN pour les besoins de l’enquête, a été largement dissimulé aux magistrats qui la dirigeaient. Ce qui questionne à nouveau sur l’absence d’indépendance de l’IGGN, critiquée de longue date.

Ensuite, les faits découverts dans ces vidéos auraient pu faire l’objet d’une enquête administrative en parallèle de l’enquête pénale. Les deux procédures sont théoriquement indépendantes l’une de l’autre et peuvent même aboutir à des conclusions différentes.

Enfin, rien ne dit que, sans la publication de ces images, le ministère de l’intérieur s’en serait saisi un jour pour en examiner le volet disciplinaire, une fois l’enquête judiciaire terminée. Les comportements qui ne relèvent pas du pénal mais de la déontologie professionnelle des gendarmes seraient tout simplement restés impunis.

  • Qui disposait de ces vidéos ? 

Une partie des gendarmes déployés à Sainte-Soline sont équipés de caméras-piétons, qu’ils portent sur leur buste. Ils décident eux-mêmes de les mettre en route quand ils le jugent utile, notamment pour pouvoir démontrer ultérieurement (y compris devant la justice) qu’ils ont agi de manière justifiée et proportionnée.

Ce jour-là, il semble que des consignes ont été passées pour filmer largement cette opération de maintien de l’ordre d’une ampleur exceptionnelle : beaucoup de gendarmes activent l’enregistrement de leur caméra dès les premières sommations, pour garder une trace des événements et de l’usage des armes. Des équipes dédiées à l’image sont par ailleurs chargées de filmer cette manifestation qui fait plusieurs blessés graves.

Quand le parquet de Rennes (compétent en matière militaire) ouvre une enquête pour comprendre dans quelles circonstances quatre manifestants ont été sévèrement touchés, il demande à l’IGGN de rassembler le plus d’éléments possible. Il est donc logique de saisir toutes les images disponibles.

Pour ce faire, l’IGGN envoie des réquisitions judiciaires à toutes les unités présentes sur place. Une quinzaine d’escadrons de gendarmerie mobile (EGM) venus de toute la France et deux pelotons de la Garde républicaine extraient les données de leurs caméras-piétons pour les transmettre à la justice. Certains gendarmes fournissent même des vidéos personnelles tournées avec leur portable.

Seuls trois escadrons n’ont transmis aucune image de leurs caméras-piétons à l’IGGN. Celui de Saint-Étienne-lès-Remiremont a expliqué que toutes ses caméras étaient en maintenance, et qu’il n’en avait emporté aucune à Sainte-Soline. Celui de Chambéry s’est excusé : malgré la réquisition adressée par l’IGGN, il aurait essayé d’extraire les images trop tard, au-delà du délai de trente jours où elles sont effacées automatiquement. L’EGM de Cherbourg n’a fourni ni images ni explications.

  • Qui les a visionnées et dans quel but ? 

Ni le procureur de Rennes en personne ni aucun magistrat de son parquet ne sont tenus de regarder eux-mêmes ces dizaines d’heures d’images : c’est la mission de l’IGGN. En tant que service d’enquête, elle bénéficie de la confiance de la justice, qui lui délègue une partie de ses pouvoirs.

L’IGGN a donc pu se pencher sur 230 fichiers issus des caméras-piétons, 368 fichiers fournis par des unités « dédiées à la prise de son et d’images », huit vidéos tournées depuis l’hélicoptère de la gendarmerie et cinq vidéos tirées de caméras personnelles de gendarmes (GoPro ou téléphones). Sans compter les images tirées de reportages télé ou de vidéos tournées par les manifestants.

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Laurent Nuñez à l’Assemblée nationale le 28 octobre 2025. © Photo Eric Tschaen / REA

La feuille de route de l’IGGN est très claire. Elle doit chercher à comprendre comment ont été blessées les quatre victimes du dossier. Il s’agit donc d’un visionnage « orienté », au sens où les enquêteurs regardent les images avec ce prisme. Mais ils ne doivent pas porter d’œillères pour autant : s’ils découvrent de potentiels délits (par exemple des violences), ils doivent en informer le magistrat, qui décidera s’il est nécessaire d’ouvrir des enquêtes incidentes.

Sollicité par Mediapart et Libération, le procureur de Rennes, Frédéric Teillet, a ainsi précisé que « si ces images révélaient d’autres infractions pénales que celles dont il était saisi, la procédure prévoit que le service d’enquête en informe le parquet. Ce qui n’a pas été le cas ». Il ajoute que « si ces images révélaient des comportements, qui sans constituer d’infraction pénale, relèvent de manquements aux obligations des militaires de la gendarmerie, cela relèverait de la procédure administrative pour laquelle le parquet n’est pas compétent ».

Rien de tout cela n’a été fait.

De son côté, la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) indique que les enregistrements « ont été mis à la disposition exclusive de la justice » et se refuse à tout commentaire.

Il aurait pourtant été utile de savoir si l’IGGN, saisie d’une enquête judiciaire mais dotée d’une double compétence, avait la possibilité d’initier l’ouverture d’une enquête administrative sur le contenu des enregistrements. N’avait-elle pas le droit, voire le devoir, de signaler à l’administration qu’il faudrait aussi les visionner, à la recherche de potentiels manquements déontologiques ?

Une enquête administrative a bien été ouverte peu après la journée de mobilisation, mais uniquement sur des tirs de LBD réalisés par des gendarmes de la Garde républicaine montés sur des quads. En réalité, c’est la médiatisation virale de ces images qui avait poussé l’administration à réagir vite. Malgré l’interdiction des tirs en mouvement, l’IGGN a cependant écarté toute faute disciplinaire de la part de ces gendarmes, retenant la légitime défense.

  • Qui connaissait le contenu des images avant leur révélation publique ? 

La plupart des images saisies ont bien été visionnées par l’IGGN dans le cadre de l’enquête judiciaire, et des retranscriptions ont bien été versées au dossier. C’est ce qui permet par exemple à Erwan Coiffard, porte-parole de la gendarmerie, de démentir toute « dissimulation ».

Sauf que dans ces retranscriptions portées à la connaissance du parquet, seule une petite fraction des tirs tendus, expressions de joie quant aux blessures des manifestants et autres insultes sont mentionnés.

L’IGGN a par exemple consigné noir sur blanc qu’un jeune gendarme, équipé d’un lance-grenade, a prononcé la phrase suivante face caméra à 14 h 36 : « Je ne compte plus les mecs que j’ai éborgnés […], un vrai kif. »

Ce gendarme nommément désigné a même été entendu par l’IGGN au cours de l’enquête. Il est le seul lanceur de grenades à reconnaître qu’il a « effectué des tirs non conformes en dessous de 45 degrés » (c’est-à-dire des tirs tendus) et vu d’autres faire de même. Il n’a toutefois jamais été interrogé sur les propos enregistrés par sa caméra-piéton, puisque celle-ci n’avait pas encore été exploitée par l’IGGN à la date de son audition.

Ce cas particulier est toutefois une exception : beaucoup des scènes diffusées par Mediapart et Libération ne font l’objet d’aucune retranscription par l’IGGN. Sauf à visionner lui-même les vidéos originales, le procureur de Rennes ne pouvait donc pas avoir connaissance de l’intégralité de ces comportements.

Il pouvait, en revanche, donner des directives aux enquêteurs. Et il avait la responsabilité de contrôler leur travail. Mais le parquet de Rennes ne semble pas s’être aperçu que des caméras-piétons avaient bien été saisies par l’IGGN sans jamais être exploitées, comme celles de l’escadron de Clermont-Ferrand.

L’ancien procureur de Rennes, Philippe Astruc, initialement chargé de l’enquête, s’est distingué pour sa bienveillance envers les forces de l’ordre lors du procès du commissaire Chassaing mis en cause dans la mort de Steve. Il a quitté la juridiction à l’été 2024, sans jamais confier l’enquête à un juge d’instruction indépendant. Son successeur, Frédéric Teillet, a récupéré une enquête préliminaire déjà bien avancée, et doit désormais prendre la décision finale.

  • Et s’il n’y avait pas eu les images ? 

Selon Laurent Nuñez, « les caméras-piétons des policiers [et des gendarmes – ndlr], elles sont remisées au service, elles ne sont pas regardées, sauf quand il y a des enquêtes judiciaires et c’était le cas en l’espèce, ou sauf quand il y a des actions de formation. Ce sont les seules exceptions autorisées pour regarder ces caméras. » 

Au cours de la procédure judiciaire, des responsables du dispositif de maintien de l’ordre ont été interrogés par l’IGGN. Sans que ces images leur soient soumises (elles n’avaient pas encore été visionnées par les enquêteurs).

Si l’on suit la logique du ministre, selon qui aucun responsable de la gendarmerie n’aurait eu connaissance des images avant leur publication dans la presse, cela signifie que le dispositif de maintien de l’ordre déployé à Sainte-Soline n’aurait fait l’objet d’aucun « retour d’expérience » avec visionnage des caméras-piétons.

Quoi qu’il en soit, il est difficile, à ce stade, de remonter la chaîne de responsabilités pour savoir d’où viennent les ordres de tirs tendus observés dans neuf escadrons sur quinze. Jusqu’où la chaîne de commandement a-t-elle cautionné, voire encouragé ces pratiques ? La préfète en était-elle informée ? Voire le ministre de l’intérieur de l’époque, Gérald Darmanin ?

Le général Samuel Dubuis, à la tête du dispositif le 25 mars 2023, a été entendu comme témoin par les enquêteurs. Il dément toute responsabilité. « Je n’ai à aucun moment ordonné ce type de tirs, n’ayant eu de cesse de rappeler à tous la parfaite maîtrise de l’utilisation de l’emploi de nos armes. […] Je n’ai par ailleurs entendu aucun ordre donné en ce sens, auquel je me serais de toute manière fermement opposé. » 

Au niveau hiérarchique d’en dessous, seuls deux commandants d’unité ont reconnu que des gendarmes placés sous leur autorité avaient effectué de tels tirs sur la douzaine interrogés. La parole de ces derniers est aujourd’hui discréditée par les images diffusées.

Or, qu’il s’agisse de tirs tendus, de violences volontaires ou d’insultes, n’importe quel gendarme témoin des faits du 25 mars 2023 était censé signaler les comportements fautifs à sa hiérarchie ou à la justice.

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