Liasses de billets, entrepôts clandestins, trafic de poissons vivants… Plongée inédite dans les rouages du plus grand crime environnemental d’Europe

Reporterre a eu accès aux détails d’une enquête hors norme, conduite de 2023 à 2025 par les douanes et la justice française sur un trafic international de civelles. Un braconnage à plusieurs millions d’euros.
Naître au fin fond de la mer des Sargasses, au large de la Floride. Dériver pendant des mois, sous forme de larve, le long des mégacourants océaniques. Remonter les cours d’eau européens, y faire des réserves pendant des années. Reprendre le large. Nager des milliers de kilomètres dans les abysses pour retrouver son lieu de naissance, y copuler, et mourir.
Ainsi va la vie des anguilles européennes (Anguilla anguilla). Ou du moins de certaines d’entre elles. Chaque année, des millions de civelles (nom donné aux anguilles juvéniles) voient leur voyage aquatique brutalement dévié. Capturées en rivière, elles sont stockées pendant des jours dans des bassins clandestins avant d’être envoyées vivantes vers la Chine ou le Japon, où elles sont engraissées puis revendues à prix d’or. L’anguille ne pouvant se reproduire en captivité, et les espèces locales ayant trop décliné pour assurer la demande, le kg peut s’arracher à 6 000 euros.
Générant jusqu’à 3 milliards d’euros d’argent sale par an (d’après les estimations d’Europol), le commerce illégal de cette espèce classée en danger critique d’extinction est considéré comme le plus grand crime environnemental d’Europe. Les polices du monde entier tentent depuis des années de l’endiguer. Cette année, une avancée majeure a été faite, avec le démantèlement d’un réseau tentaculaire, actif sur trois continents et amassant des dizaines de millions d’euros.
L’enquête conjointe que la justice et les douanes françaises viennent de boucler — dont Reporterre a pu consulter de nombreux éléments — offre une compréhension inédite d’un trafic aussi lucratif que sophistiqué, et de l’architecture du réseau international de trafiquants qu’il met à l’œuvre.
Fourgonnette blanche et hangar clandestin
Le premier fil de la pelote a été tiré en 2023. La nuit n’est pas encore dissipée, en cette froide matinée de février, lorsque des agents de la direction des opérations douanières commencent (sur les conseils d’un informateur) à surveiller les abords d’un centre commercial du Val-de-Marne. Sur le parking désert, les agents assistent à un curieux manège : à 5 h 30, une fourgonnette de location blanche se gare ; un homme en descend, laisse les clés sur le contact, et quitte les lieux dans une voiture venue le récupérer. Une heure vingt plus tard, un autre homme grimpe dans le camion et file vers un entrepôt de Villeneuve-Saint-Georges, 3 km plus loin.
De l’extérieur, l’endroit ressemble à un local banal, fondu à merveille parmi les maisons à deux étages de cette ruelle pavillonnaire. Mais dans l’arrière-cour, les douaniers découvrent quatre bassins bleu fluo, dans lesquels s’agitent 800 000 petits poissons semblables à de longs spaghettis translucides : des civelles. Leur valeur sur le marché illégal est estimée à 604 000 euros.
Valises neuves, bouteilles d’oxygène, pochons en plastique…
Dans la pièce principale sont retrouvés du matériel de pesée, une cinquantaine de valises neuves, des bouteilles d’oxygène, des pochons en plastique dédiés au transport d’animaux vivants… Autant de matériel permettant de préparer les civelles pour un long et frauduleux voyage en avion, loin, très loin des cours d’eau où elles auraient pu grandir.
Aux yeux du professeur Éric Feunteun, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle et plus éminent spécialiste des anguilles, ces captures illégales sont « révoltantes » : « C’est insupportable, compte tenu de tous les efforts déployés pour restaurer les populations d’anguilles en Europe. » Décimées par les pesticides, la destruction des zones humides et les barrages, les populations de ce poisson apparu il y a 70 millions d’années se sont effondrées de 75 % en seulement trente ans.

En 2009, un plan de gestion et des quotas de pêche ont été mis en place pour tenter d’améliorer la situation. Des mesures piétinées par les braconniers, avec d’autant plus de facilité que ce trafic ne nécessite pas de matériel sophistiqué. « Il suffit d’avoir un tamis, et de se positionner près des écluses », signale Marie Bomare, juriste à l’antenne charentaise de France Nature Environnement (qui s’est portée partie civile dans ce dossier).
Entrepôts clandestins et liasses de billets
Devant l’ampleur de la saisie réalisée à Villeneuve-Saint-Georges, le procureur de Créteil décide de saisir les enquêteurs de la douane judiciaire (Office national antifraude, Onaf-Paris) avec l’appui scientifique de l’Office français de la biodiversité (OFB), et nomme un juge d’instruction pour piloter l’enquête. Rapidement, les enquêteurs comprennent qu’il s’agit d’une affaire « hors norme », se souvient Clément L., officier de l’Onaf. La France, qui abrite une grande partie des anguilles européennes, est une plaque tournante. Pouvoir mettre la main sur un entrepôt actif est « exceptionnel », dit-il.
Dans le hangar clandestin, trois hommes sont interpellés. Les images de vidéosurveillance permettent également de remonter jusqu’au premier chauffeur de la camionnette et son complice, Jericho H. et Antoine E. L’un est ramoneur, l’autre artisan ; âgés d’une soixantaine d’années, ils vivent dans un campement de la banlieue nantaise. Tous deux ont déjà été impliqués dans des affaires de pêche illégale d’espèces protégées. Ils ne savent ni lire, ni écrire.
Lors de leurs interrogatoires, les deux hommes nient obstinément — malgré les indices vidéo — être venus en région parisienne pour livrer des civelles aux trafiquants. « Avec la camionnette, j’ai fait mes trucs de ramonage », tente le premier, tandis que l’autre assure être venu faire du covoiturage. Tous deux jurent ne pêcher que de petites quantités de civelles, « pour manger ».

Les trois hommes interpellés dans le hangar ne sont guère plus diserts. Ils éludent, changent de version. Chunhui C., ressortissant chinois âgé de 58 ans à l’époque des faits, assure aux enquêteurs qu’il ignorait qu’il s’agissait de civelles : « Je me suis fait avoir », déclare cet ancien pêcheur d’anguilles. Yong Tian G., le quinquagénaire qui avait récupéré et conduit la fourgonnette jusqu’à l’entrepôt, jure n’être au courant de rien : « On m’a parlé de fruits de mer, je me suis dit que c’était cher. »
Un silence caractéristique du crime organisé, analyse Clément L. : « Il y a tellement d’argent et d’enjeux que personne ne parle. » Ces réseaux sont très morcelés. « C’est tout l’intérêt : moins de personnes sont au courant, moins il y a de fuites », complète Manon S., sa collègue de l’Onaf. Sur la messagerie WeChat qu’ils utilisent, les membres du réseau changent régulièrement de pseudonyme pour brouiller les cartes.
Au fil des interrogatoires, Chunhui C. finit par admettre avoir agi en connaissance de cause, alléché par la perspective de percevoir une « grosse somme d’argent » : 2 000 euros par mois pour nettoyer les bassins, changer l’eau et conditionner les civelles, avec interdiction formelle de sortir de l’entrepôt. Il dormait sur un matelas, dans une mezzanine.
Pour le compte de qui ? L’exploitation des téléphones permet aux enquêteurs de remonter le fil. Dans ses conversations WeChat avec Chao C. — le troisième homme retrouvé à l’entrepôt —, Yong Tian G. se montre volontiers cassant. Il reproche à l’ancien légionnaire de mal compter les civelles, lui demande de préparer de la nourriture pour les ouvriers. Au milieu des photos de cartons de piscines et de liasses de billets, les enquêteurs retrouvent des tableurs Excel détaillant de manière très précise la comptabilité du trafic. Leur analyse révèle que 1,7 million d’euros ont été virés par Chao C. et Yong Tian G. vers des comptes bancaires en Chine.
Petit à petit, un chemin se dessine dans cette enquête labyrinthique. Chao C. évoque des voyages au Sénégal, fait allusion à des douaniers corrompus. En détention provisoire, Yong Tian G. enrage. Devant un ami venu lui rendre visite au parloir — sonorisé au préalable par les enquêteurs —, il promet de « faire son compte » à Chao C. à sa sortie de prison. « Il est idiot, il a tout balancé. »
Des mules recrutées en Malaisie
L’enquête prend une nouvelle dimension le 11 février 2024, un an presque jour pour jour après la première saisie spectaculaire. Les douaniers interpellent trois ressortissants malaisiens à l’aéroport de Roissy, en partance pour le Vietnam. Dans leurs six valises, des pochons en plastique transparents remplis d’eau et entourés de couvertures isothermes, dans lesquels nagent au total 70 kg de civelles (entre 18 200 et 104 000 euros de marchandises). Les poches d’eau avaient été oxygénées avant leur départ.
Les douaniers comprennent qu’ils viennent de mettre la main sur une pièce maîtresse de leur puzzle, grâce aux indices découverts sur les téléphones portables des hommes de l’entrepôt de Villeneuve-Saint-Georges. Chao C. gardait des photos des passeports de 2 des 3 ressortissants malaisiens interpellés à Roissy.
43 allers-retours Paris-Dakar en deux mois
Ces « mules » étaient recrutées en Malaisie, pays dont les ressortissants n’ont pas besoin de visa pour se rendre en Europe. Selon leur déclaration et des messages interceptés, leur recruteur leur promettait 600 euros par voyage et un dédommagement en cas d’incarcération. Leurs billets étaient réservés depuis la France par une agence de voyages ayant pignon sur rue à Paris, qui recevait ses instructions et des enveloppes de billets des hommes impliqués dans la saisie de février 2023. « Tout était bien organisé. Les mules étaient recrutées par bouche-à-oreille ou via internet et n’avaient qu’à partager leurs photos et passeports par messagerie cryptée. Le réseau s’occupait de tout, billets d’avion, valises, hôtel… » détaille Clément L.

Arrivées à Paris, les « mules » étaient conduites dans un hôtel de Joinville-le-Pont, en proche banlieue parisienne, où les trafiquants leur remettaient des valises contenant les civelles. Leur route empruntait ensuite des itinéraires variés : le Vietnam, Dubaï, le Portugal, le Maroc, mais surtout le Sénégal. En seulement deux mois, entre décembre 2022 et janvier 2023, l’agence de tourisme a réservé 43 allers-retours entre Paris et Dakar. C’est donc là-bas, à 5 000 km des rivières françaises où les civelles ont été pêchées, que se poursuivent leurs investigations en avril 2024. Avec de nouvelles découvertes inédites.
Un trafic quasi industriel
À leur arrivée à Dakar, les mules évitaient les scanners des douanes grâce à des agents corrompus. Elles étaient prises en charge et conduites vers une villa discrète d’un quartier proche du port de la capitale, avec comme consigne d’éteindre leur téléphone portable.
En perquisitionnant les lieux, conjointement avec la police sénégalaise, les enquêteurs ne découvrent que quelques machines de refroidissement et des valises. Mais les photos retrouvées sur les téléphones de trafiquants témoignent d’un haut niveau de sophistication. L’entrepôt clandestin comprenait 16 piscines oxygénées, grâce à du matériel importé de Chine. Il a probablement fonctionné de fin 2022 à fin 2023 et employait six personnes.

Les perquisitions se poursuivent dans la brousse, à 200 km au nord de Dakar, dans la ville de Ndande. C’est là que les enquêteurs retrouvent le matériel quasiment industriel qui servait à faire fonctionner le vivier clandestin de Dakar. L’eau des piscines était maintenue entre 10 et 12 °C par des climatiseurs à eau de grande puissance et des bulleurs. Ces éléments confirment que le Sénégal était l’étape clé d’une route de contrebande particulièrement active, jusqu’ici passée sous les radars des douanes.
« Les civelles ne restaient au Sénégal que le temps de se régénérer et de se réoxygéner, avant de continuer leur voyage vers l’Asie », dit Cécile Bloch-Thior, de l’ONG sénégalaise Eagle, qui lutte contre les trafics d’animaux et enquête depuis longtemps sur des soupçons de trafic d’anguilles.
L’étape sénégalaise servait aussi à établir de faux papiers aux civelles. Des certificats d’authenticité étaient falsifiés pour maquiller ces anguilles européennes en anguilles du Mozambique, une espèce moins menacée, non protégée par des quotas de pêche. Un sésame pour passer sans encombre les contrôles douaniers et sanitaires à l’export. « C’est cette fraude douanière qui explique le détour par le Sénégal. Elle permettait d’exporter légalement de grandes quantités de marchandises », résume Clément L.
« Petit Li » quittera la faste demeure escorté par les policiers
Les poissons étaient conditionnés, vivants, dans des sachets d’eau oxygénée entreposés dans des cartons qui partaient en camion frigorifique pour l’aéroport de Dakar, environ une fois par mois. Direction l’Asie, par avion. « Le Sénégal était une très grosse route du trafic, confirme Cécile Bloch-Thior, on suppose qu’elles arrivaient de plusieurs endroits, notamment d’Espagne via le Maroc ou la Mauritanie. » Jusqu’à 15 tonnes de civelles ont pu emprunter cette route, soit 78 à 84 millions d’euros de larcin.
Le coup de filet des enquêteurs français et sénégalais confirmera l’ampleur de ce trafic. Après l’interpellation de deux hommes de main sénégalais, leur piste s’est dirigée vers une figure discrète, que les locaux nomment « Petit Li ». Armateur de plusieurs bateaux de pêche, entrepreneur multifacettes, « Petit Li » est retrouvé chez lui à quelques encablures du vivier clandestin. Une bâtisse luxueuse, témoin de son envergure, où les enquêteurs retrouvent un lot de plusieurs dizaines de milliers d’euros de matériel de pointe pour l’élevage de civelles et 120 millions de francs CFA en petites coupures (environ 180 000 d’euros). Il quittera la faste demeure escorté par les policiers, pour être placé en garde à vue.
Prison ferme
Huit personnes ont été condamnées le 4 avril 2025 par le tribunal judiciaire de Créteil, à des peines allant d’un an de prison avec sursis pour les « mules », et à cinq ans ferme pour le commanditaire du réseau en France, Yong Tian G. Au cours d’un second procès, « Petit Li » et une seconde « tête pensante » du réseau au Sénégal ont été condamnés en leur absence le 18 septembre 2025 à six ans de prison ferme.
Dans le volet civil de l’affaire, un total de 400 000 euros de dommages [1] ont été prononcés le 6 novembre. À payer conjointement par les 13 trafiquants à 3 associations de protection de la nature et 3 fédérations de pêcheurs, qui détiennent les quotas de pêche légaux et font ainsi valoir un préjudice économique.
Sanction pécuniaire qui suscite l’ire des avocats de deux « petites mains » condamnées à des peines légères au pénal. « Il est incompréhensible que nos clients doivent indemniser certains acteurs [comme les pêcheurs] directement responsables de l’épuisement de la ressource », dénoncent maîtres Jean-Sébastien Bonnin et Vincent Fillola dans leur réponse écrite à Reporterre — le maintien de la pêche légale étant, compte tenu de l’état de l’espèce, l’objet d’ardents débats.
Depuis le démantèlement du réseau, le local de Villeneuve-Saint-Georges est redevenu simple entrepôt. Les 800 000 civelles saisies sur place ont été relâchées dans la Seine. Une partie d’entre elles s’apprêtent-elles, deux ans plus tard, à reprendre la route des abysses ? La clôture de ce dossier n’a pas mis fin au trafic. Dans les placards de la cellule juridique de France Nature Environnement, et d’autres associations de protection de la nature, les dossiers civelles continuent d’affluer.
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