L’Amérique vue par la réalisatrice Mira Nair, mère de Zohran Mamdani

On a beaucoup entendu que le nouveau maire de New York avait surgi de nulle part. Mais son rapport à l’image, à sa ville et à l’Amérique tient beaucoup à sa mère cinéaste, dont il est intéressant de revoir les films.

Mediapart

Occitane Lacurie

Devant un public galvanisé, Zohran Mamdani achève son discours de victoire et salue la foule, signal pour que la musique démarre. Sur les réseaux sociaux, les internautes n’en reviennent pas : il s’agit de Dhoom Machale, chanson issue de la bande originale du film d’action indien culte des années 2000, Dhoom (Sanjay Gadhvi, 2004). Sourire aux lèvres, le nouveau maire de New York quitte l’estrade, le bras autour des épaules de sa mère, vêtue d’un sari jaune et bleu, aux couleurs de la campagne.

Cette femme, c’est Mira Nair, cinéaste indo-américaine et productrice de films – métier auquel la presse états-unienne a volontiers fait référence pour évoquer son rôle auprès du jeune démocrate socialiste. Son savoir-faire en matière de tournage et d’images n’est sans doute pas étranger à la campagne vidéo sophistiquée de Mamdani.

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Mira Nair avec son fils Zohran Mamdani à New York en 2004 (à gauche) et à Los Angeles en 2016 (à droite). © Photos Henry McGee / MediaPunch / Alamy / Abaca et AdMedia / Sipa

Aux quatre coins de la ville, le candidat démocrate était filmé menant l’enquête sur la halalflation – comprendre l’inflation galopante des prix pratiqués par les baraques proposant de la nourriture à emporter, souvent orientale – ou sur les transports en commun. Impeccablement réalisées, ces vidéos ont largement contribué à faire de Zohran Mamdani un personnage familier, tout droit sorti d’une sitcom, dans une des villes les plus filmées au monde.

Exode cinématographique

Mira Nair a elle aussi filmé New York. Après un premier documentaire qui conclut ses études à Harvard, la jeune réalisatrice tourne So far from India (1983) en 16 millimètres. Dans ce film, elle suit les errances urbaines d’un immigré indien vendeur de journaux, l’attente de son épouse restée au pays et la distance grandissante qui les sépare. Le geste en évoque d’autres, typiques du documentaire états-unien des années 1970 s’intéressant à des figures marginales dont la simple présence dans le cadre suffit à formuler une critique du mode de vie américain – on pense au Nigérian de Bushman (David Schickele, 1971) qui observe les habitant·es de San Francisco, toujours un sourire en coin.

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Image de « The Reluctant Fundamentalist ». © Mira Nair

Trente ans plus tard, Mira Nair tourne son ultime film à New York, qui clôt, à ce jour, sa filmographie états-unienne. Cet exode cinématographique trouve peut-être ses raisons dans le film lui-même, L’Intégriste malgré lui (The Reluctant Fundamentalist, 2012), adapté du roman homonyme de Mohsin Hamid, retraçant le parcours de radicalisation d’un Pakistanais new-yorkais dans les années suivant le 11-Septembre.

Sélectionné à la Mostra de Venise pour sa première mondiale, le projet avait initialement suscité la frilosité des investisseurs en raison de son thème et de son personnage principal musulman. Mira Nair raconte à l’époque, dans le New York Times, que le Doha Film Institute avait dû se résoudre à prendre en charge l’entièreté des coûts de production.

L’histoire est à nouveau celle d’un immigré, Changez Khan (Riz Ahmed), venu du sous-continent indien tenter sa chance à New York – où les gens prononcent son prénom « Changes », « changements » en anglais. Il va sans dire qu’un monde sépare le documentaire des années 1980 et la fiction post-11-Septembre. Il y a aussi un monde entre The Reluctant Fundamentalist et tout un genre cinématographique structuré par les attentats de 2001, l’état d’urgence et les guerres qui suivirent.

Avec ce film sorti la même année que Zero Dark Thirtyfilm de Kathryn Bigelow qui racontait la traque de Ben Laden, Mira Nair prend en charge un discours que l’on croyait impossible à tenir depuis les États-Unis en adoptant un regard inédit sur les causes du terrorisme et l’islamophobie qui se déchaîne dans le pays. « J’ai souri », raconte Changez à un interlocuteur médusé, se souvenant des images qu’il découvrait à la télévision et de l’admiration que suscita chez lui ce coup de David porté à Goliath.

Les personnages états-uniens de Mira Nair, toutes et tous immigrants de première ou de deuxième génération, ont en commun le refus du reniement de soi et de toute assimilation exaltée, à rebours d’un certain cinéma occidental se croyant souvent investi d’une mission civilisatrice. Dans Mississippi Masala (1991), Mina (Sarita Choudhury), une jeune Ougandaise-Indienne, tombe amoureuse de Demetrius (Denzel Washington), Africain-Américain. Le film met explicitement en parallèle l’histoire de l’esclavage et la déportation, par l’Empire britannique, de populations indiennes sur ses chantiers africains.

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Image extraite de « Mississippi Masala ». © Mira Nair

Comme la famille du père de Zohran Mamdani, Mahmood Mamdani – dont le livre From Citizen to Refugee : Uganda Asians Come to Britain (Pambazuka, 1973) servit de ressource à la cinéaste –, Mina appartient à cette diaspora chassée du pays en 1972 par les soldats d’Idi Amin Dada. La romance américaine des deux people of color (comme se désignent eux-mêmes les personnages) est l’occasion de partager leur expérience du racisme : là encore, le sujet est abordé frontalement et sans fard.

Le film prend pour décor un État du Sud où un vieux Blanc, voisin du motel où travaille Mina, recommande de « renvoyer ces Indiens dans leur réserve » à son fils qui s’évertue à lui expliquer que « ce n’est pas pas ce genre d’Indiens ». Malgré les solidarités qui se nouent ponctuellement, le film n’hésite pas non plus à montrer le racisme intracommunautaire – Mina est qualifiée de « darkie » par les autres Indien·nes du fait de sa peau sombre – et intercommunautaire qui pousse Demetrius, rejeté par la famille de Mina, à dénoncer la facilité qu’ont les Indien·nes à se prendre pour des Blancs et Blanches pour mieux mépriser les Noir·es. Le jeune couple devra tracer sa propre voie en prenant la route, à la conquête de l’Ouest et de sa part de rêve américain.

La fête de mariage

En 2006, c’est au tour de Gogol (Kal Penn), à la fin de Un nom pour un autre, de quitter New York à bord d’un train cette fois. Rejetant la culture indienne de ses parents et son prénom, emprunté à l’auteur russe, l’ambitieux architecte – qui décide de se faire appeler Nick – recherche d’abord l’ascension sociale dans les bras d’une riche héritière de Manhattan. L’égocentrisme de celle-ci et le fétichisme qu’elle lui réserve achèveront de le convaincre d’épouser une intellectuelle d’origine bengali comme lui, qui l’abandonnera pour un amant français. Là encore, la clef de la liberté, semble nous dire la fin douce-amère du film, réside dans la quête individuelle – voire solitaire – du bonheur.

La communauté politique où s’élabore ce libéralisme très américain est paradoxalement la cellule familiale, et, plus précisément, un événement qui émaille presque tous les films : la fête de mariage. En 2001, la réalisatrice remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise avec Le Mariage des moussons. Plusieurs jours durant, dans une banlieue résidentielle de Delhi, les convives d’un mariage dansent sous les noirs nuages que les tabous menacent de faire éclater. La fiancée parvient à dire à son futur époux son désir de liberté, sa cousine réussit enfin à dénoncer les actes pédocriminels dont elle fut victime et le chef de famille trouve le courage de chasser le coupable. La noce peut finalement se tenir, sous une pluie battante et libératrice.

À l’inverse, le premier long métrage de fiction de Nair, Salaam Bombay ! (1988), qui remporta la Caméra d’or à Cannes, suivait la quête d’un enfant, Krishna (Shafiq Syed), répudié par sa famille jusqu’à ce qu’il soit en mesure de rembourser les 500 roupies que l’une de ses bêtises a coûté à son frère. Dans les rues de Mumbai, le garçon qui vend du thé à la sauvette, désormais surnommé Chaipau, tente de se constituer une famille de fortune parmi les prostituées d’une maison close, les clochards célestes amateurs d’opium et les autres gamins des rues, livrés à eux-mêmes.

«Salaam Bombay! » de Mira Nair – Official trailer – 1988. © FURY

Cet utopisme libéral, très américain, qui traverse les films de Mira Nair jusqu’à The Reluctant Fundamentalist dessine une fresque des espérances progressistes qui avaient cours alors. C’était un monde d’avant le trumpisme, avant même la pénétration du Tea Party dans le Parti républicain et la re-radicalisation de la droite américaine. Les questions des films de Nair sont posées de bonne foi, sans l’opportunisme qui caractérise la diversité pensée comme une part de marché par les plateformes.

Aujourd’hui, son humour grinçant et les trajectoires complexes de ses personnages seraient immédiatement taxées d’être insidieusement « wokes » – un peu comme les idées portées par son fils. Ses personnages viennent d’un temps où ils pouvaient encore hésiter entre les identités, les lieux et, surtout, les prénoms – car l’existence diasporique est une négociation permanente dans laquelle il est aisé de se perdre. Mais il existe toujours un chemin dans les films – ou les campagnes politiques – de Mira Nair, pour les improbables happy ends.

Occitane Lacurie

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