Derrière les tomates du Mont-Saint-Michel, le système d’une multinationale hollandaise

SociétéConditions de travail

Leader européen de la tomate, le groupe hollandais Agrocare possède deux sites de production dans la Manche, où travaillent des ouvriers agricoles d’Amérique latine et d’Europe de l’Est, dans des conditions très difficiles. Enquête.

par Guy Pichard

, modifié   Temps de lecture :9 min. 

Pedro* était venu travailler en Normandie en tant qu’ouvrier agricole. Il y a vécu un cauchemar. Le jeune Péruvien d’une vingtaine d’années est arrivé cette année en France pour travailler dans une serre de tomates dans la Manche. Il pensait avoir eu de la chance en trouvant un emploi et un logement à proximité.

Embauché par la société Les Maraîchers de Normandie, Pedro était encore en période d’essai quand il s’est rompu les ligaments de la cheville gauche, d’après lui en « construisant un enclos pour le chien du propriétaire » des lieux.

Hébergé non loin des mégaserres d’Isigny-le-Buat, dans un pavillon où son employeur loge une dizaine de travailleurs sud-américains, Pedro voit alors son contrat rompu immédiatement, en dépit d’un arrêt de travail délivré par l’hôpital d’Avranches – document que nous avons pu consulter.

« Malgré mon arrêt de travail, on m’a demandé de quitter le logement immédiatement, continue Pedro. Je les ai suppliés de me laisser rester dans le logement, mais ils ont refusé. J’ai donc dû rentrer au Pérou pour continuer mon traitement médical et préparer une opération. » Le jeune homme a été forcé, selon lui, à signer une lettre de démission en français, langue qu’il ne parle pas, et a erré dans la campagne normande avant de pouvoir retourner dans son pays d’origine.

Scan d'un document où il est écrit « 8. Confidentialité Monsieur [le nom a été caché] s'engage à faire preuve de la discrétion la plus absolue pour tout ce qui a trait à l'activité de la société et de ses partenaires et dont elle pourrait avoir connaissance dans l'exercice de ses fonctions et ce, en tout domaine. Cette obligation de discrétion joue tant à l'égard des tiers que des autres salariés de la société. Elle s'appliquera pendant toute la durée du contrat de travail et se prolongera après la rupture de celui-ci pour quelque motif que ce soit. Le respect de cette clause est un élément déterminant du présent contrat. »

Scan d'un document où il est écrit « 8. Confidentialité Monsieur [le nom a été caché] s'engage à faire preuve de la discrétion la plus absolue pour tout ce qui a trait à l'activité de la société et de ses partenaires et dont elle pourrait avoir connaissance dans l'exercice de ses fonctions et ce, en tout domaine. Cette obligation de discrétion joue tant à l'égard des tiers que des autres salariés de la société. Elle s'appliquera pendant toute la durée du contrat de travail et se prolongera après la rupture de celui-ci pour quelque motif que ce soit. Le respect de cette clause est un élément déterminant du présent contrat. »
Les travailleurs des entreprises normandes d’Agrocare sont soumis à une clause de confidentialité stipulée dans leur contrat.

Leader européen de la tomate sous serre

Les Maraîchers de Normandie est une filiale de l’entreprise néerlandaise de production de tomates Agrocare. Elle emploie des dizaines de travailleurs en Normandie et les loge discrètement dans des maisons de campagne du Sud-Manche. Leader européen de la tomate, le groupe hollandais Agrocare produit ses légumes aux Pays-Bas, en France, en Tunisie et au Maroc. L’entreprise a fusionné avec son concurrent national Combivliet en 2023 et réalisé un chiffre d’affaires de 345,8 millions d’euros en 2024.

En France, Agrocare déploie ses activités à travers une dizaine de sociétés comme Les Maraîchers de Normandie, Les Maraîchers de France, Les Serres du Mont-Saint-Michel, Energie Nord ou encore Energie Sud, pour la production d’électricité.

Toutes ces sociétés normandes sont dirigées par Rik Van den Bosch, l’homme à la tête de la branche hexagonale du groupe. La Normandie compte deux sites de production de tailles imposantes : dix-sept hectares de serres à Brécey et douze hectares à Isigny-le-Buat. En fonction depuis 2020, ce dernier site devait être étendu, avec huit hectares de serres supplémentaires. Mais le projet a été retoqué en novembre 2024 par le préfet de la Manche. Le représentant de l’État pointait notamment l’insuffisance des mesures de compensation proposées, mais surtout une mauvaise évaluation des impacts sur la ressource en eau.

Loin de se décourager, le groupe a revu sa copie, cette fois-ci avec seize hectares de serres en plus au lieu de huit ! Opposé à ce projet et plus largement à ce modèle de production agro-industriel, un collectif d’une trentaine de membres actifs, essentiellement des riverains, lutte sans relâche à Isigny-le-Buat. À l’automne 2024, le groupe Stop tomates industrielles avait réuni environ 500 personnes dans le village pour une marche aux côtés de plusieurs associations environnementales.

Une manifestation sur une route de campane.

Une manifestation sur une route de campane.
Le 16 novembre 2024, près de 500 personnes ont marché du bourg d’Isigny-le-Buat à l’exploitation de tomates pour protester contre les mégaserres d’Agrocare.
©Guy Pichard

60 heures par semaine

Parmi les leviers de la contestation des opposants à l’agrandissement des mégaserres d’Isigny-le-Buat, les conditions de travail des ouvriers agricoles reviennent régulièrement sur la table. Sur la centaine d’employés que compte Les Maraîchers de Normandie, près de 80 travailleurs sont d’origine étrangère pour une vingtaine de Français. Ces derniers travaillent à l’administration quand les étrangers sont sous les serres.

Comme l’a révélé le média d’investigation normand Le Poulpe l’an dernier, les ouvriers sont soumis à une cadence importante, avec plus de 600 kilos à ramasser par jour pour certains. Ils manipulent des produits chimiques qui ont occasionné des blessures, comme des brûlures conséquentes. Ils travaillent aussi parfois sans équipements de protection, multipliant ainsi les risques d’accident avec le liquide pour désinfecter leurs outils, par exemple. Ils subissent aussi les pics de chaleur, parfois plus de 40 degrés en été.

« J’ai pu voir des travailleuses étrangères habillées en peignoir et en sous-vêtements dans les serres, sous une très grande chaleur », décrit une personne qui s’est rendue plusieurs fois sur le site du groupe à Brécey. « Les repas sont pris de manière séparée entre Français et travailleurs étrangers, continue-t-elle, sous couvert d’anonymat. Personne ne se croise. Quand les Françaises mangent, les Polonaises travaillent, et inversement. »

En plus des conditions de travail, un ouvrier polonais a révélé au Poulpe travailler « 240 heures par mois, 60 heures par semaine en étant payé au Smic  », malgré un contrat de travail stipulant 35 heures hebdomadaires. « L’entreprise ne faisait pas vraiment de sélection selon le profil, mais surtout selon la capacité à supporter le rythme, confirme Pedro. Nous étions souvent surveillés et poussés à aller plus vite, même quand certains, comme moi, étaient blessés. »

Mis à la porte de leur logement

Selon nos informations, de nombreux travailleurs originaires d’Europe de l’Est ont quitté les sites de production ces derniers mois, remplacés par des personnes venant d’Amérique du Sud, dont l’Équateur, la Bolivie et le Pérou. « Une personne bolivienne que je connais travaille 12 à 14 heures par jour », explique à Basta! une autre personne en contact avec des travailleurs de Brécey. Pour tous ces travailleurs venant parfois de très loin, l’entreprise normande fournit un logement, payant. Sur les fiches de paie de Pedro, on voit ainsi une cinquantaine d’euros prélevés sur salaire pour le logement collectif. Là encore, les conditions interrogent.

Marine* [1] habite une petite commune du Sud-Manche, d’environ 2000 habitants. Depuis quelques années, la maison voisine de son pavillon est louée pour les ouvriers agricoles. Un matin d’hiver, un homme et une femme bulgares ont frappé à sa porte. « Il faisait trois degrés dehors, l’homme m’explique qu’ils ont été renvoyés de leur entreprise, mis à la porte de leur logement, se souvient-elle. Ils étaient à pied, sans véhicule, je les ai fait entrer chez moi, car il faisait froid. Sans bagages, ils étaient complètement perdus. J’ai cherché les numéros de différentes associations pour trouver de l’aide. »

Des propriétaires démarchés

En vain. Mais en échangeant avec les deux Bulgares via un logiciel de traduction sur son téléphone, Marine parvient à contacter des volontaires pour amener les deux personnes à Rennes afin d’y trouver un bus. Marine ne sait pas ce qui leur est arrivé ensuite. « Comment accepter que ces personnes soient jetées dehors par trois degrés, dans un pays qui n’est pas le leur, sans aucun moyen de locomotion ? » s’indigne l’habitante.

Selon nos informations, les communes normandes de Brécey, Avranches, Ducey, Saint-Hilaire-du-Harcouët, Rouffigny, Saint-Aubin-de-Terregatte et Isigny-le-Buat sont, ou ont été, concernées par ces locations de logements pour les travailleurs des serres d’Agrocare. L’entreprise prévoyant un agrandissement de son exploitation, celle-ci démarche des propriétaires dans la région afin de trouver des pavillons qui pourraient accueillir une dizaine, voire une quinzaine de personnes.

Dans une commune du Sud-Manche, Charles* a ainsi fait visiter sa maison il y a quelques mois. « L’employée des serres estimait que chez moi, elle pourrait placer neuf à dix personnes au moins », rapporte l’homme. À Isigny-le-Buat, la maison concernée se trouve dans le bourg, sans nom sur la boîte aux lettres.

Lors de notre visite, les personnes présentes ne parlaient pas français et n’ont pas souhaité s’exprimer. « Il y a seulement des voitures qui passent pour les prendre et les ramener, c’est comme du ramassage, témoigne Marine. Nous vivons à côté d’ombres. Il n’y a aucun échange, je ne peux même pas dire combien de personnes logent dans cette maison. »

Silence des élus locaux

Malgré tout, il est difficile de trouver un ou une élue locale pour commenter ce système de production des tomates « du Mont-Saint-Michel ». Seuls les travailleurs sont pourtant soumis à une clause de confidentialité. « Ce type de grosses multinationales prend le pouvoir sur nos territoires », dénonce l’eurodéputé normand écologiste David Cormand, qui s’est rendu sur place lors d’une mobilisation. « Leur impact et leur capacité d’investissement sont tels qu’elles arrivent en partie à s’asseoir sur les droits sociaux, mais aussi à imposer une forme de silence et d’acceptation de la part des élus locaux, notamment », poursuit-il.

De vaste serres dans le fond, un arbre sans feuille et des champs au premier plan.

De vaste serres dans le fond, un arbre sans feuille et des champs au premier plan.
Les serres industrielles au milieu du bocage normand.
©Guy Pichard

Afin de faire passer son projet auprès de la population, l’entreprise est allée jusqu’à proposer 300 000 euros, en avril 2024, à la municipalité d’Isigny-le-Buat pour rénover les églises du village – ce qui a été refusé. Contactées à plusieurs reprises, les municipalités d’Isigny-le-Buat et de Brécey n’ont pas donné suite à nos sollicitations. Par SMS, le député local Bertrand Sorre (macroniste) nous a assuré « ne pas avoir d’informations sur ces deux entreprises, sinon ce que la presse a pu relayer ».

Du côté des syndicats agricoles, seule la Confédération paysanne s’oppose frontalement à ce mode de production par le biais d’actions diverses. Elle a déposé, le 31 octobre, une motion destinée à freiner l’essor des serres chauffées lors d’un vote à la chambre d’agriculture de la Manche.

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