Eloigné pour des raisons personnelles (de santé), mais pas d’un suivi de situation que je parviens à maintenir, d’un travail d’analyse des enjeux de la guerre en Ukraine et de ses effets internationaux, je vous propose aujourd’hui cette vidéo de France 24 où les débatteurs me semblent bien poser les éléments essentiels de compréhension de ce qui s’apparente à un tournant.
Je dis qui s’apparente car ce qui, à mes yeux, prévaut c’est l’émergence subite d’une instabilité, d’ailleurs plus géopolitique que militaire, des marqueurs de cette guerre. Or, il n’est pas sûr que cette instabilité, que d’aucuns analysent comme un tournant, soit appelée à durer et donc à donner crédit à l’idée d’un tournant. D’abord parce que la réalité du terrain, malgré les frappes que subissent les civils ukrainiens et les avancées russes sur le front, n’induit, en soi, en aucune façon, que la Russie ait REELLEMENT enclenché une dynamique opérationnelle d’enfoncement des défenses ukrainiennes. Nous subissons, à ce sujet, toujours une pression de l’intox russe, malheureusement surestimée par nos médias, sur, par exemple, ce que signifie leur occupation d’une partie de Pokrovsk. Et sur ce que signifierait que les Ukrainiens décident de s’en retirer, comme ils font depuis des mois, pour se repositionner plus loin en défensive.
Or, il faut déjà rappeler ceci : « La version ukrainienne de la BBC rappelle que la bataille de Pokrovsk dure depuis plus vingt mois. “Après la chute d’Avdiïvka en février 2024, l’armée a réorienté son offensive de grande envergure au nord-ouest, vers Pokrovsk. Elle a mis six mois pour progresser de quelque 40 kilomètres, et elle a atteint la banlieue de Pokrovsk à l’automne 2024.” À l’époque, “certains analystes prédisaient que l’agglomération serait occupée dans les deux mois suivants. Mais les forces armées ukrainiennes ont réussi à refouler l’ennemi dans la banlieue de Pokrovsk au début de 2025.” (1)
Ensuite ceci : « Dans leur ensemble, les médias ukrainiens s’efforcent de relativiser les événements à Pokrovsk. “Les Russes voulaient prendre la ville pour le 33e anniversaire de l’indépendance [en août 2024], rappelle sur son site l’hebdomadaire Dzerkalo Tyjnia. De plus, selon les évaluations de divers analystes, de 30000 à 40 000 soldats russes auraient perdu la vie dans les combats à Pokrovsk et, à terme, ce chiffre pourrait dépasser le nombre d’habitants que comptait la ville avant la guerre, soit environ 50 000.”
“Habituellement, commente le politologue Kyrillo Sazonov pour
le quotidien Gazeta, quand l’occupant lance une offensive en un point, on constate une accalmie relative ailleurs, mais pas cette fois. Poutine sait que le temps ne joue pas en sa faveur, donc il jette des montagnes de chair à canon tout de suite, à Pokrovsk, Myrnohrad et Houliaïpole [dans la région de Zaporijjia].”
“Voilà à quoi ressemble la situation dans les zones clés du front,
constate Sazonov. Pour nous, le principal problème reste la pénurie de personnel, que l’on compense par les drones, mais pas à 100 %. Pour l’ennemi, le problème majeur reste le manque de temps. La pendule de l’économie ne joue pas en sa faveur.
La question essentielle est toujours de savoir qui va craquer en premier. L’Ukraine a déjà prouvé plus d’une fois qu’elle ne craquait pas. Il faut le prouver une fois de plus.” (2)
Pour résumer, avant d’y revenir prochainement, la prise de Pokrovsk, inéluctable, ne dérogerait pas à ce qui est de règle, en l’état de l’armée russe, et que l’on a vu lors de la prise d’Avdiivka en février 2024 : l’armée russe grignote du terrain, avec des poussées d’accélération, comme en ce moment sur Pokrovsk, et des prises de …ruines en le payant au prix fort. Il n’en reste pas moins que l’armée russe n’est pas en état de passer à la vitesse supérieure et d’obtenir des gains de km2 massifs. Elle n’a ni la masse humaine ni les capacités opérationnelles (moyens matériels, nombre de combattants formés au combat et qualité tactique) de faire d’une prise comme celle, hier, d’Avdiivka et, prochainement, de Pokrovsk, une victoire en termes de percée, la seule chose qui fait une victoire. A quoi, on peut ajouter que la Russie n’a plus le temps long pour elle qu’elle s’octroyait, il y a peu encore, puisque la systématisation des frappes ukrainiennes sur les centres vitaux de son économie de guerre dessinent de plus en plus qu’une grave crise économique et, qui sait, sociale, va raboter les fondamentaux de ses opérations sur le terrain ukrainien.
De tout ceci et de bien d’autres choses dont j’aurais l’occasion, je l’espère, de vous entretenir, on peut retenir que l’actuel plan de paix de Trump-Poutine, c’est ainsi qu’il faut le lire (voir la vidéo), participe d’un trompe-l’oeil de ces duettistes néofascistes : celui de croire, ou plutôt de faire croire, que fondamentalement l’Ukraine est en train de perdre la guerre et que c’est le moment de lui imposer la loi des empires coalisés (avec, au demeurant, une puissance impériale bien bancale de la Russie dont témoigne sa guerre poussive en Ukraine).
Il y a là un grossier contresens que nos médias ont tort de prendre pour argent comptant, à pouvoir heuristique : les difficultés de l’Ukraine, bien que douloureuses et liées à des vulnérabilités réelles, en particulier, en moyens humains à mobiliser, ne sont cependant pas essentiellement militaires, je viens d’en parler, mais, il faut le dire, politiques et diplomatiques. Politiques, pour ce qui est des affaires de corruption qui émergent en ce moment, héritage empoisonné de la Russie stalinienne, que le régime ukrainien ne se donne pas les moyens de combattre au grand dam d’une société civile dont on a vu, l’été dernier, et on voit, encore, que, malgré la guerre, elle se mobilise contre les carences du pouvoir en la matière. Grande différence, n’est-ce pas, ne l’oublions pas, avec ce qui se passe dans une dictature toute proche. Difficultés politiques mais aussi géopolitiques de l’Ukraine, car, pour en rester à cette question de la corruption, elle a ouvert une fenêtre d’opportunité pour que les deux dirigeants néofascistes présentent ce plan de « paix » qui est un aveu foudroyant de complicité inter-impérialiste pour que l’envahisseur russe puisse gagner sur l’échiquier diplomatique ce qu’il ne peut pas gagner sur le terrain militaire.
Le fait est que la manoeuvre du tandem américano-russe, pour mystificatrice du réel militaire qu’elle est, n’en crée pas moins son propre réel : celui d’une menace pour la paix, sans guillemets, en premier lieu pour les pays et les peuples européens dont l’Ukraine est la pointe avancée. Ce qui pourrait advenir de la capitulation de l’Ukraine recherchée à travers le plan susdit, c’est, contre ce que serinent les irresponsables pacifistes de gauche aux côtés, oui tout à côté, des boute-feux néofascistes européens, un encouragement à refermer la double tenaille impérialiste, trumpiste et poutinienne, sur l’Europe. Une Europe, en sous-capacité, en l’état, de faire face aux complice et combiné désengagement militaire américain/engagement militaire russe contre des pays de l’est européen avec leurs incidences catastrophiques en cascade, politiques et militaires, que cela aurait pour que puisse leur être opposée une dissuasion/opérativité efficiente de défense.
Grave problématique que les oeillères et une politique de l’autruche invraisemblable de certaines gauches escamotent dans l’assomption stupéfiante de faire le jeu des deux impérialismes, qui plus est néofascistes tendanciellement fascistes, contre le droit des peuples à…échapper à leurs démarches totalitaires dont la cinquième colonne s’ébroue en plein coeur de l’Europe. Troisième tenaille, si je puis dire, que les simplismes de gauche préfèrent taire en se cachant derrière les propos chocs du chef d’Etat major des armées françaises face auxquels la seule réponse politique responsable de gauche, en forme de question appelant vraies réponses, est : que fait-on pour que nos peuples soient en mesure de se défendre d’une agression militaire contre l’un quelconque des peuples européens ?
Ce que l’on sait du refus de ce type de gauches démissionnaires d’elles-mêmes de mobiliser pour l’autodéfense du peuple ukrainien montre qu’il n’y a pas à s’étonner des actuels éclats de voix à trémolos pseudo-pacifistes de leurs dirigeants, qu’il n’y a rien à attendre d’elles en matière d’internationalisme. Et que c’est de cela qu’il faut partir pour mobiliser afin de leur imposer d’avoir le courage de s’engager contre les guerres, militaires comme anti-sociales, que portent les fascismes internationaux, à commencer par le nôtre. Il y a des batailles pour la « paix » qui désarment face aux fascismes comme Trump et Poutine voudraient désarmer les Ukrainien.ne.s.
(2) Courrier international — no 1829 du 20 au 26 novembre 2025
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