Pourquoi la guerre ?

Lundimatin #498 | 24 novembre

Maurizio Lazzarato

paru dans lundimatin#494, le 27 octobre 2025
Il s’agit ici d’un premier article traduit, d’une série de quatre, qui seront publiés chaque semaine pour le prochain mois. Dans ces textes écrits de 2024 à 2025, Maurizio Lazzarato cherche à éclairer le vrai visage du pouvoir : le souverain avec l’épée haute et aiguisée, encore, et les habits tachés de sang. En offrant une lecture lucide des dynamiques américaines actuelles – guerrières et financières -, il nous aide à penser la réalité à laquelle semblent se buter la pensée et la stratégie révolutionnaire, soit l’incapacité à réfléchir le saut qualitatif entre insurrection et révolution. Dans le texte ici présenté, Lazzarato met les bases pour une compréhension critique de l’accumulation du capitalisme financier, de la machine État-Capital et de la « mobilisation générale » qui habite le présent, comme une promesse de la guerre présente et à venir.

L’échec économique et politique des États-Unis

Un processus politique et économique à la fois double, contradictoire et complémentaire est en cours : l’État et la politique (américaine) affirment avec force leur souveraineté par la guerre (y compris la guerre civile) et par le génocide. Dans le même temps, ils manifestent leur complète subordination au nouveau visage pris par la puissance économique depuis la crise financière de 2008, en promouvant une financiarisation sans précédent, tout aussi illusoire et dangereuse que celle qui a produit la crise des subprimes. La cause du désastre qui nous a conduits à la guerre est devenue un nouvel élixir pour sortir de la crise — une situation qui ne peut qu’annoncer d’autres catastrophes et d’autres guerres. Une analyse de ce qui se passe aux États-Unis, cœur du pouvoir capitaliste, est cruciale, car c’est de son sein, de son économie et de sa stratégie de puissance, que sont parties toutes les crises et toutes les guerres qui ont ravagé et, aujourd’hui encore, ravagent le monde.

Le nœud du problème réside dans l’échec du modèle économique et politique américain, qui le pousse nécessairement à la guerre, au génocide et à la guerre civile interne (pour l’instant rampante, mais qui s’est déjà matérialisée une première fois au Capitole à la fin de la présidence de Donald Trump). L’économie américaine aurait dû déclarer faillite depuis longtemps, si les règles qui s’appliquent aux autres pays s’appliquaient à elle. Fin avril 2024, la dette publique totale — dite Total Treasury Securities Outstanding, c’est-à-dire la somme des différents bons et titres de dette du gouvernement — s’élevait à 34 617 milliards de dollars. Douze mois plus tôt, cette somme était de 31 458 milliards. En un an, la dette publique a augmenté de 3 160 milliards, presque l’équivalent de la dette publique de l’Allemagne, quatrième puissance économique mondiale. Sa progression exponentielle est désormais complètement hors de contrôle, avec une hausse d’un trillion tous les cent jours. Aujourd’hui, nous en sommes déjà à un trillion tous les soixante jours.

S’il est une nation qui vit sur le dos du monde entier, ce sont les États-Unis. Le reste du monde paie ses dettes (les dépenses insensées de l’« American way of life » — dont, de toute évidence, seule une partie des Américains bénéficie — et de son immense appareil militaire) de deux manières principales. Par le dollar, la marchandise la plus échangée au monde, les États-Unis exercent un seigneuriage sur toute la planète, car leur monnaie nationale fonctionne comme monnaie du commerce international, leur permettant de s’endetter comme aucun autre pays. Après la crise de 2008, les États-Unis ont trouvé une autre façon de faire supporter le coût de la dette à autrui grâce à une réorganisation de la finance. Les capitaux (principalement en provenance d’alliés et, parmi eux, surtout d’Europe) sont transférés vers les États-Unis pour payer les taux d’intérêt croissants de la dette, grâce aux fonds d’investissement. Après la crise financière, une concentration du capital s’est opérée par quinze années de quantitative easing (liquidités à coût nul) menées par les banques centrales, aboutissant à un monopole à une échelle que le capitalisme n’avait jamais connue. Avec l’aide politique des administrations Obama et Biden, un tout petit groupe de fonds d’investissement américains gère des actifs (c’est-à-dire la collecte et la gestion de l’épargne) compris entre 44 000 et 46 000 milliards de dollars. Pour se faire une idée de ce que signifie cette centralisation monopolistique, on peut la comparer au PIB de l’Italie — 2 000 milliards — ou à celui de l’ensemble de l’Union européenne — 18 000 milliards. Les « Big Three », comme on appelle les trois plus grands fonds (Vanguard, BlackRock, State Street), constituent, en réalité, une entité unique, car les fonds sont copropriétaires les uns des autres et difficiles à attribuer.

La fortune de cet « hyper-monopole » a été bâtie sur la destruction de l’État social. Pour les retraites, la santé, la scolarité et tout autre type de service social, les Américains sont contraints de souscrire toutes sortes d’assurances. C’est maintenant au tour des Européens, avec le reste du monde occidental (mais aussi de l’Amérique latine de Milei), de se remettre entre les mains des fonds d’investissement, au rythme du démantèlement des services sociaux (les salaires indirects garantis par l’État social sont transformés en charges, coûts et dépenses que chacun doit assumer pour assurer sa propre reproduction). Les États-Unis ont un double intérêt à poursuivre et intensifier le démantèlement mondial du welfare : un intérêt économique, car il incite à investir dans les fonds de titres (qui servent à leur tour à acheter des bons du Trésor, des obligations et des actions d’entreprises américaines) et un intérêt politique, car la privatisation des services signifie individualisme et financiarisation de l’individu, transformé de travailleur ou de citoyen en petit opérateur financier (et non en « entrepreneur de soi-même », comme le récite l’idéologie dominante). Les politiques fiscales convergent également vers le projet de défaire l’État social. Ni les riches ni les entreprises ne sont mis à contribution, et la progressivité de l’impôt est réduite à zéro ; il n’y a donc plus de ressources pour les dépenses sociales et, en conséquence, une incitation à acheter des polices privées qui finissent dans les fonds d’investissement. Le plan de destruction de tout ce qui avait été conquis par deux cents ans de luttes est, enfin, en voie de réalisation.

L’épargne américaine ne suffit plus à alimenter le circuit de la rente ; les fonds d’investissement s’attaquent donc désormais à l’épargne européenne. Par exemple, les 35 000 milliards de dollars qu’Enrico Letta voudrait allouer à un grand fonds d’investissement européen fonctionneraient sur les mêmes principes : produire et distribuer de la rente, en modelant les mêmes gigantesques différences de classe qu’aux États-Unis. La raison de l’appauvrissement rapide et incroyable de l’Europe se trouve dans la stratégie économique mise en œuvre par son allié américain. L’écart négatif avec les États-Unis est passé de quinze pour cent en 2002 à trente pour cent aujourd’hui. Plus l’Europe se fait dépouiller, plus ses classes politiques et médiatiques deviennent atlantistes et bellicistes, servilement enclines envers ceux qui la marginalisent dramatiquement, la poussant à la guerre avec la Russie (qu’elle n’est, soit dit en passant, même pas capable de soutenir). Les États européens se sont substitués à la Chine et à l’Asie de l’Est pour acheter des bons du Trésor américain et, poursuivant la démolition du welfare, contraignent les populations à souscrire des assurances qui aboutissent sur les comptes des fonds d’investissement. Ce faisant, l’euro est transformé en dollar, sauvant ainsi la dollarisation de la menace que représente le refus du Sud de se soumettre à la domination de la monnaie américaine.

Ce transfert de richesse touche aussi l’Amérique latine, où Milei est l’avant-garde de la nouvelle financiarisation visant à tout privatiser. Le néo-fascisme de Milei est un laboratoire d’adaptation des techniques de rapine américaines, adoptées en Europe, au Japon et en Australie, jusque dans les économies plus faibles. Ce n’est pas le fascisme classique, c’est le nouveau fascisme « libertarien » de la rente et des fonds d’investissement qu’incarne Milei, pâle copie idéologique du fascisme de la Silicon Valley né de ses entreprises « innovantes ».

La politique économique de Biden, qui veut rapatrier des industries délocalisées, appauvrit encore davantage le reste du monde et particulièrement l’Europe, qui voit les entreprises implantées sur son territoire tenter de traverser l’Atlantique. Les énormes allégements fiscaux que cela nécessite sont financés par la dette, tout comme les milliards de dollars de bombes que les États-Unis envoient sans relâche à l’Ukraine et à Israël, ce qui signifie qu’ironiquement, l’Europe finance une fois de plus la politique même destinée à réduire sa capacité productive, tout en payant deux fois pour la guerre et le génocide : une première fois en achetant des bons du Trésor et des polices qui permettent aux États-Unis de s’endetter, une seconde en se contraignant à bâtir une économie de guerre (acceptée et accélérée par des classes politiques en pente douce vers le suicide).

Comme l’a dit Kissinger, « être l’ennemi des États-Unis peut être dangereux, mais être leur ami est fatal ». Cette énorme liquidité a permis aux fonds d’investissement d’acheter, en moyenne, 22% de l’ensemble de la liste Standard & Poor’s, qui contient les 500 plus grandes entreprises cotées à la Bourse de New York. Les fonds sont déjà présents dans les plus importantes entreprises et banques européennes (surtout en Italie, où elles sont bradées à un rythme accéléré) et leurs spéculations décident pratiquement du sort de l’économie en orientant les choix des « entrepreneurs ».

Il fut un temps où l’on délirait sur l’autonomie du prolétariat cognitif, l’indépendance de la nouvelle composition de classe. Rien n’est plus faux. Ceux qui décident où, quand, comment et avec quelle force de travail produire (salariée, précaire, servile, asservie, féminine, etc.) sont, une fois encore, ceux qui détiennent le capital nécessaire, ceux qui possèdent la liquidité et le pouvoir de le faire (aujourd’hui, ce sont assurément les « Big Three »). Ce n’est certainement pas le prolétariat le plus faible des deux derniers siècles. Loin de l’autonomie et de l’indépendance, la réalité de classe est la subordination, l’assujettissement et la soumission, comme jamais dans l’histoire du capitalisme. Être « travail vivant » est une disgrâce, parce que c’est toujours du travail commandé, comme celui de mon père et de mon grand-père. Le travail ne produit pas « le » monde, mais le « monde du capital », qui, jusqu’à preuve du contraire, est tout autre chose, car c’est un monde de merde. Le travail vivant ne peut gagner son autonomie et son indépendance que par le refus, la rupture, la révolte et la révolution. Sans cela, son impuissance est assurée.

L’affrontement fratricide du capital financier américain

Dans un article de Dynamo Press, Luca Celada affirme que Robert Reich l’a un jour qualifié de « progressiste » parce qu’il était un ancien ministre du gouvernement Clinton qui, en bon démocrate, a intensifié la financiarisation (et la destruction concomitante du welfare) et ancré des inégalités de classe abyssales, posant une base solide pour la catastrophe de 2008, origine des guerres actuelles. [1] Les actions de Musk et Thiel, entrepreneurs de la Silicon Valley alliés de Trump, sont souvent vues comme la menace d’un nouveau monopole ; pourtant, on tient peu compte de la centralisation de pouvoir sans précédent des fonds d’investissement qui « font la pluie et le beau temps » depuis quinze ans, avec la complicité active des démocrates qui, de concert, créent les conditions de la prochaine catastrophe financière.

Peut-être ne s’agit-il pas d’un hasard : « l’entrée en politique » des géants de la Tech a coïncidé avec les premiers signes d’une action réglementaire plus vigoureuse de l’administration Biden-Harris, incluant les premières véritables actions antitrust contre des géants tels que Google, Amazon et Apple intentées par la présidente de la Federal Trade Commission, Lina Khan (dont la thèse portait sur le monopole d’Amazon), et l’adjoint au ministre de la Justice tout aussi combatif, Jonathan Kanter. Il n’est donc guère surprenant que certains barons de la Tech misent sur le candidat le plus susceptible de leur délivrer un nouveau chèque en blanc, voire d’en nommer certains au sein de son propre cabinet.

Kamala Harris est liée pieds et poings à la volonté des fonds d’investissement, puisque les principaux actionnaires de toutes (et réellement toutes) les entreprises que mentionne Celada sont précisément ces fonds. On voit mal comment elle pourrait jamais contrer leur monopole, étant donné que le salut des États-Unis et celui de son parti (« les Démocrates pour le génocide ») en dépendent. La justification de l’aveuglement des « progressistes » se trouve dans le néo-fascisme de Trump. S’il est élu, nous passerons de Charybde en Scylla ; mais il ne faut pas oublier qu’avec l’élection de Biden déjà, nous sommes tombés la guerre et le génocide. On nous avait assuré que la violence nazie n’était qu’une parenthèse, mais les démocrates nous ont rappelé que le génocide n’est, en réalité, qu’un des outils par lesquels le capitalisme opère depuis sa naissance. La démocratie américaine est fondée sur le génocide et l’esclavage. Le racisme, la ségrégation et l’apartheid en sont des composantes structurelles. La complicité avec Israël a des racines profondes dans l’histoire de la « plus politique » des démocraties, comme le disait Hannah Arendt.

Les petits monopolistes comme Musk ont bougé parce que les grands monopoles ne leur laissent pas d’air, mais lui et ses semblables restent entièrement subordonnés à leur logique. En réalité, ce que nous voyons, c’est un affrontement interne au capital financier américain : les petits monopolistes voudraient incarner les « esprits animaux » du capitalisme, bridés, selon eux, par l’alliance des démocrates avec les grands fonds d’investissement. Tout en agitant leur fascisme futuriste (rien de vraiment nouveau si l’on pense au fascisme historique, où le futurisme de la vitesse, de la guerre et des machines s’harmonisait parfaitement avec la violence anti-prolétarienne et anti-bolchévique), le transhumanisme et un délire encore plus oligarchique et raciste que celui de la finance des fonds, ces petits monopolistes s’accordent en fait avec les grands sur la question cruciale : la propriété privée, alpha et oméga de la stratégie du capital. Leur agenda commun est de tout financiariser, ce qui signifie tout privatiser. Les problèmes surgissent, cependant, sur la manière de se partager cet immense gâteau. Pour comprendre les limites de l’analyse « progressiste », il faut rapidement entrer dans la mécanique de la financiarisation monopoliste par les fonds d’investissement après 2008.

La crise des subprimes était sectorielle, et la spéculation se concentrait dans l’immobilier. Aujourd’hui, au contraire, la finance est omniprésente. D’Obama à Biden, les administrations démocrates ont toléré l’infiltration des fonds d’investissement dans toute la société, si bien qu’il n’est plus aujourd’hui de sphère de la vie qui ne soit financiarisée.

Financiarisation de la reproduction : on parle beaucoup de la centralité de la reproduction dans nos mouvements, mais elle est abyssalement en retard sur l’action des fonds d’investissement, dont la condition préalable a été la destruction du welfare. Les démocrates ont abandonné toute vague ambition d’un nouveau programme social, misant tout sur la privatisation de tous les services. Ils l’ont théorisé ouvertement : la démocratisation de la finance doit se traduire par la financiarisation de la classe moyenne. Les fonds, facilités de toutes les manières par les démocrates, offriraient un placement financier sûr, de sorte que les Américains qui achètent les titres qu’ils produisent soient contraints d’assurer le revenu et les services que le travail ne fournit plus (c’est-à-dire ceux qui peuvent se le permettre, étant donné que les pauvres, les femmes seules et la grande majorité des travailleurs ne le peuvent pas ; dans une enquête récente, 44 % des ménages américains sont incapables de faire face à une dépense imprévue de 1 000 $).

Pour Kamala Harris, la classe moyenne va jusqu’à un revenu de 400 000 $ par an. C’est un chiffre parlant pour comprendre la composition sociale que les démocrates prennent pour référence. Le travail et les travailleurs ont complètement disparu de leur horizon, tout comme « la gauche » en général. Le miracle de la multiplication des pains et des poissons, répliqué par la finance et déjà échoué en 2008, est de nouveau proposé comme solution à la « question sociale ». Pour le dire encore, il s’agit d’un processus de financiarisation du welfare, puisque les obligations et polices sont désormais destinées à remplacer les services fournis par l’État. On peut citer aussi le cas italien : face au désinvestissement de l’État dans des territoires dévastés par la crise climatique, le ministre de la Protection civile a relancé l’idée d’une assurance inondation obligatoire. Matteo Salvini est intervenu en déclarant que « l’État peut donner des orientations, mais nous ne vivons pas dans un État éthique où l’État impose, interdit ou oblige » et a proposé une nouvelle loi obligeant les salariés à investir une partie de leur indemnité de fin de carrière (TFR) dans des fonds de pension, afin d’obtenir, au terme de leur carrière, une retraite complémentaire. Évidemment, il a dit cela sans comprendre le rapport que cela entretient avec les fonds d’investissement américains (par naïveté ou pure idiotie), puisque, en réalité, soixante-dix pour cent finiraient convertis en dollars aux États-Unis.

La financiarisation transforme les entreprises en agents financiers. Elle touche aussi les entreprises qui produisent des profits réels, licencient du personnel, et dont les dividendes énormes ne sont pas investis, mais largement distribués aux actionnaires ou utilisés pour racheter leurs propres actions afin d’en faire croître la valeur et d’augmenter leur capitalisation (qui n’a, à ce stade, plus grand-chose à voir avec ce qu’elles produisent et vendent réellement). Cela va de pair avec la financiarisation des prix : ce n’est pas le marché (les relations d’offre et de demande de biens) qui fixe les prix, mais les paris des courtiers (via des dérivés) qui n’ont aucun rapport ni avec la production ni avec le commerce réel. Les prix sont fixés par des firmes financiarisées qui contrôlent les secteurs de l’énergie, de l’alimentation, des matières premières, du pharmaceutique, etc., à partir d’une position de monopole ou d’oligopole absolu (les principaux actionnaires de ces firmes sont toujours de grands fonds d’investissement). L’inflation qui a récemment éclaté est l’issue de la spéculation sur les prix et ne dépend en rien d’augmentations salariales ou de dépenses sociales. La combinaison de ces financiarisations qui investissent la « vie » (bien que le terme soit ambigu) se traduit par des différences explosives de revenus et, surtout, de patrimoines, dont les travailleurs et l’ensemble des populations qui ne peuvent pas acheter des actions sont les premières victimes.

L’échec de la gouvernance néolibérale et la guerre

L’affirmation du monopole consacre la fin du néolibéralisme et de l’idéologie du marché, et mérite donc quelques remarques. Évidemment nous parlons d’idéologie à propos de la notion de concurrence, car le processus de verticalisation économique se poursuit sans relâche depuis au moins la fin du XIXᵉ siècle. Il a même explosé précisément pendant le néolibéralisme.

Les fonds d’investissement, comme on l’a déjà noté, sont aujourd’hui devenus essentiels à la centralité du pouvoir américain, plus que toute autre institution. Dans le même temps, ces fonds ont besoin des politiques fiscales du gouvernement (ne pas taxer la finance, tout en taxant le travail), d’ordonnances et de concessions, que Obama (président noir, mais en parfaite continuité avec le blanc qui l’a précédé et celui qui lui a succédé) leur a généreusement accordées et que Biden a consolidées plus encore. Un problème théorique et politique surgit ici : la finance, qui devrait représenter la forme la plus abstraite de la valeur et la figure cosmopolite parfaitement accomplie du capitalisme, est, en Occident, commandée et gérée par des appareils qui arborent le drapeau américain. Les fonds d’investissement américains agissent de concert avec les administrations des États-Unis, poursuivant leurs intérêts aux dépens du monde entier. La monnaie est dans la même situation. Il n’existe pas de monnaie supranationale ; la monnaie est toujours nationale parce qu’elle est étroitement liée, surtout le dollar, aux politiques décidées par l’État qui l’émet. On peut dire que monnaie et finance représentent la tendance à sortir des limites territoriales des États, tout en étant incapables de le faire. La relation entre les États-Unis et les fonds d’investissement organise une action globale favorable à quelques Américains et à leurs oligarchies.

La seconde observation concerne la lecture du néolibéralisme, que beaucoup croyaient encore en vigueur alors qu’il est mort : tué par les fascismes, les guerres et le génocide. Il en alla de même pour son illustre prédécesseur, le libéralisme, censé éviter les petits désagréments qu’il avait causés (les deux guerres mondiales et le nazisme) et qu’il a nécessairement fini par reproduire. Cette analyse doit beaucoup au récit de Michel Foucault sur la biopolitique, qui a exercé une influence néfaste sur la pensée critique. Foucault lit le néolibéralisme comme une théorie de l’entreprise et de sa subjectivation, un processus dans lequel nous devenons des « entrepreneurs de nous-mêmes ». Il ne mentionne jamais, même en passant, les appareils du crédit, de la monnaie et de la finance sur lesquels la stratégie capitaliste s’est bâtie depuis la fin des années 1960. L’instrument principal de la contre-révolution, pour reprendre Paul Sweezy, c’est le « grand endettement de l’État, des ménages, des entreprises », et non la production. L’entreprise est une idéologie et une idée ordo-libérale appartenant à l’Occident industriel, aux années 1930 et à l’après-guerre — un monde bel et bien mort. L’ordo-libéralisme voit l’économie comme une instance entraînant la mort du « souverain », alors que la finance fait advenir le grand monopole (le souverain économique). Mais, dans le capitalisme, le souverain économique a besoin du « souverain » politique (l’État) pour se constituer. La tête du souverain n’a pas été coupée de l’économie, elle a été doublée, rendant extrêmement efficace la centralisation du pouvoir du capital et de l’État.

Foucault a, tout simplement, confondu une époque, tout comme ses élèves qui ont reproduit les erreurs du maître, Dardot et Laval avant tout. Le marché n’a jamais fonctionné comme Foucault le croyait et comme les ordolibéraux le croyaient, c’est-à-dire sur la base de la concurrence. Au contraire, sa vérité est représentée par le fonctionnement de la finance, qui fixe les prix depuis un monopole spéculatif n’ayant rien à voir avec l’offre et la demande de biens réels (récemment, le prix de l’énergie a été multiplié par dix, sans rapport avec sa disponibilité réelle ; il en va de même pour les céréales, etc.). La subjectivation n’est pas représentée par l’entrepreneur, mais par la transformation illusoire des individus (pas tous, avons-nous dit) en agents financiers. Pour la finance, la « population » et le monde sont faits de créanciers, de débiteurs et d’investisseurs en titres, actions et obligations. La financiarisation de la classe moyenne, poursuivie par l’alliance entre démocrates et fonds d’investissement, est la dernière chimère destinée à se dissiper lors du prochain effondrement.

L’inévitable guerre des États-Unis

Aujourd’hui, le processus que les théoriciens de la biopolitique n’avaient même pas entrevu a atteint son zénith. La croissance en Occident est exclusivement financière (alors qu’elle est réelle dans le Sud global). Sa production (l’argent qui produit de l’argent, comme « le poirier qui produit des poires », disait Marx) est une fiction, une fabrication de papier brouillon qui engendre pourtant des effets bien réels. Les fonds d’investissement font grimper les prix des titres des entreprises dont ils détiennent les actions afin d’encaisser des dividendes à distribuer aux souscripteurs. Ce n’est pas de la richesse nouvelle, mais seulement l’appropriation, la capture et le rapt d’une valeur déjà existante, simplement transférée du reste du monde vers les États-Unis — d’un point de vue de classe, on pourrait dire du travail vers le capital spéculatif. Si ce « vol » de la richesse produite dans le reste du monde cessait, tout le système s’effondrerait.

Le vrai nom de ce processus est la « rente ». Son circuit est garanti et sécurisé par la dollarisation, raison pour laquelle les États-Unis ne peuvent jamais réellement accepter un monde multipolaire. Ils sont nécessairement contraints à l’unilatéralisme, obligés de voler leurs alliés parce que le Sud global n’est plus disposé à fonctionner comme colonie (rôle dorénavant entièrement endossé par l’Europe, le Japon et l’Australie). Les oligarchies qui gouvernent l’Occident sont les fruits de la financiarisation et fonctionnent exactement comme l’aristocratie de l’Ancien Régime. Nous avons donc besoin aujourd’hui d’une nouvelle nuit du 4 août 1789, durant laquelle les privilèges de l’aristocratie féodale furent abolis.

Les États-Unis se retrouvent dans une impasse : ils sont contraints de relever les taux d’intérêt pour attirer les capitaux du monde entier, faute de quoi le système financier s’effondre ; mais cette même hausse des taux étrangle l’économie américaine. Quand ils les abaissent, comme ils l’ont fait maintenant pour des raisons électorales (durant la campagne, les démocrates ont été accusés d’étouffer l’économie), seuls les spéculateurs (au premier rang les fonds d’investissement) qui parient sur leur évolution en profitent. De même que la grande quantité de liquidités mises à disposition de l’économie par les banques centrales n’a jamais ruisselé vers la production réelle, car elle s’est arrêtée dans le secteur financier, cette baisse des taux n’aura aucune influence sur l’économie réelle, mais n’activera que la spéculation en son sein. Les États-Unis sont incapables de sortir du cercle vicieux de la rente, si bien que la guerre est la seule solution. Dès 2008, il était clair que l’économie américaine reposait sur la production et la distribution de rentes financières. D’où la volonté de poursuivre et d’étendre la guerre, de continuer à financer et à légitimer le génocide, de porter partout de nouveaux fascismes au pouvoir. Le proche avenir nécessitera davantage encore de tout cela, comme le confirme un document apparu au Congrès américain en juillet de cette année, intitulé Commission on the National Defense Strategy, qui affirme sans ambiguïté que les États-Unis doivent se préparer à la « grande guerre » contre le Sud global, au centre de laquelle se trouvent la Russie et la Chine. Dans les années à venir, chaque secteur de la société doit être mobilisé, sur le modèle de ce qui s’est fait avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’éradiquer la menace qui pèse sur son existence, « les plus graves et les plus difficiles que la nation ait rencontrées depuis 1945 ». [2]

Le premier objectif, toutefois, est de transformer sa base industrielle (qui n’existe plus) en industrie de guerre :

« La Commission constate que la base industrielle de défense (DIB) des États-Unis est incapable de répondre aux besoins en équipements, technologies et munitions des États-Unis et de leurs alliés et partenaires. Un conflit prolongé, surtout sur de multiples théâtres, exigerait une capacité bien plus grande de production, de maintenance et de reconstitution des armes et des munitions. Combler ce déficit nécessitera des investissements accrus, des capacités supplémentaires de fabrication et de développement, une coproduction conjointe avec les alliés et une flexibilité supplémentaire dans les systèmes d’acquisition. Cela requiert un partenariat avec une base industrielle qui inclut non seulement les grands fabricants de défense traditionnels, mais aussi de nouveaux entrants et un large éventail d’entreprises impliquées dans la production de sous-ensembles, la cybersécurité et les services habilitants. » [3]

L’État et ses administrations doivent être coordonnés dans le sens de ce que les auteurs appellent la « dissuasion intégrée ». [4] Une attention particulière doit être accordée à la main-d’œuvre afin de la requalifier pour une économie de guerre ; ceci, après son démantèlement par la financiarisation et le démantèlement subséquent de l’industrie. Les différents départements de l’État doivent se coordonner en préparation de la guerre, notamment le Département d’État et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), les départements économiques (dont le Trésor, le Commerce et la Small Business Administration), et ceux qui soutiennent le développement d’une large part d’une main-d’œuvre américaine plus forte et mieux préparée, comme les départements du Travail et de l’Éducation. Comme lors de la guerre froide, ces départements et agences doivent concentrer stratégiquement leurs efforts sur la compétition, désormais en particulier avec la Chine.

Conformément aux préceptes de la rente et de l’oligarchie, les grands investissements nécessaires doivent être privés, afin d’inonder les monopoles de milliards de dollars. Il est clairement question d’un « appel aux armes » bipartisan des démocrates et des républicains qui doivent éduquer un public inconscient du danger mortel dans lequel il se trouve et le préparer à supporter les coûts d’une guerre mondiale (on cite l’énorme pourcentage du PIB investi dans les armes durant la guerre froide) :

« Le public américain n’a que peu conscience des dangers auxquels les États-Unis sont confrontés ni des coûts (financiers et autres) nécessaires pour s’y préparer adéquatement. Il ne mesure pas la force de la Chine et de ses partenariats ni les conséquences pour la vie quotidienne si un conflit éclatait. Il n’anticipe pas les perturbations de son électricité, de son eau, ni l’accès à l’ensemble des biens dont il dépend. Il n’a pas intériorisé les coûts et les conséquences possibles de la perte par les États-Unis de leur position de superpuissance mondiale. Un appel aux armes bipartisan est urgent, pour que les États-Unis puissent opérer dès maintenant les grands changements et investissements significatifs, plutôt que d’attendre le prochain Pearl Harbor ou le 11 septembre. Le soutien et la détermination du public américain sont indispensables. » [5]

Comme l’aurait dit Ernst Jünger, ils préparent la « mobilisation totale ». Ils ont cependant un petit problème, car l’économie et la richesse qu’ils ont imposée sont pour les quelques-uns, tandis que les nombreux ont été appauvris, marginalisés, précarisés et ensuite blâmés, comme s’ils étaient responsables de leur condition. À présent, ils semblent réaliser qu’ils ont besoin des nombreux, qu’une main-d’œuvre « forte et préparée » est nécessaire pour défendre la nation et l’esprit national — l’économie et la propriété des tout-petits. Dans un pays plus divisé que jamais, il ne nous reste qu’à souhaiter bonne chance aux oligarchies qui promeuvent la mobilisation totale pour la guerre qu’elles veulent mener contre les trois quarts de l’humanité et qu’elles perdront aussi sûrement qu’elles sont en train de perdre au Moyen-Orient et en Europe de l’Est. Ce n’est qu’une question de temps.

Maurizio Lazzarato
Images : Maen Hammad
Publié pour la première fois par Derive Approdi, le 1ᵉʳ octobre 2024, traduit depuis la version anglaise de Ill Will.

[1Luca Celada, Dynamo Press (référence citée par l’auteur).

[2Commission on the National Defense Strategy, extraits cités par l’auteur (juillet 2024).

[3Ibid.

[4 Ibid.

[5Ibid.

Pourquoi la guerre ?

Maurizio Lazzarato

paru dans lundimatin#494, le 27 octobre 2025

Il s’agit ici d’un premier article traduit, d’une série de quatre, qui seront publiés chaque semaine pour le prochain mois. Dans ces textes écrits de 2024 à 2025, Maurizio Lazzarato cherche à éclairer le vrai visage du pouvoir : le souverain avec l’épée haute et aiguisée, encore, et les habits tachés de sang. En offrant une lecture lucide des dynamiques américaines actuelles – guerrières et financières -, il nous aide à penser la réalité à laquelle semblent se buter la pensée et la stratégie révolutionnaire, soit l’incapacité à réfléchir le saut qualitatif entre insurrection et révolution. Dans le texte ici présenté, Lazzarato met les bases pour une compréhension critique de l’accumulation du capitalisme financier, de la machine État-Capital et de la « mobilisation générale » qui habite le présent, comme une promesse de la guerre présente et à venir.

L’échec économique et politique des États-Unis

Un processus politique et économique à la fois double, contradictoire et complémentaire est en cours : l’État et la politique (américaine) affirment avec force leur souveraineté par la guerre (y compris la guerre civile) et par le génocide. Dans le même temps, ils manifestent leur complète subordination au nouveau visage pris par la puissance économique depuis la crise financière de 2008, en promouvant une financiarisation sans précédent, tout aussi illusoire et dangereuse que celle qui a produit la crise des subprimes. La cause du désastre qui nous a conduits à la guerre est devenue un nouvel élixir pour sortir de la crise — une situation qui ne peut qu’annoncer d’autres catastrophes et d’autres guerres. Une analyse de ce qui se passe aux États-Unis, cœur du pouvoir capitaliste, est cruciale, car c’est de son sein, de son économie et de sa stratégie de puissance, que sont parties toutes les crises et toutes les guerres qui ont ravagé et, aujourd’hui encore, ravagent le monde.

Le nœud du problème réside dans l’échec du modèle économique et politique américain, qui le pousse nécessairement à la guerre, au génocide et à la guerre civile interne (pour l’instant rampante, mais qui s’est déjà matérialisée une première fois au Capitole à la fin de la présidence de Donald Trump). L’économie américaine aurait dû déclarer faillite depuis longtemps, si les règles qui s’appliquent aux autres pays s’appliquaient à elle. Fin avril 2024, la dette publique totale — dite Total Treasury Securities Outstanding, c’est-à-dire la somme des différents bons et titres de dette du gouvernement — s’élevait à 34 617 milliards de dollars. Douze mois plus tôt, cette somme était de 31 458 milliards. En un an, la dette publique a augmenté de 3 160 milliards, presque l’équivalent de la dette publique de l’Allemagne, quatrième puissance économique mondiale. Sa progression exponentielle est désormais complètement hors de contrôle, avec une hausse d’un trillion tous les cent jours. Aujourd’hui, nous en sommes déjà à un trillion tous les soixante jours.

S’il est une nation qui vit sur le dos du monde entier, ce sont les États-Unis. Le reste du monde paie ses dettes (les dépenses insensées de l’« American way of life » — dont, de toute évidence, seule une partie des Américains bénéficie — et de son immense appareil militaire) de deux manières principales. Par le dollar, la marchandise la plus échangée au monde, les États-Unis exercent un seigneuriage sur toute la planète, car leur monnaie nationale fonctionne comme monnaie du commerce international, leur permettant de s’endetter comme aucun autre pays. Après la crise de 2008, les États-Unis ont trouvé une autre façon de faire supporter le coût de la dette à autrui grâce à une réorganisation de la finance. Les capitaux (principalement en provenance d’alliés et, parmi eux, surtout d’Europe) sont transférés vers les États-Unis pour payer les taux d’intérêt croissants de la dette, grâce aux fonds d’investissement. Après la crise financière, une concentration du capital s’est opérée par quinze années de quantitative easing (liquidités à coût nul) menées par les banques centrales, aboutissant à un monopole à une échelle que le capitalisme n’avait jamais connue. Avec l’aide politique des administrations Obama et Biden, un tout petit groupe de fonds d’investissement américains gère des actifs (c’est-à-dire la collecte et la gestion de l’épargne) compris entre 44 000 et 46 000 milliards de dollars. Pour se faire une idée de ce que signifie cette centralisation monopolistique, on peut la comparer au PIB de l’Italie — 2 000 milliards — ou à celui de l’ensemble de l’Union européenne — 18 000 milliards. Les « Big Three », comme on appelle les trois plus grands fonds (Vanguard, BlackRock, State Street), constituent, en réalité, une entité unique, car les fonds sont copropriétaires les uns des autres et difficiles à attribuer.

La fortune de cet « hyper-monopole » a été bâtie sur la destruction de l’État social. Pour les retraites, la santé, la scolarité et tout autre type de service social, les Américains sont contraints de souscrire toutes sortes d’assurances. C’est maintenant au tour des Européens, avec le reste du monde occidental (mais aussi de l’Amérique latine de Milei), de se remettre entre les mains des fonds d’investissement, au rythme du démantèlement des services sociaux (les salaires indirects garantis par l’État social sont transformés en charges, coûts et dépenses que chacun doit assumer pour assurer sa propre reproduction). Les États-Unis ont un double intérêt à poursuivre et intensifier le démantèlement mondial du welfare : un intérêt économique, car il incite à investir dans les fonds de titres (qui servent à leur tour à acheter des bons du Trésor, des obligations et des actions d’entreprises américaines) et un intérêt politique, car la privatisation des services signifie individualisme et financiarisation de l’individu, transformé de travailleur ou de citoyen en petit opérateur financier (et non en « entrepreneur de soi-même », comme le récite l’idéologie dominante). Les politiques fiscales convergent également vers le projet de défaire l’État social. Ni les riches ni les entreprises ne sont mis à contribution, et la progressivité de l’impôt est réduite à zéro ; il n’y a donc plus de ressources pour les dépenses sociales et, en conséquence, une incitation à acheter des polices privées qui finissent dans les fonds d’investissement. Le plan de destruction de tout ce qui avait été conquis par deux cents ans de luttes est, enfin, en voie de réalisation.

L’épargne américaine ne suffit plus à alimenter le circuit de la rente ; les fonds d’investissement s’attaquent donc désormais à l’épargne européenne. Par exemple, les 35 000 milliards de dollars qu’Enrico Letta voudrait allouer à un grand fonds d’investissement européen fonctionneraient sur les mêmes principes : produire et distribuer de la rente, en modelant les mêmes gigantesques différences de classe qu’aux États-Unis. La raison de l’appauvrissement rapide et incroyable de l’Europe se trouve dans la stratégie économique mise en œuvre par son allié américain. L’écart négatif avec les États-Unis est passé de quinze pour cent en 2002 à trente pour cent aujourd’hui. Plus l’Europe se fait dépouiller, plus ses classes politiques et médiatiques deviennent atlantistes et bellicistes, servilement enclines envers ceux qui la marginalisent dramatiquement, la poussant à la guerre avec la Russie (qu’elle n’est, soit dit en passant, même pas capable de soutenir). Les États européens se sont substitués à la Chine et à l’Asie de l’Est pour acheter des bons du Trésor américain et, poursuivant la démolition du welfare, contraignent les populations à souscrire des assurances qui aboutissent sur les comptes des fonds d’investissement. Ce faisant, l’euro est transformé en dollar, sauvant ainsi la dollarisation de la menace que représente le refus du Sud de se soumettre à la domination de la monnaie américaine.

Ce transfert de richesse touche aussi l’Amérique latine, où Milei est l’avant-garde de la nouvelle financiarisation visant à tout privatiser. Le néo-fascisme de Milei est un laboratoire d’adaptation des techniques de rapine américaines, adoptées en Europe, au Japon et en Australie, jusque dans les économies plus faibles. Ce n’est pas le fascisme classique, c’est le nouveau fascisme « libertarien » de la rente et des fonds d’investissement qu’incarne Milei, pâle copie idéologique du fascisme de la Silicon Valley né de ses entreprises « innovantes ».

La politique économique de Biden, qui veut rapatrier des industries délocalisées, appauvrit encore davantage le reste du monde et particulièrement l’Europe, qui voit les entreprises implantées sur son territoire tenter de traverser l’Atlantique. Les énormes allégements fiscaux que cela nécessite sont financés par la dette, tout comme les milliards de dollars de bombes que les États-Unis envoient sans relâche à l’Ukraine et à Israël, ce qui signifie qu’ironiquement, l’Europe finance une fois de plus la politique même destinée à réduire sa capacité productive, tout en payant deux fois pour la guerre et le génocide : une première fois en achetant des bons du Trésor et des polices qui permettent aux États-Unis de s’endetter, une seconde en se contraignant à bâtir une économie de guerre (acceptée et accélérée par des classes politiques en pente douce vers le suicide).

Comme l’a dit Kissinger, « être l’ennemi des États-Unis peut être dangereux, mais être leur ami est fatal ». Cette énorme liquidité a permis aux fonds d’investissement d’acheter, en moyenne, 22% de l’ensemble de la liste Standard & Poor’s, qui contient les 500 plus grandes entreprises cotées à la Bourse de New York. Les fonds sont déjà présents dans les plus importantes entreprises et banques européennes (surtout en Italie, où elles sont bradées à un rythme accéléré) et leurs spéculations décident pratiquement du sort de l’économie en orientant les choix des « entrepreneurs ».

Il fut un temps où l’on délirait sur l’autonomie du prolétariat cognitif, l’indépendance de la nouvelle composition de classe. Rien n’est plus faux. Ceux qui décident où, quand, comment et avec quelle force de travail produire (salariée, précaire, servile, asservie, féminine, etc.) sont, une fois encore, ceux qui détiennent le capital nécessaire, ceux qui possèdent la liquidité et le pouvoir de le faire (aujourd’hui, ce sont assurément les « Big Three »). Ce n’est certainement pas le prolétariat le plus faible des deux derniers siècles. Loin de l’autonomie et de l’indépendance, la réalité de classe est la subordination, l’assujettissement et la soumission, comme jamais dans l’histoire du capitalisme. Être « travail vivant » est une disgrâce, parce que c’est toujours du travail commandé, comme celui de mon père et de mon grand-père. Le travail ne produit pas « le » monde, mais le « monde du capital », qui, jusqu’à preuve du contraire, est tout autre chose, car c’est un monde de merde. Le travail vivant ne peut gagner son autonomie et son indépendance que par le refus, la rupture, la révolte et la révolution. Sans cela, son impuissance est assurée.

L’affrontement fratricide du capital financier américain

Dans un article de Dynamo Press, Luca Celada affirme que Robert Reich l’a un jour qualifié de « progressiste » parce qu’il était un ancien ministre du gouvernement Clinton qui, en bon démocrate, a intensifié la financiarisation (et la destruction concomitante du welfare) et ancré des inégalités de classe abyssales, posant une base solide pour la catastrophe de 2008, origine des guerres actuelles. [1] Les actions de Musk et Thiel, entrepreneurs de la Silicon Valley alliés de Trump, sont souvent vues comme la menace d’un nouveau monopole ; pourtant, on tient peu compte de la centralisation de pouvoir sans précédent des fonds d’investissement qui « font la pluie et le beau temps » depuis quinze ans, avec la complicité active des démocrates qui, de concert, créent les conditions de la prochaine catastrophe financière.

Peut-être ne s’agit-il pas d’un hasard : « l’entrée en politique » des géants de la Tech a coïncidé avec les premiers signes d’une action réglementaire plus vigoureuse de l’administration Biden-Harris, incluant les premières véritables actions antitrust contre des géants tels que Google, Amazon et Apple intentées par la présidente de la Federal Trade Commission, Lina Khan (dont la thèse portait sur le monopole d’Amazon), et l’adjoint au ministre de la Justice tout aussi combatif, Jonathan Kanter. Il n’est donc guère surprenant que certains barons de la Tech misent sur le candidat le plus susceptible de leur délivrer un nouveau chèque en blanc, voire d’en nommer certains au sein de son propre cabinet.

Kamala Harris est liée pieds et poings à la volonté des fonds d’investissement, puisque les principaux actionnaires de toutes (et réellement toutes) les entreprises que mentionne Celada sont précisément ces fonds. On voit mal comment elle pourrait jamais contrer leur monopole, étant donné que le salut des États-Unis et celui de son parti (« les Démocrates pour le génocide ») en dépendent. La justification de l’aveuglement des « progressistes » se trouve dans le néo-fascisme de Trump. S’il est élu, nous passerons de Charybde en Scylla ; mais il ne faut pas oublier qu’avec l’élection de Biden déjà, nous sommes tombés la guerre et le génocide. On nous avait assuré que la violence nazie n’était qu’une parenthèse, mais les démocrates nous ont rappelé que le génocide n’est, en réalité, qu’un des outils par lesquels le capitalisme opère depuis sa naissance. La démocratie américaine est fondée sur le génocide et l’esclavage. Le racisme, la ségrégation et l’apartheid en sont des composantes structurelles. La complicité avec Israël a des racines profondes dans l’histoire de la « plus politique » des démocraties, comme le disait Hannah Arendt.

Les petits monopolistes comme Musk ont bougé parce que les grands monopoles ne leur laissent pas d’air, mais lui et ses semblables restent entièrement subordonnés à leur logique. En réalité, ce que nous voyons, c’est un affrontement interne au capital financier américain : les petits monopolistes voudraient incarner les « esprits animaux » du capitalisme, bridés, selon eux, par l’alliance des démocrates avec les grands fonds d’investissement. Tout en agitant leur fascisme futuriste (rien de vraiment nouveau si l’on pense au fascisme historique, où le futurisme de la vitesse, de la guerre et des machines s’harmonisait parfaitement avec la violence anti-prolétarienne et anti-bolchévique), le transhumanisme et un délire encore plus oligarchique et raciste que celui de la finance des fonds, ces petits monopolistes s’accordent en fait avec les grands sur la question cruciale : la propriété privée, alpha et oméga de la stratégie du capital. Leur agenda commun est de tout financiariser, ce qui signifie tout privatiser. Les problèmes surgissent, cependant, sur la manière de se partager cet immense gâteau. Pour comprendre les limites de l’analyse « progressiste », il faut rapidement entrer dans la mécanique de la financiarisation monopoliste par les fonds d’investissement après 2008.

La crise des subprimes était sectorielle, et la spéculation se concentrait dans l’immobilier. Aujourd’hui, au contraire, la finance est omniprésente. D’Obama à Biden, les administrations démocrates ont toléré l’infiltration des fonds d’investissement dans toute la société, si bien qu’il n’est plus aujourd’hui de sphère de la vie qui ne soit financiarisée.

Financiarisation de la reproduction : on parle beaucoup de la centralité de la reproduction dans nos mouvements, mais elle est abyssalement en retard sur l’action des fonds d’investissement, dont la condition préalable a été la destruction du welfare. Les démocrates ont abandonné toute vague ambition d’un nouveau programme social, misant tout sur la privatisation de tous les services. Ils l’ont théorisé ouvertement : la démocratisation de la finance doit se traduire par la financiarisation de la classe moyenne. Les fonds, facilités de toutes les manières par les démocrates, offriraient un placement financier sûr, de sorte que les Américains qui achètent les titres qu’ils produisent soient contraints d’assurer le revenu et les services que le travail ne fournit plus (c’est-à-dire ceux qui peuvent se le permettre, étant donné que les pauvres, les femmes seules et la grande majorité des travailleurs ne le peuvent pas ; dans une enquête récente, 44 % des ménages américains sont incapables de faire face à une dépense imprévue de 1 000 $).

Pour Kamala Harris, la classe moyenne va jusqu’à un revenu de 400 000 $ par an. C’est un chiffre parlant pour comprendre la composition sociale que les démocrates prennent pour référence. Le travail et les travailleurs ont complètement disparu de leur horizon, tout comme « la gauche » en général. Le miracle de la multiplication des pains et des poissons, répliqué par la finance et déjà échoué en 2008, est de nouveau proposé comme solution à la « question sociale ». Pour le dire encore, il s’agit d’un processus de financiarisation du welfare, puisque les obligations et polices sont désormais destinées à remplacer les services fournis par l’État. On peut citer aussi le cas italien : face au désinvestissement de l’État dans des territoires dévastés par la crise climatique, le ministre de la Protection civile a relancé l’idée d’une assurance inondation obligatoire. Matteo Salvini est intervenu en déclarant que « l’État peut donner des orientations, mais nous ne vivons pas dans un État éthique où l’État impose, interdit ou oblige » et a proposé une nouvelle loi obligeant les salariés à investir une partie de leur indemnité de fin de carrière (TFR) dans des fonds de pension, afin d’obtenir, au terme de leur carrière, une retraite complémentaire. Évidemment, il a dit cela sans comprendre le rapport que cela entretient avec les fonds d’investissement américains (par naïveté ou pure idiotie), puisque, en réalité, soixante-dix pour cent finiraient convertis en dollars aux États-Unis.

La financiarisation transforme les entreprises en agents financiers. Elle touche aussi les entreprises qui produisent des profits réels, licencient du personnel, et dont les dividendes énormes ne sont pas investis, mais largement distribués aux actionnaires ou utilisés pour racheter leurs propres actions afin d’en faire croître la valeur et d’augmenter leur capitalisation (qui n’a, à ce stade, plus grand-chose à voir avec ce qu’elles produisent et vendent réellement). Cela va de pair avec la financiarisation des prix : ce n’est pas le marché (les relations d’offre et de demande de biens) qui fixe les prix, mais les paris des courtiers (via des dérivés) qui n’ont aucun rapport ni avec la production ni avec le commerce réel. Les prix sont fixés par des firmes financiarisées qui contrôlent les secteurs de l’énergie, de l’alimentation, des matières premières, du pharmaceutique, etc., à partir d’une position de monopole ou d’oligopole absolu (les principaux actionnaires de ces firmes sont toujours de grands fonds d’investissement). L’inflation qui a récemment éclaté est l’issue de la spéculation sur les prix et ne dépend en rien d’augmentations salariales ou de dépenses sociales. La combinaison de ces financiarisations qui investissent la « vie » (bien que le terme soit ambigu) se traduit par des différences explosives de revenus et, surtout, de patrimoines, dont les travailleurs et l’ensemble des populations qui ne peuvent pas acheter des actions sont les premières victimes.

L’échec de la gouvernance néolibérale et la guerre

L’affirmation du monopole consacre la fin du néolibéralisme et de l’idéologie du marché, et mérite donc quelques remarques. Évidemment nous parlons d’idéologie à propos de la notion de concurrence, car le processus de verticalisation économique se poursuit sans relâche depuis au moins la fin du XIXᵉ siècle. Il a même explosé précisément pendant le néolibéralisme.

Les fonds d’investissement, comme on l’a déjà noté, sont aujourd’hui devenus essentiels à la centralité du pouvoir américain, plus que toute autre institution. Dans le même temps, ces fonds ont besoin des politiques fiscales du gouvernement (ne pas taxer la finance, tout en taxant le travail), d’ordonnances et de concessions, que Obama (président noir, mais en parfaite continuité avec le blanc qui l’a précédé et celui qui lui a succédé) leur a généreusement accordées et que Biden a consolidées plus encore. Un problème théorique et politique surgit ici : la finance, qui devrait représenter la forme la plus abstraite de la valeur et la figure cosmopolite parfaitement accomplie du capitalisme, est, en Occident, commandée et gérée par des appareils qui arborent le drapeau américain. Les fonds d’investissement américains agissent de concert avec les administrations des États-Unis, poursuivant leurs intérêts aux dépens du monde entier. La monnaie est dans la même situation. Il n’existe pas de monnaie supranationale ; la monnaie est toujours nationale parce qu’elle est étroitement liée, surtout le dollar, aux politiques décidées par l’État qui l’émet. On peut dire que monnaie et finance représentent la tendance à sortir des limites territoriales des États, tout en étant incapables de le faire. La relation entre les États-Unis et les fonds d’investissement organise une action globale favorable à quelques Américains et à leurs oligarchies.

La seconde observation concerne la lecture du néolibéralisme, que beaucoup croyaient encore en vigueur alors qu’il est mort : tué par les fascismes, les guerres et le génocide. Il en alla de même pour son illustre prédécesseur, le libéralisme, censé éviter les petits désagréments qu’il avait causés (les deux guerres mondiales et le nazisme) et qu’il a nécessairement fini par reproduire. Cette analyse doit beaucoup au récit de Michel Foucault sur la biopolitique, qui a exercé une influence néfaste sur la pensée critique. Foucault lit le néolibéralisme comme une théorie de l’entreprise et de sa subjectivation, un processus dans lequel nous devenons des « entrepreneurs de nous-mêmes ». Il ne mentionne jamais, même en passant, les appareils du crédit, de la monnaie et de la finance sur lesquels la stratégie capitaliste s’est bâtie depuis la fin des années 1960. L’instrument principal de la contre-révolution, pour reprendre Paul Sweezy, c’est le « grand endettement de l’État, des ménages, des entreprises », et non la production. L’entreprise est une idéologie et une idée ordo-libérale appartenant à l’Occident industriel, aux années 1930 et à l’après-guerre — un monde bel et bien mort. L’ordo-libéralisme voit l’économie comme une instance entraînant la mort du « souverain », alors que la finance fait advenir le grand monopole (le souverain économique). Mais, dans le capitalisme, le souverain économique a besoin du « souverain » politique (l’État) pour se constituer. La tête du souverain n’a pas été coupée de l’économie, elle a été doublée, rendant extrêmement efficace la centralisation du pouvoir du capital et de l’État.

Foucault a, tout simplement, confondu une époque, tout comme ses élèves qui ont reproduit les erreurs du maître, Dardot et Laval avant tout. Le marché n’a jamais fonctionné comme Foucault le croyait et comme les ordolibéraux le croyaient, c’est-à-dire sur la base de la concurrence. Au contraire, sa vérité est représentée par le fonctionnement de la finance, qui fixe les prix depuis un monopole spéculatif n’ayant rien à voir avec l’offre et la demande de biens réels (récemment, le prix de l’énergie a été multiplié par dix, sans rapport avec sa disponibilité réelle ; il en va de même pour les céréales, etc.). La subjectivation n’est pas représentée par l’entrepreneur, mais par la transformation illusoire des individus (pas tous, avons-nous dit) en agents financiers. Pour la finance, la « population » et le monde sont faits de créanciers, de débiteurs et d’investisseurs en titres, actions et obligations. La financiarisation de la classe moyenne, poursuivie par l’alliance entre démocrates et fonds d’investissement, est la dernière chimère destinée à se dissiper lors du prochain effondrement.

L’inévitable guerre des États-Unis

Aujourd’hui, le processus que les théoriciens de la biopolitique n’avaient même pas entrevu a atteint son zénith. La croissance en Occident est exclusivement financière (alors qu’elle est réelle dans le Sud global). Sa production (l’argent qui produit de l’argent, comme « le poirier qui produit des poires », disait Marx) est une fiction, une fabrication de papier brouillon qui engendre pourtant des effets bien réels. Les fonds d’investissement font grimper les prix des titres des entreprises dont ils détiennent les actions afin d’encaisser des dividendes à distribuer aux souscripteurs. Ce n’est pas de la richesse nouvelle, mais seulement l’appropriation, la capture et le rapt d’une valeur déjà existante, simplement transférée du reste du monde vers les États-Unis — d’un point de vue de classe, on pourrait dire du travail vers le capital spéculatif. Si ce « vol » de la richesse produite dans le reste du monde cessait, tout le système s’effondrerait.

Le vrai nom de ce processus est la « rente ». Son circuit est garanti et sécurisé par la dollarisation, raison pour laquelle les États-Unis ne peuvent jamais réellement accepter un monde multipolaire. Ils sont nécessairement contraints à l’unilatéralisme, obligés de voler leurs alliés parce que le Sud global n’est plus disposé à fonctionner comme colonie (rôle dorénavant entièrement endossé par l’Europe, le Japon et l’Australie). Les oligarchies qui gouvernent l’Occident sont les fruits de la financiarisation et fonctionnent exactement comme l’aristocratie de l’Ancien Régime. Nous avons donc besoin aujourd’hui d’une nouvelle nuit du 4 août 1789, durant laquelle les privilèges de l’aristocratie féodale furent abolis.

Les États-Unis se retrouvent dans une impasse : ils sont contraints de relever les taux d’intérêt pour attirer les capitaux du monde entier, faute de quoi le système financier s’effondre ; mais cette même hausse des taux étrangle l’économie américaine. Quand ils les abaissent, comme ils l’ont fait maintenant pour des raisons électorales (durant la campagne, les démocrates ont été accusés d’étouffer l’économie), seuls les spéculateurs (au premier rang les fonds d’investissement) qui parient sur leur évolution en profitent. De même que la grande quantité de liquidités mises à disposition de l’économie par les banques centrales n’a jamais ruisselé vers la production réelle, car elle s’est arrêtée dans le secteur financier, cette baisse des taux n’aura aucune influence sur l’économie réelle, mais n’activera que la spéculation en son sein. Les États-Unis sont incapables de sortir du cercle vicieux de la rente, si bien que la guerre est la seule solution. Dès 2008, il était clair que l’économie américaine reposait sur la production et la distribution de rentes financières. D’où la volonté de poursuivre et d’étendre la guerre, de continuer à financer et à légitimer le génocide, de porter partout de nouveaux fascismes au pouvoir. Le proche avenir nécessitera davantage encore de tout cela, comme le confirme un document apparu au Congrès américain en juillet de cette année, intitulé Commission on the National Defense Strategy, qui affirme sans ambiguïté que les États-Unis doivent se préparer à la « grande guerre » contre le Sud global, au centre de laquelle se trouvent la Russie et la Chine. Dans les années à venir, chaque secteur de la société doit être mobilisé, sur le modèle de ce qui s’est fait avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’éradiquer la menace qui pèse sur son existence, « les plus graves et les plus difficiles que la nation ait rencontrées depuis 1945 ». [2]

Le premier objectif, toutefois, est de transformer sa base industrielle (qui n’existe plus) en industrie de guerre :

« La Commission constate que la base industrielle de défense (DIB) des États-Unis est incapable de répondre aux besoins en équipements, technologies et munitions des États-Unis et de leurs alliés et partenaires. Un conflit prolongé, surtout sur de multiples théâtres, exigerait une capacité bien plus grande de production, de maintenance et de reconstitution des armes et des munitions. Combler ce déficit nécessitera des investissements accrus, des capacités supplémentaires de fabrication et de développement, une coproduction conjointe avec les alliés et une flexibilité supplémentaire dans les systèmes d’acquisition. Cela requiert un partenariat avec une base industrielle qui inclut non seulement les grands fabricants de défense traditionnels, mais aussi de nouveaux entrants et un large éventail d’entreprises impliquées dans la production de sous-ensembles, la cybersécurité et les services habilitants. » [3]

L’État et ses administrations doivent être coordonnés dans le sens de ce que les auteurs appellent la « dissuasion intégrée ». [4] Une attention particulière doit être accordée à la main-d’œuvre afin de la requalifier pour une économie de guerre ; ceci, après son démantèlement par la financiarisation et le démantèlement subséquent de l’industrie. Les différents départements de l’État doivent se coordonner en préparation de la guerre, notamment le Département d’État et l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), les départements économiques (dont le Trésor, le Commerce et la Small Business Administration), et ceux qui soutiennent le développement d’une large part d’une main-d’œuvre américaine plus forte et mieux préparée, comme les départements du Travail et de l’Éducation. Comme lors de la guerre froide, ces départements et agences doivent concentrer stratégiquement leurs efforts sur la compétition, désormais en particulier avec la Chine.

Conformément aux préceptes de la rente et de l’oligarchie, les grands investissements nécessaires doivent être privés, afin d’inonder les monopoles de milliards de dollars. Il est clairement question d’un « appel aux armes » bipartisan des démocrates et des républicains qui doivent éduquer un public inconscient du danger mortel dans lequel il se trouve et le préparer à supporter les coûts d’une guerre mondiale (on cite l’énorme pourcentage du PIB investi dans les armes durant la guerre froide) :

« Le public américain n’a que peu conscience des dangers auxquels les États-Unis sont confrontés ni des coûts (financiers et autres) nécessaires pour s’y préparer adéquatement. Il ne mesure pas la force de la Chine et de ses partenariats ni les conséquences pour la vie quotidienne si un conflit éclatait. Il n’anticipe pas les perturbations de son électricité, de son eau, ni l’accès à l’ensemble des biens dont il dépend. Il n’a pas intériorisé les coûts et les conséquences possibles de la perte par les États-Unis de leur position de superpuissance mondiale. Un appel aux armes bipartisan est urgent, pour que les États-Unis puissent opérer dès maintenant les grands changements et investissements significatifs, plutôt que d’attendre le prochain Pearl Harbor ou le 11 septembre. Le soutien et la détermination du public américain sont indispensables. » [5]

Comme l’aurait dit Ernst Jünger, ils préparent la « mobilisation totale ». Ils ont cependant un petit problème, car l’économie et la richesse qu’ils ont imposée sont pour les quelques-uns, tandis que les nombreux ont été appauvris, marginalisés, précarisés et ensuite blâmés, comme s’ils étaient responsables de leur condition. À présent, ils semblent réaliser qu’ils ont besoin des nombreux, qu’une main-d’œuvre « forte et préparée » est nécessaire pour défendre la nation et l’esprit national — l’économie et la propriété des tout-petits. Dans un pays plus divisé que jamais, il ne nous reste qu’à souhaiter bonne chance aux oligarchies qui promeuvent la mobilisation totale pour la guerre qu’elles veulent mener contre les trois quarts de l’humanité et qu’elles perdront aussi sûrement qu’elles sont en train de perdre au Moyen-Orient et en Europe de l’Est. Ce n’est qu’une question de temps.

Maurizio Lazzarato
Images : Maen Hammad
Publié pour la première fois par Derive Approdi, le 1ᵉʳ octobre 2024, traduit depuis la version anglaise de Ill Will.

[1Luca Celada, Dynamo Press (référence citée par l’auteur).

[2Commission on the National Defense Strategy, extraits cités par l’auteur (juillet 2024).

[3Ibid.

[4 Ibid.

[5Ibid.

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