Mediapart s’apprêtait à faire état de la scolarisation de ses enfants dans le privé, mais le ministre de l’éducation a pris les devants pour l’évoquer sur BFMTV. Il a fait mine d’être surpris par la question alors qu’il était informé en amont. Les dessous d’une opération de communication bien rodée.
C’était un plan com’ bien ficelé. Le jeudi 30 octobre, le journaliste Guillaume Daret reçoit le tout nouveau ministre de l’éducation nationale, Édouard Geffray, pour une interview exclusive. Et surtout express : seulement sept minutes.
En préambule, le journaliste promet d’évoquer « la question du budget de l’éducation » et « la situation de l’éducation », mais débute en interrogeant sur sa situation personnelle le tout nouvel hôte de la rue de Grenelle. « Alors, vous, monsieur le ministre, où est-ce que vous avez choisi de scolariser vos enfants ? Je crois que vous en avez cinq », questionne le présentateur.
« Euh, c’est une question personnelle, ça, qui touche à la vie privée, que j’ai d’ailleurs défendue dans ma carrière pour les Français », rétorque Édouard Geffray, tout sourire mais très surpris. S’il semble en effet découvrir le sujet des questions, le ministre promet d’être « transparent ».

« Mes enfants ont fait leur scolarité aussi bien dans le public que dans le privé sous contrat. J’ai des proches qui ont exercé aussi bien dans le public que dans le privé sous contrat, poursuit le ministre. Mais très honnêtement, pour moi ce n’est pas la question, l’enjeu pour moi en tant que ministre, c’est de garantir l’universalité de l’enseignement et l’universalité de la protection des élèves. On est là pour instruire et protéger les élèves, qu’on soit dans le public ou dans le privé sous contrat. »
Sur sept minutes d’interview, le journaliste l’interroge pendant cinq minutes sur sa situation personnelle, se « perme[t] d’insister », mais salue un ministre qui choisit « de jouer la transparence ». Édouard Geffray peut ainsi dérouler ses arguments.
Si ses enfants sont dans le privé, cela signifie-t-il qu’il n’a pas confiance dans le public ? « Si je n’avais pas confiance dans le public, je ne lui aurais pas dédié un tiers de ma vie professionnelle et je ne serais pas ministre aujourd’hui », balaye-t-il. Comprend-il que cela « puisse choquer » ? « Il n’y a pas de brouillon dans l’éducation, vous prenez des décisions à un moment donné par rapport à des configurations personnelles », défend-il encore.
Et que répond-il à celles et ceux qui pourraient y voir un double discours ? « Je réponds en tant que ministre par ce sur quoi je veux agir, poursuit-il. Sur le niveau pour tous les élèves, sur les inégalités scolaires qui sont très importantes dans le pays et sur la santé physique et psychique de tous les élèves. »
En janvier 2023, Mediapart révélait que ses trois enfants étaient scolarisés dans l’établissement privé catholique Stanislas, accusé de multiples dérives. Questionnée lors d’un déplacement, l’ex-ministre des sports avait dénoncé des « attaques personnelles » et des « procès d’intention ». Puis s’en était prise à l’école publique et à ses « paquets d’heures non remplacées », qui l’auraient poussée à scolariser son fils aîné dans le privé.
Elle avait finalement quitté son poste après avoir cumulé plusieurs mensonges et avoir dû se déporter des sujets liés à Stanislas lorsque Mediapart avait publié un rapport accablant de l’Inspection générale de l’éducation.
Édouard Geffray, lui, a donc tenu à faire différemment. Les téléspectateurs et téléspectatrices de BFMTV ignorent en effet que la surprise du ministre est feinte, qu’il a lui-même choisi cette chaîne pour s’exprimer et qu’il savait que le choix du privé allait être questionné.
Le 22 octobre, Mediapart avait envoyé un long questionnaire à son cabinet au sujet d’informations que nous nous apprêtions à révéler. Nous abordions la scolarisation de la plupart de ses enfants dans l’enseignement privé et le travail de sa compagne, professeure agrégée de français dans un lycée catholique privé du Val-d’Oise. « Si tout cela relève de choix individuels, nous estimons que l’information est d’intérêt public dès lors qu’elle concerne un ministre de l’éducation nationale et qu’elle suscite plusieurs questions », avions-nous précisé, avant de lister quatre questions.
Nous l’avions interrogé sur ce qu’il prévoyait de faire pour renforcer le contrôle du privé notamment après le scandale Bétharram, mais aussi pour renforcer la mixité sociale. Nous lui demandions aussi de réagir aux propos du secrétaire de l’enseignement catholique, qui souhaite que les professeur·es du privé sous contrat, pourtant payé·es par l’État et garant·es de la laïcité, prient en cours avec leurs élèves.
Nous avons dit à son équipe que ce thème serait abordé.
« Comptez-vous vous déporter si des sujets concernaient directement les établissements de votre compagne ou de vos enfants (comme cela avait été le cas pour Amélie Oudéa-Castéra et le lycée Stanislas) ? », demandions-nous enfin. Nous lui avions laissé le temps de répondre jusqu’au 28 octobre pour une publication prévue le 30 octobre, mais le ministre n’a pas répondu.
À la place, donc, ce même 30 octobre, Édouard Geffray a choisi BFMTV pour le révéler à sa manière et selon ses propres conditions. Mais a-t-il choisi lui-même les questions ? « On ne sait rien des coulisses de cette interview, elle a été gérée directement par Guillaume Daret », précisent plusieurs journalistes de la chaîne à Mediapart.
Sollicité, le présentateur assure que la chaîne n’a pas été utilisée par le ministre pour gérer sa communication. « Il était prévu qu’il vienne cette semaine, explique le présentateur. Il a voulu avancer sa venue pour évoquer les contrôles dans l’enseignement privé sous contrat ainsi que le budget. » Guillaume Daret admet tout de même avoir informé son invité du sujet qui allait être abordé : « Ayant eu vent de la question de la scolarisation de ses enfants, nous avons dit à son équipe que ce thème serait abordé dans la mesure où c’est une question récurrente qui s’est posée à plusieurs de ses prédécesseurs. »

Mais un élément sème tout de même le trouble. Lors de son interview – et alors que le ministre n’a encore rien dit de la situation de ses enfants –, le bandeau affiché par les équipes de BFMTV le devance. « Les révélations du ministre de l’éducation », peut-on voir à l’écran, 56 secondes après le début de l’interview.
Problème : le ministre révèle sa situation plusieurs secondes plus tard, laissant penser que le ministre comme BFMTV savaient exactement à l’avance le contenu des questions et des réponses de cette interview. Relancé sur ce point, Guillaume Daret n’a plus souhaité répondre.
De très nombreux précédents
La question de la scolarisation des enfants des ministres de l’éducation nationale n’est pas nouvelle. Jean-Michel Blanquer, premier ministre de l’éducation nationale sous Macron, confiait avoir ses enfants « à trois quarts » dans le public, mais a largement dorloté le privé, autant en moyens qu’en communication, avec l’aide d’Édouard Geffray, alors patron de la Dgesco (direction générale de l’enseignement scolaire).
Pap Ndiaye, en poste de 2022 à 2023, avait inscrit ses deux enfants à l’École alsacienne, une prestigieuse école privée du VIe arrondissement de Paris – où Gabriel Attal, qui lui a succédé à l’Éducation nationale, a lui-même fait toute sa scolarité. Il avait expliqué que cela relevait d’un « choix de parents d’enfants pour lesquels à un moment les conditions d’une scolarité sereine et heureuse n’étaient plus réunies ».
À droite, plusieurs ministres de l’éducation nationale avaient dû reconnaître que leurs enfants étudiaient dans l’enseignement privé. En poste de 1993 à 1997, François Bayrou y avait placé trois de ses six enfants : « Quand nous avons choisi le privé, c’était par conviction religieuse », avait-il expliqué à l’époque. Tout comme Luc Ferry (2002-2004), François Fillon (2004-2005) ou Luc Chatel (2009-2012).
Mais le sujet a repris de la vigueur et un tour plus politique depuis 2022. La publication inédite des indices de position sociale (IPS) a mis en lumière un secret de Polichinelle, à savoir la ségrégation sociale de plus en plus sévère, en faveur de l’école privée.
Un sujet sur lequel aucun·e des ministres nommé·es depuis n’a agi, hormis un début de tentative de Pap Ndiaye, ce qui revient à considérer la captation des élèves aisé·es par le privé comme déliée de la problématique de l’école publique. « 15 % des collèges concentrent la très grande difficulté scolaire », a pourtant fort bien diagnostiqué le nouveau ministre Édouard Geffray, lors de son interview à BFMTV.
Les affaires Stanislas, impliquant la ministre et mère d’élève Amélie Oudéa-Castéra, puis de Bétharram, où étaient scolarisés les enfants de l’ancien premier ministre François Bayrou, ont posé une autre question plus crûment encore : de quelle manière l’enseignement privé protège les enfants face aux violences sexuelles et aux brimades physiques et psychologiques ?
La commission d’enquête parlementaire Bétharram, ouverte en mars 2024, a préconisé plusieurs pistes de réformes, pour partie mises en œuvre, comme l’inclusion véritable du privé sous contrat dans la chaîne de signalement (plan « Brisons le silence, agissons ensemble », lancé par Élisabeth Borne ), ou le contrôle accru des établissements et des internats. « 40 % du privé aura été contrôlé d’ici à 2027 », a confirmé Édouard Geffray.
Des « Versaillais » Rue de Grenelle
Mais d’autres mesures font encore défaut : le placement de l’enseignement privé sous le contrôle de la Dgesco ou une réforme de l’Inspection générale pour éviter les ratés mis au jour dans l’affaire Stanislas.
Une partie de la gauche plaide enfin pour une remise à plat des lois encadrant le secteur du privé sous contrat, et notamment les limites du « caractère propre ». « Le gouvernement Lecornu, en choisissant Geffray, livre lui aussi un message politique, c’est évident, cela va colorer la manière dont on traitera ce secteur, prophétise un bon connaisseur de la maison. En clair, il ne se passera pas grand-chose d’ici à 2027… »
Un haut fonctionnaire, qui loue les grandes qualités personnelles du nouveau ministre, n’hésite pas à évoquer comme d’autres la prédominance des « Versaillais » rue de Grenelle, depuis sa nomination. « Sur le privé, nous avions un franc désaccord », se remémore aussi un ancien inspecteur général de l’éducation, qui a pourtant lui aussi apprécié « l’homme » lors de son passage à la Dgesco entre 2019 et 2021. Avant de constater : « Le problème, c’est qu’avec Caroline Pascal à la tête de la direction générale de l’enseignement, nous avons les deux principales têtes en haut de l’Éducation nationale issues de la même culture sur le sujet. »
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